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L'accès à l'information moderne doit-il rester un service public gratuit ?

1983
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    L'accès à l'information moderne doit-il rester un service public gratuit ?

    Par Bertrand LEMENNICIER

    COMME le souligne le Professeur Arrow (1970), un des plus jeunes prix Nobel de la profession, on attend de l'économiste qu'il soit le « défenseur de la rationalité, le juge de la rationalité des autres, le prescripteur de la rationalité de l'univers collectif».

    Dans l'esprit de ceux qui ont organisé ce colloque, le rôle qui m'a vraisemblablement été imparti est celui-là. Or, c'est le piège le plus diabolique que l'on puisse tendre à ceux qui demandent l'avis d'un expert, fut-il un économiste. En effet, chacun d'entre vous a son idée sur le fait de savoir si maintenir le service public gratuit est avantageux pour son confort personnel ou pour ses propres revenus, et chacun d'entre vous vote pour modifier la loi àson profit et imposersa propre conception de la vie en société aux autres. Supposer un instant un groupe d'individus dynamiques introduisant de nouvelles techniques (la gestion automatisée des fichiers de bibliothèque) dont la particularité est d'être difficilement compatible avec la gratuite du service public. Or, ce groupe cherche à influencer par ses idées une opinion incapable d'en juger la validité. Que fait le premier groupe dont les intérêts personnels sont menacés par l'introduction de ces nouvelles techniques et par la concurrence de l'autre groupe qui lui aussi vote pour modifier la loi à son profit ? Il fait appel à un expert pour juger la validité des arguments avancés par le groupe concurrent. Voilà l'économiste investi du rôle déjuge ou d'arbitre sur le marché des idées. Malheureusement, ce rôle est sans rapport avec ses capacités intellectuelles ou morales à maîtriser une telle tâche. En effet, nous ne sommes pas sur un ring ou un terrain de football où l'ensemble des parties sont d'accord sur les règles et sur la façon dont l'arbitre doit trancher pour faire respecter ces règles. Supposez que je cautionne la suppression du service public gratuit en tranchant en faveur du groupe le plus dynamique. Tous les individus qui bénéficient du service public gratuit, bien entendu, seront opposés à un tel jugement. Ils seront donc amenés à rejeter totalement l'enseignement de l'analyse économique. Ils seront même prêts à payer des experts «économistes» eux aussi pour démontrer le contraire ou tout au moins jeter le doute dans l'esprit des électeurs dont on brigue le soutien sur la validité des arguments avancés. Contrairement à ce que pense l'un des intervenants précédents, ce n'est pas au «politique» de trancher, c'est à l'un des groupes de gagner suffisamment de partisans sur le marché des idées et d'électeurs sur le marché politique pour imposer son point de vue et ses intérêts personnels.

    Mais c'est là où le piège diabolique se referme sur ceux qui demandent l'avis de l'expert et l'appui de l'homme politique pour défendre leurs intérêts personnels, car bien entendu les économistes comme les hommes politiques ont des intérêts personnels eux aussi à défendre. Ces individus feront payer ce service rendu d'intermédiation jusqu'au point où la rente de situation qu'un groupe s'efforce de préserver ou l'opportunité de profit que cherche à gagner un autre groupe est appropriée par eux !

    Or, ce vaste marchandage qui se conclut au profit des groupes que l'on n'attendait pas prend sa source dans l'existence même de l'intervention de l'Etat sur le marché. Il absorbe des ressources qui auraient pu être utilisées dans des emplois plus productifs. C'est le coût social imposé par le dysfonctionnement de notre démocratie parlementaire qui se caractérise de plus en plus par le pouvoir absolu accordé à des majorités de rencontre qui imposent au reste de la collectivité leurs intérêts particuliers.

    Avant de vous illustrer cette façon d'aborder ce problème, je voudrais m'arrêter un instant sur la nature du produit ou du service dont il est question. Je crois qu'une réflexion, même brève, sur ce thème est d'une importance capitale.

    1. - LA NATURE DU PRODUIT CONSIDÉRÉ

    Une information, quelle qu'elle soit, présente en général les caractéristiques suivantes (Hirshleifer, 1973) ; elle est:

    • certaine;
    • transférable ou diffusable ;
    • applicable (et non pas générale) ;
    • et ayant un contenu affectant très directement une décision qui permet d'accroître les revenus ou d'économiser des ressources.

