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La Bibliothèque de France à mi-parcours. De la TGB à la BN bis ?

1992
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    Par Marc Chauveinc, Inspecteur général des bibliothèques
    Jean Gattégno

    La Bibliothèque de France à mi-parcours. De la TGB à la BN bis ?

    Paris : Edi-tons du Cercle de la Librairie, 1992. - 259 p. ISBN: 2-7654-0512-3. Prix: 125 F.

    Voici un livre très attendu et qui vient à son heure. Non que la communication de la Bibliothèque de France ait été insuffisante, revêtant la forme de luxueuses brochures sur papier glacé, mais parce que, en fin de compte, les véritables informations techniques et concrètes ont manqué. Et aussi parce que la polémique violente, excessive et médiatisée a brouillé l'image de la BDF, sans que personne ne sache plus très bien, dans cette cacophonie d'affirmations techniques péremptoires, quelle est la vérité.

    Ce livre, clair et bien écrit, se lit avec aisance et même avec beaucoup d'intérêt tant le lecteur est entraîné par la passion qui le sous-tend et qui transparaît dans le style et la vigueur de l'énoncé. Il résume avec soin et sobriété les ambitions initiales du projet et les controverses confuses qui ont suivi, pour terminer sur une conclusion plutôt pessimiste.

    Il est divisé en trois grandes parties dont la première résume l'historique, la deuxième énonce la problématique, et la dernière propose un essai d'explication qui mélange les critiques et l'autocritique pour essayer de comprendre les raisons qui ont fait que, partant d'une idée claire énoncée par le Président de la République, on en est arrivé, selon Jean Gattégno, à un résultat très différent.

    L'historique remonte à 1987 et aux premiers dysfonctionnements de la Bibliothèque nationale qui ont provoqué le rapport Beck, puis la proposition d'une BN bis, non par E. Le Roy Ladurie comme le dit Jean Gattégno, mais par Laurent Fabius, lors de l'inauguration du bâtiment Vivienne. Suit l'annonce présidentielle de juillet 1988 qui a tant marqué les bibliothécaires de l'époque. Jean Gattégno l'analyse comme la volonté de construire une "très grande bibliothèque, d'un type entièrement nouveau", distincte et à côté de la Bibliothèque nationale, et dont les caractéristiques seraient l'ouverture à tous, le recours aux technologies modernes, et la connexion aux autres bibliothèques françaises et étrangères.

    On trouve ensuite un résumé des actes administratifs créant l'Association de préfiguration, puis l'Etablissement public, et de la longue polémique qui a suivi avec des citations des principaux articles publiés, qu'ils soient pour ou contre le projet. Le livre offre une documentation précieuse pour qui n'a pas conservé ni pu avoir accès à toute cette littérature. Sont aussi résumés le rapport Cahart-Melot, l'avant-projet sommaire, ce qui permet de redécouvrir les premières hypothèses et estimations, les rapports des groupes de travail et les différents rapports internes de l'établissement. Présentée de façon dramatique, la querelle s'accélère avec "1991 : année des tempêtes" et "l'orage se déchaîne". On y découvre avec stupéfaction les conflits de personnes, les jalousies, les influences souterraines néfastes, les rivalités ministérielles et par-dessus tout, semble-t-il, les conséquences désastreuses d'un rejet de la Bibliothèque nationale qui n'a cessé, depuis, d'essayer de récupérer la maîtrise du projet. Mais peut-on réellement soutenir que la BN avait les moyens de préparer, piloter et mettre en oeuvre un tel projet ? Autrement dit, transparaît, derrière la polémique, un combat fondamental entre une simple BN bis et un projet autrement plus ambitieux, une "bibliothèque d'un type entièrement nouveau".

    L'histoire se termine, provisoirement, par l'intervention du Conseil supérieur des bibliothèques et de la Commission Silicani. En est-on arrivé à une stabilisation ? On peut le souhaiter puisque le bâtiment sort de terre et que la construction impose de fixer une fois pour toutes, les salles, les services et autres activités. Cela semble être fait dans une brochure intitulée "Les résolutions d'octobre".

