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    A l'est, quoi de nouveau ?

    Par Didier Guilbaud, Conservateur Bibliothèque Municipale de Dunkerque
    Enquête sur les bibliothèques de l'Ex-République Démocratique Allemande, à partir de la Bibliothèque publique d'Erfurt.

    S'il est un mot que l'on devrait détacher aujourd'hui de l'espace linguistique allemand ce serait sans aucun doute le mot "Wende" c'est à dire "tournant". S'il signifie bien en premier lieu le passage de la République Démocratique Allemande à la réunification des deux Allemagnes, il est indéniable que le mot est chargé d'une signification bien plus forte : changement de système, tant sur le plan économique que politique ou social, tout autant que l'arrimage de toute une population à un système nouveau.

    En bref, on a le sentiment que les horloges se sont arrêtées en 1989 avec la chute du mur de Berlin. Petit à petit la population de la RDA, devenue "La partie orientale" de l'Allemagne ou encore "Les nouveaux Etats fédéraux", s'habitue, tout à la fois avec fascination et angoisse, aux règles qui régissent le monde de l'Ouest.

    Tenter de comprendre les mutations en cours exige de toute façon une prudence extrême. S'il convient de constater qu'une page de l'histoire allemande est tournée, la rupture entre deux mondes qui s'étaient éloignées pendant près de 40 ans est loin de disparaître.

    Quel rôle les bibliothèques jouent-elles ou ont-elles joué dans la tourmente, c'est ce que j'ai essayé d'explorer à partir de la bibliothèque municipale d'Erfurt en Thuringe. Exemplaire, la bibliothèque d'Erfurt ? Peut-être pas au sens strict du mot dans les bouleversements actuels. Néanmoins j'ai choisi de m'appuyer sur un exemple précis pour tenter de découvrir les problèmes de la "bibliothéconomie" allemande contemporaine.

    Capitale du Land de Thuringe, la ville jouissait et jouit encore d'une situation appréciable en Allemagne et au coeur de l'Europe. Ville d'histoire - Erfurt vient de fêter cette année son 520e anniversaire - la capitale de la Thuringe est aussi une ville de tradition commerciale (le Pont "Krâmerbrucke" est situé sur la route des épices) et culturelle : elle fut le siège d'une des premières universités créées à la même époque que celle de Heidelberg. Luther y a étudié et enseigné, avant de lancer la Réforme : la ville conserve encore aujourd'hui la trace de son inscription sur le registre de l'université, aux archives municipales ! La bibliothèque actuelle est d'ailleurs l'héritière de la première bibliothèque universitaire !

    Structure du Réseau hier et aujourd'hui.

    Par "hier" j'entends "avant 1989", c'est à dire du temps de la RDA...

    Le Congrès du SED (Parti Socialiste Unifié) - parti du pouvoir, né de la fusion (ancienne) du Parti communiste et du Parti socialiste d'avant guerre - avait, dans sa session de 1984 cadré les missions des bibliothèques dans une résolution qui porte le titre de "le rôle des bibliothèques dans la société socialiste" Cette résolution préconisait que les bibliothèques soient mises "au service des besoins grandissants de la population qui pourrait ainsi disposer d'une littérature comme soutien de la prise de conscience socialiste, au service de la recherche scientifique, de la formation initiale et continue tout autant que comme moyen de développement des loisirs".

    Dans cet esprit déjà un réseau de bibliothèques "scientifiques et générales" (Wissenschafliche Allgemein-bibliotheken - WAB Erfurt) avait été initié dès 1968 "Afin de desservir de la façon la plus complète possible et dans les meilleurs délais la population et les entreprises en mettant à leur disposition des collections d'ouvrages, ainsi que des collections de littérature régionale." Dans cet esprit les bibliothèques scientifiques et générales étaient conçues comme "centres de ressources scientifiques en vue de l'utilisation rationnelle de la littérature (entendez des collections) dans chaque district (Bezirk)."

    Tels sont donc les principes qui régirent à l'époque la mise en place de bibliothèques "d'un type nouveau". Les missions de ces bibliothèques étaient donc les suivantes :

    • centre culturel ;
    • centre de ressources scientifiques ;
    • centre technique et et de recherche bibliothéconomique dans le cadre du développement des bibliothèques de l'Etat de RDA ;
    • rôle de coopération et de coordination dans le traitement du livre, la mise en place des collections et la mise en réseau des différents points de diffusion du district ;
    • soutien actif à l'éducation et à la formation en général.