    Prenons un exemple simple: le temps qu'il fera demain dans un endroit précis. Cette information, il pleut ou il fait beau, est à peu près certaine dans l'état actuel des connaissances météorologiques. Elle est aisément transférable ou diffusable, et immédiatement applicable. Enfin, elle peut affecter de façon décisive les revenus d'un individu. Si vous êtes, par exemple, propriétaire d'une écurie de course, vous n'êtes pas indifférent à la nature sèche ou détrempée du terrain sur lequel vos favoris vont courir.

    On peut contraster cette information avec la suivante : Layish est un auteur qui a écrit un article sur la prohibition du remariage des divorcés dans la famille Druze dans «The Journal of the School of Oriental and African Studies». Même si cette information est quasi certaine et facilement diffusable, elle apparaît peu applicable et encore moins intéressante vis-à-vis d'une décision qui affecterait les ressources d'un individu !

    La valeur économique d'une information varie étroitement avec les quatre caractéristiques décrites précédemment. Plus une information est incertaine, difficilement transférable, générale et sans effet sur les décisions ayant trait aux ressources de l'individu, moins les individus seront prêts à payer un prix élevé pour l'obtenir.

    Mais ce n'est pas parce que cette information a une grande valeur qu'elle sera demandée. En effet, dans le cas particulier qui nous préoccupe, l'utilisateur ou le consommateur est un étudiant, un chercheur, un amateur éclairé ou un professionnel. Pour acquérir une information, il dispose en général de deux sortes de moyens : les moyens personnels (inspection, expérimentation et évaluation de l'information fournie ou obtenue par lui-même) et les moyens impersonnels payants ou gratuits (service d'information produit par des tiers). Ainsi, la publicité est gratuite, en revanche, le rapport prix-qualité des magnétoscopes est payant si l'on obtient l'information par le biais d'un essai comparatif de l'Institut National de la Consommation.

    Les moyens personnels de recherche ou de collecte de l'information par l'individu présentent des coûts dont le plus important est le coût d'opportunité du temps, c'est-à-dire le revenu perdu à consacrer une partie du temps à cette activité. Si la valeur économique de l'information est inférieure au coût supporté pour l'acquérir, le consommateur renonce à obtenir lui-même l'information. Si les moyens impersonnels offrent cette information à un certain prix sur le marché, le consommateur n'utilisera pas pour autant leurs services. En effet, il ne le fera que si le coût d'opportunité de la recherche personnelle de cette information excède le prix du service offert sur le marché. Prenons un exemple simple. Le coût d'opportunité d'un enseignant-chercheur peut être mesuré au prix des heures complémentaires d'enseignement. Ce prix, admettons, est de 150 F de l'heure, il acceptera de payer au moins 150 F pour le service rendu par la banque de données s'il lui faut plus d'une heure pour obtenir par lui-même l'information désirée. Bien entendu, dans cet exemple on suppose que la valeur économique de cette information vaut au moins 150 F. Quel enseignant-chercheur est prêt à payer 150 F une liste bibliographique dont il ne pourra juger de la valeur qu'une fois celle-ci dépouillée et évaluée ?

    Cette difficulté est essentielle pour notre propos. Il existe des informations dont il est aisé d'établir la valeur économique (en fonction des caractéristiques décrites plus haut) avant l'achat ; en revanche, il en existe beaucoup d'autres pour lesquelles cette valeur économique ne peut être véritablement appréciée qu'une fois obtenue et évaluée l'information désirée.

    C'est cette caractéristique supplémentaire qui fait que les individus préfèrent eux-mêmes rechercher cette information au lieu de s'adresser à des tiers. Des exemples économiques semblables abondent pour une valeur économique a priori bien au-dessus d'une simple liste bibliographique. Pensez aux individus qui s'adressent aux agences matrimoniales pour trouver un conjoint ou aux agences nationales pour l'emploi pour trouver un métier. La recherche dans ces deux cas y est fondamentalement personnelle !

