Index des revues

  • Index des revues
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓

    Le point de vue d'une bibliothèque privée

    Le Saulchoir

    Par Fr. Michel ALBARIC, O.P.

    « L Agratuité, ça paye. La formule est en forme de planche à billets, nos pièces de cent sous nous coûtent-elles dix francs ? Tel sera l'objet de mon calcul.

    DESCRIPTION DE L'ÉTABLISSEMENT

    La Bibliothèque du Saulchoir a été fondée en 1859 par le Père Lacordaire. Elle est l'instrument de travail intellectuel des Pères Dominicains. Le fonds est constitué par 240.000 volumes, 1.500 titres de périodiques. Peu de manuscrits anciens, un fonds de manuscrits modernes, une collection d'images religieuses d'au moins 50.000 pièces. Bibliothèque spécialisée, elle conserve les ouvrages de sciences religieuses (christianismes occidentaux et orientaux), philosophies occidentales (des pré-socratiques à nos jours), histoire. Bien que d'obédience catholique romaine, tous les courants de pensées y sont représentés (orthodoxie, réformé, positivisme, marxisme, etc.).

    Sa capacité est de 14 km linéaires de stockage. La salle de lecture compte 48 places. En 1982, elle a reçu 4.433 lecteurs, effectué 36.100 prêts, entré 3.700 livres. Le personnel est de quatre permanents salariés.

    Cette bibliothèque n'a pas de statut légal, car les congrégations sont en France groupement de fait. Elle est soutenue par une Association régie par la loi de 1901, dite « Association des Amis de la Bibliothèque du Saulchoir», reconnue d'utilité publique (J.O. du 4 février 1976).

    Le bibliothécaire a la responsabilité financière de l'établissement et doit trouver les fonds nécessaires à sa gestion.

    La bibliothèque, installée à Paris dans des bâtiments neufs, est ouverte gratuitement aux chercheurs depuis 1974.

    Ces caractéristiques, connues d'un grand nombre d'entre vous, situent mon propos.

    TROIS ASPECTS JUSTIFIANT LA GRATUITÉ

    Au-delà des considérations générales sur la gratuité, notre condition de bibliothèque religieuse privés nous fait envisager la question sous trois aspects particuliers.

    Premier aspect: le partage

    En ouvrant gratuitement notre bibliothèque, nous répondons à deux exigences de votre vocation : la pauvreté et le partage. Ce patrimoine constitué par 120 ans de travail est tel que nous considérons comme immoral de ne pas en faire profiter la communauté scientifique. Ce serait pour nous manquer de justice que de réserver à notre seul usage ce capital de savoir et d'information. Telle est la conséquence tirée de nos convictions évangéliques et sociales.

    Deuxième aspect: un moyen d'action ,C':;PY

    Ce service, rendu par les Dominicains, est aussi une vitrine de l'Ordre. La Bibliothèque du Saulchoir est l'un des modes de rayonnement de la Province Dominicaine de France et pour nous, intellectuels, une manière d'être présents dans le domaine de la recherche et de la culture. C'est pourquoi nous mettons, non seulement notre fonds à la libre disposition du public, mais nous y investissons chaque année des sommes importantes : 400.000 F en 1982. Deuxième aspect justifiant la gratuité : un moyen de nous faire mieux connaître.

    Troisième aspect : le pluralisme

    Notre société française est pluraliste. La somme des idéologies particulières constitue la richesse d'une civilisation. Nous ne cachons pas notre idéal religieux : il a contribué à construire notre culture. Nous entendons continuer à être présents dans le concert de la pensée occidentale, nous pensons en être l'un des instruments.

    Là encore, notre parti de gratuité est le reflet de ce que nous croyons: le pluralisme des cultures est le contraire des impérialismes et des totalitarismes. Il ne serait pas juste aujourd'hui de nous rétorquer que ce parti n'a pas été toujours celui de l'Eglise, les temps ont heureusement changé !

    Ce pluralisme que nous revendiquons, nous voulons aussi le pratiquer en recevant les chercheurs de toutes tendances et opinions, et en leur procurant une documentation non partisane.

    PROBLÈMES POSES PAR L'INFORMATIQUE

    La situation nouvelle créée par l'informatique documentaire relance le débat de la gratuité. L'investissement que représente ces équipements et le prix élevé des consultations obligent à cet examen.

    Le Saulchoir n'est pas encore équipé. Mes remarques sont donc préalables.

    L'informatique sur place

    Actuellement, six lecteurs peuvent ensemble travailler autour de nos catalogues. Un catalogue informatisé nécessiterait au moins trois terminaux et une personne en permanence pour aider les lecteurs à interroger les machines.

    La mise en mémoire de notre catalogue, dont plus de la moitié des fiches a 50 ans, demanderait un personnel que nous n'aurions pas les moyens de rémunérer.

    Un catalogue en listes imprimées est à refaire tous les trois mois. Ce délai est long, sa production est coûteuse, sa consultation n'est pas aisée.

    Dans l'état actuel des choses, je suis réticent à l'informatisation, bien que je sache l'économie de temps qui en résulterait, tant au catalogage qu'à l'intercalation. L'informatique sur place a aussi l'avantage de faciliter la gestion des collections et des acquisitions. Mais pour nous, actuellement, ces économies ne seraient pas en rapport avec l'investissement.

    Une autre difficulté est l'établissement des vedettes matières dans le domaine des sciences humaines. Le thésaurus est encore insuffisant pour une haute spécialisation et la fluctuence des concepts et du vocabulaire nefacilitent pas l'indexation. Acela il faut joindre un autre obstacle : la spécialisation d'une part, la connaissance d'une multiplicité de langues étrangères, mortes ou vivantes, constituent un profil professionnel qui frise l'utopie.