    Seize bibliothèques centrales de District furent créées, parmi lesquelles celle d'Erfurt, qui outre le réseau local des Bibliothèques de la ville avait donc pour mission la coordination bibliothéconomique de l'ensemble de la Région d'Erfurt.

    Il apparaît que, à l'instar des autres bibliothèques régionales, la WAB d'Erfurt a plutôt bien réussi. Avec plus de 800 000 volumes, elle apparaît comme étant une des plus fournies de toute la RDA et dépasse de loin le seuil de 2,5 unités par habitant, chiffre considéré comme idéal à la satisfaction des besoins de la population.

    Si la bibliothèque a encore aujourd'hui conservé son nom, de bibliothèque Scientifique et Générale, le tournant opéré dès 1989 se traduit par un léger affaiblissement du réseau :

    Réseau actuel :

    • 1. Bibliothèque Centrale Place de la Cathédrale - centre ville
    • 2. Bibliothèque Centrale pour la Jeunesse Rue du Marché - centre ville
    • 3. Bibliothèque pour enfants et la jeunesse Place Johannes

    Annexes :

    • 1. Annexe Nord
    • 2. Annexe Sud
    • 3. Annexe Est
    • 4. Annexe Place de Moscou
    • 5. Annexe de Quartier Herrenberg
    • 6. Annexe de Quartier Rieth
    • 7. Annexe de Quartier Roter Berg (Montagne Rouge)
    • 8. Bibliobus
    • 9. Annexe scolaire "Drosselberg"

    Sept bibliothèques ou antennes ont disparu du réseau depuis 1989, mais deux bibliothèques seulement ont été réellement fermées : l'annexe de la rue Gorki et celle de la rue Lénine, dont la situation géographique, au centre ville a quelques encâblées seulement de la Bibliothèque centrale ne semblait pas justifier le maintien. Les coûts de location des locaux ainsi que des résultats médiocres (au vu du nombre de prêts effectués), l'absence de professionnalisme (bibliothèques animées par des bénévoles) ont fourni les arguments nécessaires - dans les circonstances de très forte réduction budgétaire - à la suppression de certains services.

    Quatre bibliothèques étaient planifiées et n'ont donc pas été ouvertes.

    Il s'agit là de la première étape des changements opérés dans le monde des bibliothèques de l'Allemagne orientale. Erfurt apparait néanmoins comme privilégiée : le réseau, même s'il a subi de nombreuses modifications a été maintenu à un haut niveau, contrairement à d'autres villes qui ont vu la fermeture de la presque totalité de leurs équipements.

    J'ai pu néanmoins constater que lorsque des professionnels très motivés ont eu face à eux des élus pas trop fermés, le dialogue a pu éviter des dégâts, souvent irréparables, comme dans les petites communes (de moins de 5 000 habitants), où les nouveaux élus locaux n'ont pas toujours jugé nécessaire le maintien d'un équipement.

    M Les activités de la bibliothèque

    Du côté des collections

    La RDA produisait environ 6 000 volumes par an. Seules les éditions de RDA étaient facilement disponibles. Les parutions étrangères, notamment celles de langue allemande de RFA et d'autres pays de l'ouest, devaient être payées en devises ce qui contraignait considérablement les possibilités d'achat des bibliothèques.

    Par contre toutes les bibliothèques du réseau, que ce soit celui de la ville d'Erfurt ou le réseau du District de Thuringe pouvaient facilement acquérir les 6 000 volumes parus annuellement. La WAB d'Erfurt faisait des acquisitions à hauteur de 30 exemplaires par an des différents titres. Ainsi de 1979 à 1989 la Bibliothèque est passée de 683 000 à 826 000 documents soit une progression de 143 000 documents.

    Le "tournant" allait bien évidemment tout changer.

    La période de transition

    En 1990 la bibliothèque a poursuivi son activité en matière d'acquisition jusqu'au mois de mai environ. Dans l'attente des changements à venir l'attitude adoptée était de continuer le travail - donc les acquisitions - comme si de rien n'était. Cette période correspondait également à la prise de fonction de la nouvelle responsable des acquisitions et des services internes. A partir de mai, la nouvelle responsable décidait de réviser fondamentalement les méthodes de travail de l'équipe.

    L'augmentation très sensible du prix des livres sur le marché allait dans un premier temps fortement réduire les capacités d'acquisition. De 9 DM en moyenne le prix du livre monte aujourd'hui à 25 voire 30 DM. En 1990 cela représentait une capacité d'acquisition d'environ 8 000 ouvrages.