    Dans la deuxième partie, Jean Gattégno reprend, dans plusieurs chapitres, les cinq points qui, à la fois, caractérisent le projet du Président de la République et constituent les enjeux du débat.

    L'architecture de Dominique Perrault est parfaitement expliquée par la volonté de construire "un lieu et non un bâtiment", c'est-à-dire le parti pris de construire "un vide" qui préserve l'avenir du quartier. De cette idée centrale découle la forme du bâtiment, sa transparence et sa légèreté. La querelle des tours est rappelée, évidemment, et close par cette phrase définitive : "il faut annoncer clairement la couleur, et dire que l'on aurait préféré voir construire sur les rives de la Seine,... un blockhaus ou un bunker." (p. 1 19). Il faut aussi rappeler que personne, en 1989, quand le projet a été choisi et exposé publiquement, n'a protesté et contesté ce choix. Alors, les critiques a posteriori . ?

    La dimension du projet est ensuite rappelée avec raison, car beaucoup de gens, même les mieux intentionnés, n'ont pas toujours réalisé la dimension des espaces qui permettent de loger des activités diverses sans qu'elles se gênent entre elles. Partant de 130 000 mètres carrés, on en est arrivé à 252 000 en 1992, chiffre désormais, et par la force des choses, stable. Jean Gattégno remet à leur place avec un raisonnement imparable ceux qui accusent le projet de gigantisme et de danger pour les collections patrimoniales. À la première critique, il répond : "Un grand bâtiment restera grand, quoi-qu'on fasse. Et une distance à parcourir n'est pas plus grande si elle s'effectue dans un couloir que si elle s'effectue à l'air libre entre plusieurs bâtiments". Dire qu'on ne trouvera pas 1 800 lecteurs est "inacceptable" et dire que ces 1 800 constituent un plus grand risque pour les collections que les 600 actuels est purement arbitraire. La dégradation provient moins des lecteurs que de l'état du papier.

    L'ouverture à tous les publics a longtemps été au coeur d'une polémique assez malsaine, disons-le, car provenant de positions assez élitistes et nettement rétrogrades. Cette polémique n'est-elle pas simplement venue du fait que l'équipe initiale était originaire des bibliothèques publiques et se voyait accusée d'une conception considérée comme trop "lecture publique", opposée à une conception bibliothèque d'étude et de conservation ? Globalement, cette ouverture a été maintenue, et se justifie aussi bien par des exemples étrangers que par l'histoire de la BN qui posséda longtemps une "salle B" ouverte à tous. Mais ce que Jean Gattégno n'accepte pas, c'est la coupure entre les deux salles donc entre deux catégories de lecteurs, donc la création de deux bibliothèques de "valeur" différente, alors que le projet, à l'origine, prévoyait une seule bibliothèque, ne distinguant que des "modalités de lecture différentes" et offrant donc un parcours possible aux lecteurs selon leurs besoins et non selon leur nature. On peut seulement espérer que cette scission ne sera pas totale, et que de nombreux chercheurs accepteront de travailler dans la salle de référence parce qu'ils y trouveront suffisamment de documents et ne descendront dans le saint des saints que si besoin est. On peut aussi souhaiter que pour maintenir une certaine harmonisation, ce soit la même équipe qui gère les salles de recherche et les salles de référence relevant des mêmes disciplines.

    Autre grande dispute, l'ouverture des collections, à la fois à d'autres disciplines, c'est-à-dire les sciences et le droit, mais surtout à l'audio-visuel. Il semble que sur le premier point, un consensus se soit rapidement dessiné car les scientifiques ont fortement appuyé le projet. Par contre, la bibliothèque de l'image animée et du son, prévue en 1989, a subi beaucoup de vicissitudes. Autonome et à part entière à l'origine, l'audiovisuel est devenu l'auxiliaire de la recherche, offrant aux étudiants et aux chercheurs des documents audio-visuels complétant la documentation livresque. Mais les problèmes de Dépôt légal, de propriété ont fait l'objet de luttes de pouvoir entre la BN, la BDF, l'INA, et le CNC.