    Ces obstacles ne sont pas insurmontables, mais ils sont sérieux.

    Réseaux et catalogue partagé

    Malgré les réserves que j'ai exprimées, je crois indispensable de nous insérer dans les réseaux actuellement en cours de constitution pour rendre notre fonds plus accessible aux chercheurs extérieurs et aux organismes documentaires centralisés et décentralisés. Cette perspective fait partie de notre politique de service, mais nos ressources propres ne nous le permettent pas.

    La gratuité d'un service informatisé

    De même que la recherche et la consultation par les moyens manuels traditionnels me semblent devoir être gratuites pour les raisons que j'ai dites, la transformation des méthodes et des moyens ne font pas basculer le principe. Il a fallu des millions et des millions de francs pour constituer et entretenir le fonds, il en faudra beaucoup pour l'informatisation, cela ne change rien. Le problème n'est pas celui de la rentabilité financière, il est celui du prix qu'on accorde aux travaux de l'intelligence et aux valeurs de l'esprit.

    Il faut donc faire nos comptes.

    POLITIQUE FINANCIÈRE

    J'ai dit «la gratuité, ça paye», maintenant je dis «la gratuité, ça coûte ».

    Le secteur privé, en tout cas les Dominicains n'ont plus les reins assez solides pour maintenir à leurs propres frais l'ouverture au public.

    L'ouverture gratuite nous conduit-elle à la mort ?

    Nous avons pu tenir grâce à l'aide de l'Etat et de la Ville de Paris, combien de temps encore ?

    Coût de la consultation

    Faut- alors faire payer la consultation peu ou prou ? Si l'on voulait amortir les frais sans faire aucun bénéfice, c'est-à-dire sans tenir compte du budget d'acquisition et de reliure, puisque cela constitue le patrimoine, nous aurions dû demander, en 1982, 15,50 F par document emprunté.

    Le calcul est ainsi effectué :

    • Salaires et charges 383.000 F
    • Frais généraux 1 75.000 F

    558,000 F

    à diviser par 36.000 prêts, soit ces 15,50 F. Nous avons eu 510 lecteurs inscrits en 1982, la moyenne du droit de bibliothèque serait de 1.094 F par an,

    Les chercheurs ont des lieux privilégiés de travail, mais ils ne fréquentent pas qu'une seule bibliothèque. Alors, quel budget pour eux!

    Ma méthode de calcul est discutable et ne donne qu'un ordre de grandeur. Je la justifie par le fait que notre bibliothèque est ouverte pour la recherche, les bâtiments et le personnel sont ordonnés à cela. Notre intention n'est pas d'abord la constitution d'un patrimoine, même si l'importance du fonds lui confère maintenant un aspect de conservation.

    Relations avec les pouvoirs publics

    Les services rendus par le Saulchoir nous valent des subventions : la Ville de Paris, la Direction du Livre, la Caisse Nationale des Lettres, la D.B.M.I.S.T., le C.N.R.S. et en 1982 la M.I.D.I.S.T. Cela mis bout à bout a représenté 443.000 F. Jamais nous n'avions bénéficié d'un tel soutien. Sans lui nous serions morts.

    Avec le retrait de la subvention de 300.000 F de la M.I.D.I.S.T. pour 1983, la crise sera aiguë et pour l'instant je ne garantis pas l'ouverture jusqu'à la fin de l'année. Si nous fermions, les autres subventions tomberaient aussi.

    En fait, c'est le service gratuit qui jusqu'à maintenant nous a permis de bénéficier de l'aide de l'Etat et de la Ville. Ce calcul est à l'avantage de tous.

    Cette bibliothèque est encore vivante ; le service public que nous assurons est pour l'Etat une économie, car il lui reviendrait plus cher de reconstituer et d'entretenir un tel fonds plutôt que de nous subventionner.

    Aussi, malgré l'inquiétude de l'heure, je crois que dans les conditions que j'ai décrites (ce propos est bien celui d'une bibliothèque privée) : « La gratuité, ça paye. »

    DISCUSSION

    Quand un étudiant mène une recherche imposée, il va contribuer à enrichir le patrimoine scientifique, il est donc normal de l'aider dans cette recherche, reconnaissent M. Meyriat et Fr. Albaric. Cette tendance se dessine-t-elle ? A Nancy, certains départements universitaires accordent une allocation pour la frappe de la thèse ou des crédits d'interrogation en télé-informatique ; un étudiant canadien en mission dispose d'un crédit de ce type. M. Pierdet signale que la M.I.D.I.S.T. a émis des bons pour supporter des dépenses de recherches dans des disciplines scientifiques en 1 982-1 983 M. Depallens note que ce sont les modalités d'un système capitaliste : pourquoi ne pas imiter lafoumiture gratuite des manuels scolaires en créant un serveur d'Etat? Télésystèmes-Questel est un organisme semi-public: l'Etat français s'engage avec prudence dans cette voie et c'est l'industrie qui subventionne Questel. Néanmoins, reprend M. Depallens, il devrait y avoir des actions de formation à bon marché. Qu'en irait-il, se demande M. lung, si le salaire étudiant était instauré à l'instar des grandes écoles? Mais, rappelle M. Meyriat, les élèves des grandes écoles ne sont que 25.000, tandis que les universités françaises rassemblent 900.000 étudiants.

    Partant du fait que l'enseignement supérieur est gratuit, qu'on en connaît les coûts par grandes disciplines, M. Thirion souhaite que dans les coûts qui devraient être acceptés pour les bibliothèques pourrait figurer un paramètre concernant l'interrogation des bases de données. C'est au ministère de la Recherche de le prendre en charge, ou à la direction de l'enseignement supérieur puisqu'il s'agit d'actions individualisées et obligatoires dans le cas de thèses.