    En 1991 des fonds délégués par l'Etat fédéral (c'est à dire à l'échelle de l'Allemagne) ont permis une forte poussée des acquisitions. Avec près de 1 500 000 DM la bibliothèque pouvait faire l'acquisition de plus de 50 000 volumes.

    Dans le même temps de nombreux ouvrages ont quitté les rayons, pour être soit totalement éliminés, notamment dans les annexes, soit placés en réserve dans le but de conserver le témoignage de la production éditoriale de la RDA.

    En 1992, 38 556 documents ont garni les rayons de la bibliothèque, alors que 51 006 ont fait l'objet du désherbage.

    Il est peu de secteur de la classification en cours qui n'aient subi les effets du désherbage ; en premier lieu les ouvrages de philosophie, d'économie, d'histoire, de pédagogie, mais aussi beaucoup d'ouvrages de sport, d'art, de religion, suffisamment teintés de l'esprit de l'Homme nouveau socialiste pour mériter une descente aux enfers ?

    La sélection, pour draconienne qu'elle ait été et qu'elle soit encore aujourd'hui, n'est pas chose évidente. Si telle édition à caractère militaire peut être aisément éliminée, il n'en est pas de même de tel ou tel ouvrage sur Bach ou des romans d'Anna Seghers. La présentation extérieure du livre peut faciliter le choix mais tout bibliothécaire hésite (à juste titre) à sortir des rayons des ouvrages, sans pouvoir le remplacer par une autre édition traitant du même sujet.

    La Responsabilité du bibliothécaire dans le choix de livres

    Jusqu'en 1990, le choix véritable n'était pas du ressort des bibliothécaires. Le service (central) des "Préparutions" (Service du marché de gros) ainsi que le Service d'information de Leipzig jouaient ce rôle. Le système fonctionnait sur la base d'un premier service en direction des bibliothèques du Ministère et des organisations politiques, d'un second service en direction des bibliothèques qu'elles soient publiques, universitaires, ou "scientifiques".

    Comme il n'existait aucun problème financier, les 6 000 livres promis a parution étaient livrés, en toute logique dans toutes les bibliothèques. En 1990, notamment après les élections, qui ne laissaient aucune chance de survie au régime de la RDA, les bibliothèques continuèrent de recevoir les ouvrages commandés, malgré des appels désespérés de la part des bibliothèques pour bloquer les commandes en cours. A la décharge du service du Marché de Gros de Leipzig, celui-ci ne pouvait stopper net tout activité, notamment du fait d'un fonctionnement technique très rudimentaire, l'ensemble des manipulations se faisant manuellement - d'autre part parce que cela aurait signifié la faillite immédiate de la plupart des maisons d'éditions, qui avaient elles-mêmes fort à faire avec la nouvelle situation du marché du livre.

    Dans un autre ordre d'idée, il existait en RDA une organisation très active des professionnels autour de l'Institut central de bibliothéconomie de Berlin qui favorisait l'échange et la discussion sur la production. C'est ainsi que les bibliothécaires Jeunesse par exemple se retrouvaient fréquemment (en moyenne une fois par mois). Ce type de coopération, qui permettait un dialogue extrêmement riche sur la production, a été complètement noyé dans la masse des problèmes à résoudre. De fait, le bibliothécaire, notamment le bibliothécaire chargé de la sélection des documents s'est retrouvé totalement seul face à la responsabilité du choix des livres.

    Enfin cette responsabilité nouvelle ne pouvait s'asseoir sur une connaissance quelconque de la production éditoriale allemande, tant ce qui se faisait "de l'autre côté" (dans les anciens Lânder) était inconnu ici. Les bibliothécaires se sont donc retrouvés noyés d'informations provenant de toutes sortes de maisons d'éditions, ainsi que sollicités par de multiples représentants. La profusion de la production, ainsi que l'aspect coloré et alléchant de nombreux ouvrages, allaient compliquer la situation.

    à L'organisation du lectorat

    Sous le terme de lectorat, il convient d'entendre une réalité bien différente de celle que nous entendons habituellement en France. En l'occurrence le lectorat signifie ici l'organisation des bibliothécaires chargés de la lecture et de la sélection des ouvrages ("Lektor", que pour des raisons de traduction j'appele-rai bibliothécaire-lecteur).