    Une information, quelle qu'elle soit, aura donc d'autant plus de valeur économique qu'avant l'achat le contenu de celle-ci est certain, diffusable, applicable et affectant très directement le revenu de l'individu. Avoir sous forme de banques de données les articles de lois et décrets du Journal Officiel a potentiellement une demande élevée et solvable; en revanche, avoir l'ensemble de la littérature existante sur le divorce dans les sociétés primitives n'en a aucune.

    II. - MARCHÉ DES IDÉES ET MARCHÉ POLITIQUE

    Revenons maintenant au problème qui nous préoccupe : celui de ia gratuité du service public d'information.

    Trois acteurs sont fondamentalement concernés :

    • 1) les producteurs d'information ;
    • 2) les intermédiaires mettant celle-ci à la disposition du public;
    • 3) les contribuables à qui l'on peut demander de financer les activités des deux précédents acteurs économiques.

    Commençons par analyser les intermédiaires et les producteurs d'information pour nous concentrer ensuite sur les contribuables.

    a) Le conflit entre les intermédiaires et les producteurs.

    Le rôle d'un intermédiaire est de rapprocher les offres et les demandes d'information sur les idées, les théories, les brevets, les prix, les formules, les arrêts, les lois, etc., enfin toute information qui a priori pourrait être monnayable. Prenons une bibliothèque classique qui collecte l'information, la décrit sur un fichier, la conserve dans ses rayons, la diffuse et la met à disposition de la clientèle dans ses salles de lecture. Les techniques de production utilisées sont très intensives en main-d'oeuvre à chacune de ces opérations et relativement peu en équipement puisqu'il suffit d'un bâtiment, de rayons de rangement, de tables, de sièges et d'un meuble permettant de rendre le fichier accessible aux utilisateurs. L'introduction d'une gestion automatisée des fichiers, en donnant au client la possibilité d'interroger une ou plusieurs banques de données et d'obtenir avec ou sans délai. les documents ou les informations convoitées, permet, semble-t-il, d'économiser la main-d'oeuvre dans les opérations de collecte, de description et de stockage ou de conservation des documents. Cependant, l'accès aux banques de données se fait par des consoles qui prennent une place plus grande qu'un fichier habituel. Par ailleurs, si l'on veut obtenir une accessibilité à peu près identique à celle des bibliothèques classiques, il faut un nombre de consoles non négligeables. Or, comme il n'est pas possible de les laisser entre les mains des utilisateurs si on ne veut pas renouveler ces équipements avant qu'ils soient amortis, cela nécessite en permanence la présence, sur chaque console, d'un personnel hautement qualifié, c'est-à-dire plus coûteux que celui économisé par l'implantation de ce système.

    On peut rappeler aussi que ce type d'équipement, à l'expérience, s'avère très vide démodé. Son taux de renouvellement est rapide et le coût de ce matériel est nettement plus élevé que celui des équipements traditionnels. On ne peut jamais préjuger de l'avenir, mais il n'est pas évident que l'implantation de ces nouveaux moyens techniques réalise une véritable économie de ressources. Si les coûts ne sont pas abaissés, il faut alors que les gains soient augmentés.

    Le progrès technique pour le progrès technique a déjà connu en France des échecs retentissants.

    Bien entendu, nous ne sommes pas bon juges de cet état de chose faute d'expérience en la matière ou d'informations suffisamment détaillées sur cette question.

    Cependant, ce point technique est relativement mineur comparé au conflit affronté par l'intermédiaire et le producteur.

    En effet, dans le cas particulier qui nous concerne, les banques de données qui offrent l'information au public ou à des institutions comme les bibliothèques en contact avec la clientèle ne produisent pas l'information elles-mêmes, elles la collectent. La plupart du temps, ces organismes n'achètent pas cette information à celui qui la produit. Un chercheur, lorsqu'il signale sa production en envoyant ces textes à une banque de données ou lorsqu'il publie dans une revue un article qui est répertorié sur un fichier, ne demande pas une rémunération, alors que cette même firme vend, sans hésiter, cette information à celui qui la demande.