    La modernisation est le quatrième enjeu du projet, puisqu'elle figurait dans la "commande" du Président de la République. Elle recouvre la lecture assistée par ordinateur, définie pages 1 84 et 1 85, la numérisation de 300 000 ouvrages non pour remplacer une bibliothèque de papier par une bibliothèque électronique, mais pour installer une collection électronique au sein d'une collection papier. Cette collection sera constituée de documents demandés dont la préservation est nécessaire. La numérisation va commencer, mais sur combien d'ouvrages portera-t-elle ? Rien n'est dit à ce sujet. Elle recouvre aussi le système d'information qui permettra une gestion électronique de toute la bibliothèque, et le catalogue informatisé dont on peut regretter, quoiqu'on affirme, le retard.

    L'organisation du travail fait aussi partie de la modernisation, car, au lieu de proposer le prolongement de la structure actuelle de la BN, la BDF a proposé une structure par grandes disciplines, et la constitution d'équipes plurifonctionnelles, gérant la totalité d'un secteur, de la commande au service public. On peut espérer que ces propositions seront retenues.

    La dernière partie du livre, intitulée "critique et autocritique", essaye d'analyser les raisons profondes des difficultés. Pour cela, Jean Gattégno reprend les dysfonctionnements administratifs dûs au mode de gestion de ce projet présidentiel, et à la création d'un Etablissement public constructeur rattaché aux Grands Travaux, donc indépendant des autres ministères, la nomination de Dominique Jamet, l'intervention progressive de la Bibliothèque nationale que la BDF devait "transfigurer".

    Une succession d'oppositions se manifeste alors, d'abord sur la césure, puis sur les tours, puis sur l'ensemble du projet, avec remise en cause de sa totalité. Jean Gattégno nous décrit les alliances objectives qui ont paralysé le projet, par de sourdes luttes d'influence pour le pouvoir, jusqu'à détruire la confiance de l'Elysée et à bloquer complètement les décisions. Il est vrai qu'une stagnation s'est installée dans les années 1991 et 1992, visible de l'extérieur. Jean Gattégno l'explique par l'attitude des autorités.

    Mais on ne peut pas aussi s'empêcher de penser que l'Etablissement public a semblé souvent ne pas définir des choix clairs sur des problèmes bibliothéconomiques ponctuels alors que la partie opérationnelle du projet commençait à démarrer et qu'elle avait besoin d'instructions précises. Il semble avoir eu du mal, et a sans doute toujours du mal, à passer de la période de conception à la période de réalisation, car c'est une forme d'organisation, de management et d'état d'esprit très différente. Il y a eu des décisions techniques, ponctuelles, limitées, n'impliquant pas l'intervention de l'Elysée, qui auraient sans doute pu être prises.

    Les deux raisons sont sans doute vraies et complémentaires. D'une part, les différents partenaires, opposés sur les objectifs, se sont neutralisés, sans que personne puisse arbitrer. Vouloir consulter tout le monde est bien, mais en être paralysé, c'est trop. Il aurait fallu une autorité responsable et une seule. D'autre part, l'EPBF aurait dû avoir suffisamment la confiance de l'Elysée pour imposer son point de vue et assumer ses responsabilités, ou sinon démissionner. Laure Adler, citée par Jean Gattégno, déclara en 1990, qu'elle se trouvait face à un projet sans pilote. Si, comme il le dit, il y a eu en mars 1992 une reprise en main de l'Etablissement par ses tuteurs, c'est sans doute parce que celui-ci n'a pas su s'imposer et n'a pas pu ou pas su être suffisamment fort et indiscutable pour ne pas être discuté. Les deux affirmations sont vraies, car ces situations sont totalement ambivalentes tant sont liées, interactives et réciproques les attitudes et les relations.

    Une des causes de cette situation est sans doute aussi dans la taille trop réduite de l'équipe, par ailleurs excellente. Combien sont-ils pour le Catalogue collectif ou pour le système informatique ? Pour mener à bien une entreprise de cette envergure, où tout est à concevoir, ce n'est pas quatre ou cinq conservateurs qu'il fallait, mais vingt ou trente, et de haut niveau, à répartir entre les projets.