    Les missions du bibliothécaire-lecteur sont de trois sortes :

    • choix des ouvrages dans un secteur donné de la classification, connaissance du fonds de livres ou de documents du secteur. Classification de ces documents ;
    • conseil aux lecteurs dans le cadre du service public. Cette participation au service public en salle de lecture ou "au prêt" est organisée à raison de 4 séquences de trois heures pendant la semaine. L'échange avec les lecteurs doit permettre une meilleure connaissance des besoins des usagers et la modification éventuelle des choix ;
    • participation aux activités d'animation : organisation des expositions, relations avec la presse, visites guidées de la bibliothèque, etc.

    Les bibliothécaires-lecteurs appartiennent à l'équipe de la bibliothèque centrale, mais sont chargés de missions de conseils, d'assistance dans le domaine des acquisitions auprès des bibliothécaires de quartier et du bibliobus, ce qui à cette étape du développement de la bibliothèque d'Erfurt apparaît plus comme un voeu pieux que comme un service effectif.

    Un des soucis actuels du travail des bibliothécaires-lecteurs provient de la séparation physique des lieux de travail, entre la bibliothèque centrale d'une part (service public, conseil au lecteur, présence des fonds de documents) et le service d'acquisition et de classification d'autre part, situé dans un autre bâtiment à quelques 300 m.

    La question des fournisseurs

    Le problème ne s'était pas réellement posé jusqu'à maintenant dans la mesure où, du temps de la RDA, les commandes étaient honorées par le service central de Leipzig. En revanche en République Fédérale les bibliothèques pouvaient faire appel à plus de 80 grossistes, dont notamment l'EKZ (EinKaufZentrale - centrale d'achat de Reutlingen).

    Après une "pause financière" de quelques mois, les bibliothèques ont pu disposer à nouveau de fonds financiers, fonds délégués pour l'essentiel par l'Etat fédéral, via la Région (Land), et se sont trouvé confrontées à la nécessité d'acquérir très rapidement de nombreux ouvrages

    La Centrale d'achat Ekz a pu fournir une grande part des nouvelles acquisitions, ce fut également l'occasion pour les collègues de tester les différents fournisseurs du marché :

    • LKG Leipzig, ancien fournisseur des bibliothèques en RDA, poursuit ses activités après s'être constitué en SARL. Cette société ne se pose pas en concurrent de l'Ekz de Reutlingen et cherche plutôt à satisfaire la clientèle de Saxe et pour une part de Thuringe, c'est à dire du sud-est de l'actuelle Allemagne. Depuis le 25 janvier 1992 cette centrale d'achat propose (à nouveau) des fiches d'information bibliographique. Les délais de livraison sont de 5 semaines.
    • Ekz livre les ouvrages reliés pour la somme de 9,60 F (reliure rapide très efficace) et propose une double sélection bibliographique (petite et grande sélection) qui couvre l'ensemble de la production avec 10 000 titres disponibles par an. Il semble que les services d'Ekz soient sensiblement plus chers que ceux des autres fournisseurs du marché.
    • La Librairie Schild a présenté ses livres dans une librairie ambulante à Erfurt, ce qui a permis aux collègues de se faire une idée sur les titres disponibles, dont certains faisaient partie d'une promotion avec 50% de réduction (les prix auraient été néanmoins surévalués)
    • la librairie Hambucker propose un éventail de plus de 90 000 volumes provenant de 203 maisons d'édition. Un important catalogue est mis à disposition des bibliothèques. Equipement des ouvrages, mise à disposition de fiches catalographiques, etc, sont disponibles à des prix très raisonnables.

    L'équipement des ouvrages, circuit du document

    La structure du réseau d'Erfurt est telle que les services internes bibliographiques et techniques mobilisent l'activité permanente de 24 personnes malgré une chute de 40% des effectifs (sur l'ensemble de la bibliothèque). Deux collaboratrices non professionnelles étaient auparavant libraire et enseignante. Les autres emplois du service se répartissent de la manière suivante :

    • 1 directrice (en RDA "Diplombibliothekarin" ou Bibliothécaire diplômée - qualification reconnue pour cette Directrice dans le cadre de l'alignement des statuts de l'ex-RDA et la RFA) ;
    • 12 bibliothécaires ;
    • 4 assistantes ;
    • 7 employées.

    L'activité du service s'entend sans la participation des bibliothécaires-lecteurs, qui sont comptabilisés dans les autres services.

    Indépendamment des facilités offertes par la plupart des fournisseurs pour l'équipement des ouvrages, le service doit faire face à la mise en rayons de l'ensemble des documents sur le réseau, ce qui, malgré une efficacité remarquable et une bonne volonté de l'équipe ne semble pas satisfaire l'ensemble du réseau. L'importance du système génère des lourdeurs qui sont un frein à la mise en service rapide des livres.