    Naturellement, les citoyens ou les intellectuels organisés en groupe de pression ne vont pas, pour convaincre le contribuable, dire clairement que les mesures qu'ils proposent, défendent leurs intérêts personnels. Ils vont offrir un discours sur l'intérêt général qu'il y a à adopter ces mesures. C'est là où l'économiste intervient. Par son discours «scientifique» sur l'intérêt général, il va légitimer les intérêts particuliers d'un groupe de pression. Ces effectivement ce qui se passe. Les économistes avancent une gamme d'arguments, d'inégale valeur, en faveur de l'accès gratuit à l'information. Ils se résument en général aux cinq points suivants : l'information est un bien : 1) public et indivisible; 2) dont les bénéfices sont difficilement appropriables par le producteur; 3) dont les consommateurs «idiots» ne perçoivent pas les vertus; 4) présentant des externalités positives pour la démocratie et la vie en société ; 5) dont l'accès doit être donné à tous par souci de justice sociale. Reprenons un par un ces arguments.

    1) L'information bien public indivisible.

    Cet argument tient en quelques mots. Le coût pour produire l'information est élevé; en revanche, dès que l'information existe, elle peut être transférée à un coût négligeable. Ainsi mise à disposition d'une personne, elle peut être disponible en même temps à une infinité d'autres personnes. C'est le cas de la documentation sous forme écrite ou sous forme de bande magnétique, même si dans ce dernier cas le coût de conservation est plus élevé. Or, si le coût marginal de la transmission de l'information est quasiment nul, l'optimum serait atteint avec un prix nul et une dissémination illimitée de l'information ! Bien sûr, si cet argument est fondé, une firme privée, spécialisée dans la diffusion d'information, ne peut faire de profit à long terme en la vendant à un prix nul. Or, si elle le propose à un prix positif, la quantité produite par celle-ci sera insuffisante. Pour atteindre l'optimum social, l'Etat doit intervenir et subventionner la diffusion de cette information! ,,,;..,, :..^,:,,..vr,«-«.-^^.

    2) Les bénéfices de l'information sont difficilement appropriables par le producteur.

    L'information, une fois produite, puisqu'elle est transférable, peut être facilement appropriée par autrui. Ce tiers qui n'a pas consacré de ressources pour la faire émerger ou la diffuser peut capter les gains de cette information.

    Le producteur de l'information devra alors consacrer des ressources pour empêcher des tiers de s'approprier les gains qui lui reviendront. Ainsi, beaucoup d'universitaires pourraient se faire une réputation en plagiant les auteurs de langue étrangère sans les citer. Si ladétection et la sanction de ces pratiques doivent être supportées par le producteur, celui-ci dépensera des ressources qui excéderont vraisemblablement ses gains. Faute alors de pouvoir approprier véritablement ceux-ci, il est amené à ne pas produire autant d'information qu'il l'aurait désiré. Ce qui justifie une intervention de l'Etat.

    3) Le consommateur «idiot ».

    Si l'information est jugée incertaine par les consommateurs, peu applicable et sans utilité vis-à-vis de décisions qui affectent les ressources, le producteur commencera toujours par accuser le consommateur d'être « idiot » avant de s'accuser lui-même d'avoir fabriqué un mauvais produit. En effet, si l'information n'est pas demandée, le responsable n'est pas le produit, mais le consommateur dont l'horizon est borné. Ainsi, les vertus de l'information produite ne sont pas visibles à court terme, mais à long terme. Par ailleurs, pour produire une information dont la valeuréconomiqueest inestimable, il faut en produire des milliers sans intérêt.

    Si on ne subventionne pas cette production, on ne saisira pas l'idée ou l'information qui fera réaliser à la communauté des gains exceptionnels.

    Cet argument du consommateur « idiot est l'argument favori de ce groupe de pression que sont les intellectuels et on comprend bien pourquoi le mot « idiot » est le terme qui convient.

    Naturellement, le producteur de l'information peut vouloir bénéficier des revenus tirés par la banque de données à partir de son nom. Un problème délicat d'appropriation des bénéfices apparaît. Si cette information a une grande valeur économique, le producteur voudra percevoir un pourcentage sur les revenus de l'intermédiaire. En revanche, si cette information n'a pas de valeur économique excessive immédiate (toujours par rapport aux caractéristiques décrites plus haut), ce chercheur peut à l'inverse désirer payer l'intermédiaire pour la diffuser, car l'information produite affectera directement ou indirectement son revenu en lui permettant de se créer un nom et d'en tirer profit par un avancement de carrière ou par une vente plus grande des ouvrages qu'il écrit.