    Que les opposants, parmi lesquels il faut bien compter E. Le Roy Ladurie, aient agi par derrière, en destructeurs systématiques, sans jamais, "entre juillet 1988 et mars 1992, développer le moindre contre-projet" (p. 237)", c'est certain. Que leurs arguments aient été souvent fallacieux (la césure était-elle si dramatique ?), erronés, ou même injustifiables (l'ouverture aux seuls chercheurs), c'est aussi incontestable. Ils ont eu, me semble-t-il, une importance disproportionnée par rapport à leur nombre et à la qualité de leurs opinions, et portent, en tout cas, une responsabilité majeure dans la confusion actuelle et dans le manque de clarté d'un projet tiré à hue et à dia. Leur défaut est d'avoir été excessifs et violents, au lieu d'essayer, par des critiques justifiées et modérées, d'améliorer ce qui pouvait et devait l'être.

    Il en est résulté une mauvaise communication : le contenu exact et définitif n'a jamais été officiellement publié ni diffusé, il a été trop souvent modifié. Le Projet de la Bibliothèque de France, de juin 1990 n'a pas eu l'impact qu'il aurait dû avoir, le document de juin 1991 est resté dans les cartons. Il serait temps qu'une version définitive, complète et détaillée du programme soit publiée. On peut regretter que l'auteur n'ait pas donné, dans ce livre, sa conception définitive du projet afin, au moins, de témoigner pour l'avenir.

    Enfin, Jean Gattégno soulève dans sa conclusion une question intéressante et qui paraît évidente après coup : alors que les opposants manifestaient très publiquement leurs critiques, aucun lobby ne s'est levé pour soutenir et défendre le projet. Ce reproche s'adresse manifestement aux bibliothécaires aussi bien qu'aux intellectuels appelés à profiter de la BDF. Pourquoi ? C'est vrai qu'il est plus facile de contester que de soutenir. Mais on peut se demander si la faiblesse du soutien au projet n'est pas lié à une conjoncture éminement politique. Si la BDF avait été annoncée en 1981, l'opposition au projet aurait-elle eu un tel champ libre Jean Gattégno ne parle pas directement de la non-mobilisation des bibliothécaires, mais le suggère. Cela en dit long sur la profession qui n'a pas saisi l'ampleur, l'importance et l'influence d'un tel projet sur la bibliothéconomie française. Il serait sans doute temps de faire notre mea culpa.

    Même si Jean Gattégno, partie prenante de ce maelstrom d'influences et d'intérêts contradictoires, ne peut être totalement impartial, on perçoit dans ce qu'il écrit une évidence de vérité. On conçoit que quelqu'un qui a cru à une grande idée, généreuse et moderne, même si elle était légèrement utopique, ait souffert de cette réduction permanente des ambitions de départ, de ces blocages répétés des "conservateurs" qui ne veulent surtout pas changer leurs habitudes, de ces mesquines conceptions d'une lecture élitiste. Construire la bibliothèque idéale, à la fois belle et fonctionnelle, ouverte et serviable comme doit l'être toute bibliothèque, suffisamment dotée par la volonté présidentielle pour qu'y soient appliquées les techniques les plus modernes, n'est-ce pas l'idéal pour un bibliothécaire ?

    C'est pourquoi, je serais moins pessimiste que l'auteur à la fin de l'ouvrage. Le besoin d'une bibliothèque d'un type entièrement nouveau est si manifeste, le projet est matériellement suffisamment avancé, la structure architecturale de Dominique Perrault est si simple et adaptable, les dernières décisions d'octobre 1992 préservent suffisamment l'essentiel de l'idée présidentielle, et je l'espère, la volonté présidentielle reste suffisamment ferme pour que la bibliothèque soit normalement terminée, même si on a perdu en route un peu d'ouverture, un peu d'audio-visuel, un peu de générosité.