    Le travail de l'équipe s'est trouvé particulièrement compliqué au cours des deux dernières années par la désaffection de nombreux documents, comme nous l'avons déjà signalé ci-dessus.

    Enfin, le travail catalographique s'est pour une grande part allégé, du fait de la mise en service d'une photocopieuse permettant la reproduction de fiches catalographiques. Le couplage du CDROM de la Bibliographie nationale allemande avec une imprimante permet par ailleurs de réaliser dans les délais confortables les fiches de catalogage.

    La classification en vigueur dans l'ex-RDA a été abandonnée, ou du moins épurée, sa structure restant identique, ce qui évite - par bonheur - de trop grands bouleversements.

    M Fonds anciens et spéciaux

    Aux orientations qui avaient présidé à la création des bibliothèques scientifiques et générales - et qui prévoyaient expressément le développement des collections régionales, il convient d'adjoindre la loi sur "la Protection des biens culturels de la RDA" du 3 Juillet 1980. La mise en valeur des fonds précieux, leur conservation, leur exploitation reposent sur ces deux textes. Les bibliothèques sont citées dans le paragraphe 2 de la loi, comme lieu de conservation permanent de biens culturels de grand intérêt historique, scientifique ou artistique."

    De par son histoire, la bibliothèque d'Erfurt est particulièrement bien placée comme lieu de ressources de fonds anciens, spéciaux et locaux. Revenons un moment sur cette histoire :

    • en 1392 est fondée l'Université d'Erfurt. Un étudiant célèbre fournira dès les premières années en remerciement une collection complète d'ouvrages. Cette collection, une des plus significatives de toute l'Allemagne est à l'origine des collections de l'Université.
    • en 1816: malgré un développement rapide et bien qu'étant un des hauts lieux de la vie spirituelle d'Allemagne, l'université est dissoute par arrêté royal. Les collections de la bibliothèque sont conservées dans la Bibliothèque publique royale (Oeffentliche Kônigliche Bibliothek).
    • en 1909, la Bibliothèque prend le nom de "Bibliothèque Municipale d'Erfurt" (Stadtbücherei Erfurt).
    • en 1945 : le bâtiment est en partie endommagé par les bombardements alliés. Par bonheur l'ensemble des collections - les plus précieuses tout particulièrement - avaient été déménagées et dispersées par mesure de protection dans la campagne environnante.
    • en 1957, la bibliothèque fut baptisée "Bibliothèque Scientifique d'Erfurt".
    • en 1961, la Bibliothèque contenait 267 274 volumes. A la même époque les Bibliothèques populaires réunies sous le titre de Bibliothèque communale et de District (Bezirk) rassemblaient 116 431 volumes dans près de 23 antennes.
    • en 1969 , la réunion de ces deux types de bibliothèques amène la création de la Bibliothèque scientifique et générale du secteur.

    Le fonds ancien de la bibliothèque a réuni au cours des siècles de nombreux manuscrits, incunables et imprimés en provenance de l'université mais aussi des différents cloîtres et maisons religieuses, bien que les églises de la ville soient aujourd'hui encore en possession de prestigieuses collections.

    Parmi les collections de la bibliothèque, il convient de citer :

    • la bibliothèque Amploniana, qui avec 979 manuscrits et 1 585 ouvrages imprimés représente une des bibliothèques les plus significatives de l'espace germanique ;
    • 615 incunables, et 946 manuscrits du fonds d'Erfurt ;
    • les bibliothèques monacales, les bibliothèques privées représentent à elles seules 35 468 volumes ;
    • les collections du 19e siècle représentent 60 069 vol.

    Les contraintes d'exploitation de ces fonds venaient essentiellement des conditions matérielles auxquelles les personnels étaient confrontés. La première d'entre elles était sans conteste l'impossibilité de multigraphier les fiches du catalogue.

    L'autre restriction, également d'importance, provenait de l'espace scientifique restreint dans lequel les chercheurs étaient confinés : pas de contact avec les autres chercheurs allemands, rapports limités avec les autres pays du bloc socialiste. A cet égard, la participation de la bibliothèque d'Erfurt au "Catalogue Général des imprimés de langue allemande du 16e siècle" ouvre dès 1990 des horizons auxquels les professionnels n'étaient pas habitués.