    A vrai dire, le producteur d'une information, ici le chercheur qui produit des formules ou des idées, serait prêt à payer à la revue ou à la banque de données une certaine somme d'argent pour voir son nom diffusé sur une aire de circulation des idées plus grande.

    Le conflit qui va naître entre le producteur d'information et l'intermédiaire tient à la divergence de leurs intérêts particuliers. Le producteur désire voir le plus grand nombre de consommateurs accéder à l'information. En revanche, l'intermédiaire qui s'efforce d'obtenir un profit élevé ne cherche pas à atteindre le plus grand nombre de personnes. Ce conflit est bien connu. C'est celui auquel est confronté l'éditeur à son auteur. Si l'intérêt du producteur prévaut, le prix qui devrait s'établir est celui qui permet une diffusion à un maximum de personnes. C'est le prix nul. Bien entendu, la banque de données ou la bibliothèque qui consacre des ressources à collecter l'information, à la décrire, à la conserver et à la diffuser selon des techniques plus ou moins intensives en personnels ou en machines et équipements divers ne peut imposer un prix nul sans être subventionnée.

    Si l'information a une grande valeur économique, le producteur obtiendra de l'intermédiaire, un pourcentage sur les revenus (royalties) tirés de cette information. L'un et l'autre ne seront pas nécessairement intéressés à atteindre un nombre illimité de clients, même si le producteur, du fait de ses royalties, désirera toujours une diffusion plus grande. En revanche, si la valeur économique de l'information est faible, le producteursera prêt à payer l'intermédiaire pour qu'il dissémine celle-ci à un maximumde clients. Le conflit cette fois est plus aigu entre les deux parties. Tous deux sont très intéressés à des prix d'appel en dessous du coût pour attirer des consommateurs supplémentaires. Ils seront prêts à investir des sommes importantes pour gagner à leurs idées les entrepreneurs politiques qui leur obtiendront une aide ou une subvention publique.

    b) Le soutien des contribuables.

    En fait, les producteurs constituent un groupe de pression (les intellectuels) qui s'efforce d'obtenir sur le marché politique des avantages et des privilèges particuliers qu'il ne pourrait jamais obtenir autrement. En effet, faire subventionner par les contribuables la production de biens éminemment intellectuels comme l'éducation, l'accès aux livres et aux documents de toutes sortes dans les bibliothèques ou aux oeuvres d'art dans les musées ou les théâtres lyriques permet, en offrant ces biens à un prix dérisoire sur le marché, de toucher un plus grand nombre de consommateurs. Or, ce sont ces consommateurs qui permettent aux intellectuels de vivre et d'obtenir des revenus. Ces revenus sont donc plus élevés en moyenne pour l'ensemble du groupe que ceux qui seraient perçus si ces biens n'étaient pas subventionnés. Cette redistribution des revenus, par l'intermédiaire de l'impôt, des non-intellectuels vers les intellectuels est conforme, semble-t-il, à ce qui est observé pour les autres groupes de pression, qu'ils émanent de l'industrie, du monde agricole ou du monde du travail. L'octroi de privilèges, de rentes de situation ou de subventions semble bien être l'activité principale des élus qui briguent nos suffrages. Il n'est guère d'activité de l'Etat qui ne soit passible d'une telle vision du comportement des élus et de leurs électeurs qui, ne l'oublions pas, sont aussi des consommateurs ou des offreurs de travail à l'affût d'opportunités qui leur permettent d'obtenir les produits désirés au prix le plus bas ou d'obtenir une rémunération dans un emploi sûr au moindre effort (Tollison, 1982).

    4) Les externalités positives.

    Comprendre les lois, les décrets, les arrêtés, etc., permet de les appliquer. Plus les membres de la collectivité seront informés de ceux-ci, moins il en coûtera de les faire appliquer. Nous avons ici une externalité type. Plus les citoyens seront aptes à juger du bon candidat ou de bon programme à une élection, plus la collectivité en tirera des bénéfices. Là encore, la dissémination de l'information permet, par une externalité positive, d'obtenir des gains exceptionnels. Si on laisse le marché produire cette information, faute de pouvoir capter les gains, elle ne sera pas produite en quantité suffisante. Il faut donc la subventionner systématiquement.

    5) La justice sociale.

    Le libre accès à l'information est un droit qui ne peut être remis en cause sous prétexte que l'individu est pauvre et n'a pas les moyens de payer ce bien. Le souci de justice sociale est fondamental dans l'accès à l'information, comme il l'est pour la démocratisation des biens culturels ou de l'enseignement. C'est l'argument ultime, car quel est l'homme politique qui aura le courage d'avouer qu'il n'est pas pour une plus grande justice sociale alors que ces électeurs sont en grande partie ou en majorité des pauvres ?

    Tous ces arguments vous apparaîtront très sensés et contenant un fond de vérité. La plupart d'entre eux ont été soutenus par Arrow (1962), un économiste qui a reçu le prix Nobel. Ces arguments emporteront donc votre adhésion.

    Naturellement, la coincidence de ces arguments « d'autorité » avec les intérêts particuliers d'un groupe de pressin, ici les intellectuels, les rend plus que suspects. Ils le sont effectivement.

    III. - LA DÉMYTHIFICATION DE LA GRATUITÉ DU SERVICE PUBLIC

    Reportons-nous attentivement aux arguments précédents.

    a) La justice sociale.

    La lutte contre l'injustice sociale par le biais d'un accès plus facile aux biens produits n'est plus un argument crédible depuis l'échec de l'ensemble des politiques sociales visant à réduire les inégalités de toutes sortes. Des sommes considérables ont été dépensées en pure perte pour assurer un accès égal à l'enseignement, aux bibliothèques, aux musées, aux services de santé ou pour donner le droit au logement, etc. Ironie du sort, très souvent, on observe même après cette politique une plus grande inégalité.

    Cet argument empirique devrait à lui seul jeter un doute sur une telle mesure de politique sociale, mais en réalité la théorie économique éclaire les mécanismes par lesquels celle-ci conduit à de tels résultats. En effet, subventionner un bien permet fondamentalement d'améliorer le bien-être de tous les individus, pauvres ou riches, en termes du bien subventionné. Cette mesure favorise donc tous les individus ayant un goût pour le bien subventionné, mais n'affecte en rien le bien-être des pauvres ou des riches qui préfèrent les biens autres que celui auquel le législateur accorde une attention. L'inégalité en termes du bien subventionné se trouve alors accrue, car les individus riches qui ont un goût pour ce bien en consommeront davantage. En revanche, les individus pauvres, sans préférence pour ce bien, n'en consommeront toujours pas ou très peu ! L'inégalité d'accès au bien considéré, au lieu d'être réduite, se trouve accrue.

    Si l'objectif est vraiment la justice sociale ou la compensation des inégalités de revenus, pourquoi ne pas donner aux pauvres une aide en espèces? Celle-ci égaliserait les conditions d'accès au bien. Si cette méthode n'est pas adoptée, c'est que l'objectif de justice sociale n'est pas celui qui est poursuivi.

    En réalité, ce que le groupe de pression désire, c'est voir les pauvres consommer davantage du bien offert (nous avons vu pourquoi). Or, dans ce cas, bien naturellement une aide en espèces n'incitera aucunement les pauvres à consommer des biens culturels, ils dépenseront l'aide en espèces dans les autres biens. En conséquence, pour les inciter à consommer davantage de ce bien, l'aide en nature sous forme d'un prix subventionné est préférable.

    Les économistes ont toujours su que mettre un prix quasi nul à un bien conduit essentiellement à augmenter la consommation du bien, non à égaliser les chances d'accès à celui-ci. Bien entendu, on connaît ce groupe de pression qui profite de cette subvention, ce sont les producteurs de ce bien (ici, les intellectuels ou les créateurs) !

    b) Les externalités positives et l'appropriation des bénéfices de l'information.

    Cet argument est plus sérieux que le précédent, mais rejoint de fait l'argument sur la difficulté d'appropriation des bénéfices d'une information par son producteur.

    L'appropriation des gains, procurés par la diffusion d'une information, est largement une affaire, d'une part, de distribution des droits de propriétés (Demsetz, 1969) et, d'autre part, de coût qu'il y a à faire respecter ces droits. Il est toujours possible d'empêcher à un coût raisonnable l'appropriation par autrui des bénéfices de celle-ci. (Ainsi, la déontologie d'une profession ou son code moral de conduite permet d'économiser ces coûts. La pratique de citer les auteurs auxquels on emprunte les idées est un moyen de préserver à un moindre coût pour chaque individu le droit de propriété sur les idées. Cette pratique permet d'économiser les coûts de contrôle et de sanction du pillage des idées par des tiers.) Notons au passage que ce problème n'est pas spécifique au marché des informations ou des idées, il est général à n'importe quel produit. Si pour ce bien, le «vol » est facile, en revanche, la détection du voleur, s'il désire en tirer les gains, est aisée, ce qui n'est pas le cas pour le vol d'une voiture ! Le coût du contrôle et de la sanction ne semble donc pas plus élevé au total que pour un autre bien quelconque.

    c) Le consommateur «idiot».

    Considérer le consommateur comme ayant un horizon borné et comme incapable de faire des choix sur le long terme ou de percevoir les bienfaits d'un produit, d'une idée ou d'une information est d'une façon ou d'une autre le considérer comme «irrationnel». Une telle attitude relève plus d'un jugement de valeur sur l'efficience d'un comportement que de l'analyse économique positive. Là où le producteur voit un comportement erroné de la part du consommateur, une tierce personne peut y voir au contraire un comportement rationnel. Et si le produit n'est pas demandé, ne faut-il pas en premier s'assurer de l'adéquation des caractéristiques du produit offert avec celles désirées par les consommateurs? Naturellement, le peintre et le poète « maudit » verra son oeuvre coïncider avec les goûts des consommateurs après sa mort. Il ne risque donc pas d'en tirer un bénéfice quelconque de son vivant. Faut-il alors le subventionner sous prétexte que les amateurs de peinture ou de poésie de son vivant sont des «idiots» qui .ne perçoivent pas l'aspect visionnaire de l'oeuvre ?

    On retombe sur la nature de l'information ou des idées avancées. Dans ce cas particulier, l'incertitude sur le contenu est tel que la valeur économique de ce qui est produit est nulle.

    Qui peut dire que celle-ci deviendra un jour positive à la suite d'une modification des goûts des amateurs de ce type de produits culturels? Cet argument est soulevé implicitement par Arrow (1962) quand celui-ci évoque le risque élevé ou l'incertitude qui affecte certaines innovations. La question fondamentale devient: comment diminuer cette incertitude ou ces risques pour inciter les acteurs économiques à produire en plus grande quantité ces innovations ? L'Etat doit-il intervenir pour subventionner ces activités risquées? C'est l'opinion de Arrow (1962). Car le risque dans ce cas est partagé entre tous les citoyens. Mais le gouvernement acceptera-t-il de subventionner tout individu qui prétendra faire oeuvre pour la postérité ? En quoi est-il plus perspicace que le marché pour décider que tel individu verra son oeuvre appréciée dans le futur ? L'équipe au pouvoir ne favorisera-t-elle pas les oeuvres qui ont un impact sur le marché politique et qui permettent d'attirer une clientèle, ou ne récompensera-t-elle pas en premier les innovateurs qui l'ont soutenue dans ses campagnes politiques? Ne sera-t-elle pas tenté d'utiliser l'arme de la subvention, de la taxe ou des réglementations pour protéger ces artistes ou créateurs d'éventuels concurrents remettant en cause leur monopole sur le marché des idées ? On sait ce qu'il advient de l'innovation ou de la création là où existe un ministère officiel de la Culture qui devient vite un ministère de la Culture officielle!

    d) L'information bien public indivisible

    Abordons maintenant l'argument économique le plus sérieux en faveur de la gratuité du service public : celui de l'indivisibilité ou du bien collectif. Comme le fait remarquer Demsetz (1969), séparer l'acte de produire l'information de celui consistant à disséminer ou diffuser celle-ci entraîne une confusion quand il s'agit de juger de l'efficience d'un processus de production. Il est difficile de parler de sous-production par le mécanisme de marché si la gratuité du service public qui s'y substitue décourage la production d'information ayant une grande valeur économique ! Ces deux activités ne peuvent être jugées indépendamment l'une de l'autre. Or, payer un prix positif à l'information, c'est aussi encourager les individus à investir des ressources pour la produire. Il serait possible de séparer les deux fonctions si, et seulement si, on connaissait d'avance l'information qu'il faut produire et qui aura une grande valeur économique. Ce n'est pas le cas.

    Par ailleurs, l'indivisibilité ou le caractère collectif d'un bien n'existe que si le coût d'exclure un individu de la consommation de ce bien est excessif. Or, justement, l'introdution des nouvelles techniques de gestion de fichier permet d'exclure à un coût relativement faible les individus. Ce qui naguère présentait un caractère de bien public ou d'indivisibilité n'en présente plus!

    Comme l'a fait remarquer un participant, l'information aura enfin un prix qui permettra d'allouer les ressources d'une façon plus efficace, c'est-à-dire à coût social plus faible pour l'ensemble de la collectivité.

    CONCLUSION

    Que faut-il en conclure ? En adoptant le point de vue du tiers contribuable qui paie sans profiter du service rendu, il est grand temps de supprimer la gratuité de ce service et de profiter de cette innovation technologique pour le faire. Si l'on fait partie du groupe producteur d'information dont la valeur économique est grande, il est temps que l'information ait un prix positif pour inciter à une production plus élevée et surtout mieux allouée. Ces deux groupes à eux seuls peuvent constituer une majorité d'électeurs pourvu que le groupe le mieux organisé, les producteurs, arrive à convaincre le groupe le moins organisé constitué par les contribuables n'ayant aucun intérêt dans le service rendu, mais désirant voir leurs impôts diminuer.

    En revanche, les producteurs d'information dont la valeur économique est faible, voire nulle, devront s'efforcer de maintenir la gratuité du service public, ils devront convaincre, par l'intermédiaire du marché des idées, des électeurs potentiels que leurs intérêts personnels sont aussi les leurs. Or, pour atteindre cet objectif, malheureusement, il leur faudra utiliser d'autres arguments que ceux déjà avancés, car ceux-ci ont perdu depuis longtemps toute crédibilité !

    BIBLIOGRAPHIE

    a ARROW (K.J.): « Economic welfare and the allocation of resources for invention », in The rate and direction of inventive activity: économie and social factors, NBER: Princeton University Press, 1962. - The limits of organisation, New-York: W.W. Norton and Company, 1974.

    e DEMSETZ (H.) : « Information and efficiency: another view point », in Journal of Law and Economics, vol. 12 (1969).

    eHIRSHLEIFER (J.) : «Where are we in the theory of information ?», in American Economic Review, mai 1973.

    e TOLLISON (M.) : « Rent seeking: a survey», in Kyklos, vol. 32 (1982).

    DISCUSSION

    Le producteur, précise M. Lemennicier, est l'auteur, celui qui produit les idées; mais, observe M. Thirion, celui qui en éditant diffuse, produit une valeur ajoutée. Connaître le prix de revient de l'information, observe M. Depallens, ne suffit pas, car il y a la notion de marché. Si on introduit la vérité des prix, tout demandeur d'information devrait avoir le même pouvoir économique ; ce n'est pas le cas : l'étudiant du Tiers monde n'est pas à égalité avec le bureau d'études d'une grande société industrielle. Il n'est donc pas possible de partager l'argumentation de M. Lemennicier. Celui-ci rétorque que la subvention des prix (le prix nul) est un moyen moins efficace que le fait d'accorder une aide compensée par l'octroi de crédit d'heures d'interrogation, comme il a été proposé. Le chèque-éducation ne masque pas le coût de l'information.

    En conclusion, l'information automatique ne peut être que payante, mais un service public nefera pas intervenirle coût du matériel investi ni celui du personnel chargé de son fonctionnement, du moinssurses lecteurs propres, d'autant que, comme y incite l'exemple de Mira-mas, les consultants réussiront vite à interroger les bases et banques sans avoir besoin d'un manipulateur intermédiaire.

    Les débats ont été recueillis par J.-M. Léri et J.-C. Garreta.