    A l'instar de la Bibliothèque allemande de Leipzig (Deutsche Bibliothek), la Bibliothèque d'Erfurt disposait d'un atelier de reliure et de restauration dont le restaurateur figure parmi les plus habiles connaisseurs de l'art du traitement du papier. En 1990, la nouvelle direction - provisoire - de la Bibliothèque a tenté de se séparer de l'atelier de restauration, alors que l'atelier de reliure voyait fondre ses effectifs. La conviction des personnels a emporté la conviction des élus et de l'administration, et l'atelier de restauration a été conservé, ses moyens (techniques) ont même été renforcés.

    Enfin, ce dont souffre actuellement la bibliothèque de la ville d'Erfurt - mais la situation n'est pas meilleure dans bien d'autres pays - c'est de l'absence d'un personnel scientifique très spécialisé. Le plus grand regret du Directeur du fonds ancien est que durant 40 ans le latin n'ait pas été enseigné de façon suffisamment poussée pour permettre la lecture de documents précieux. Lui-même aurait "dû" (que l'on m'excuse du terme) faire partie de la première "charrette" de licenciements (secs ou mesures sociales de type préretraite)

    M Le Fonds Local

    Situé au deuxième étage de la bibliothèque principale, le fonds local, de grande qualité, souffre néanmoins de problèmes analogues.

    Ces collections datent du 19e siècle et pour une grande part du 20e siècle. Les collections antérieures ont été signalées précédemment sous le nom de fonds imprimé Erfurtois. Un très important travail de catalogage a été réalisé à partir des années 1980, qui permet l'identification des documents par genre, par nom de lieu et par auteur. L'utilisation de la multigraphie a permis depuis deux ans de faciliter ce travail.

    Le terme fonds local semble néanmoins peu approprié à la réalité de la RDA. Le mot "Heimat" (le pays, dans le sens des racines) est particulièrement connoté de nostalgie de la terre natale et n'était pas bien vu des autorités socialistes. A cela s'ajoute l'utilisation du terme, avant guerre, par les associations historiques locales, qui du fait d'un contrôle strict des associations en RDA, n'ont pas eu d'activité officielle de ce côté de l'Allemagne pendant toutes ces années.

    Le "tournant" en 1990 aura eu deux effets, l'un plutôt positif, l'autre négatif. L'effet positif provient de la renaissance des associations et de la multiplication de la littérature grise, qu'il est bien souvent (il n'y a pas que chez nous !) difficile de rassembler.

    L'effet négatif vient de la dislocation d'un réseau scientifique - même informel - au sein de l'actuel Land de Thuringe, jadis 3 secteurs, le secteur de Gera, le secteur de Suhl et le secteur d'Erfurt.

    Les licenciements opérés ici et là, à Erfurt d'abord, mais aussi dans les autres villes, ont eu raison du travail scientifique. Ainsi à Erfurt la réalisation de catalogues ou d'ouvrages (tels que "La description historique" des rues) était assuré par deux personnes (diplômées). L'une est partie à la retraite, l'autre a été licenciée.

    Les activités de la bibliothèque : prêt et animation.

    Il est aujourd'hui (relativement) bien connu que les bibliothèques de l'ex-RDA ont été désertées par leurs lecteurs du jour au lendemain, du fait de l'ouverture des frontières. Il est vrai que la liberté nouvelle, de voyager notamment, avait lancé sur les routes des hordes de Trabistes. Les collègues de l'Allemagne orientale racontent avec émotion comment, la semaine d'octobre qui suivit l'ouverture du mur, seul un nombre extrêmement réduit de lecteurs a trouvé de l'intérêt à franchir le seuil des bibliothèques.

    Pour tous les allemands de "l'est" il a fallu apprendre à vivre autrement et surtout s'informer autrement. Les publications de l'ouest - pas toujours les meilleures - ont envahi les kiosques. Il a fallu aussi et surtout s'informer pour vivre : quelles étaient les implications du traité d'Union dans la vie quotidienne, comment faire face au chômage, quels sont les nouveaux droits des citoyens ? Telles sont les questions que se posèrent et se posent encore les allemands et usagers des bibliothèques.

    La réaction des bibliothécaires d'Erfurt et d'autres villes - Leipzig est à cet égard l'exemple le plus significatif - a été de répondre à l'extraordinaire demande d'informations pratiques, en créant des centres de ressources d'Information, en "actualisant" les fonds de documents juridiques par exemple.

    La tourmente a quelque peu balayé la littérature qui figurait sur les rayons de la bibliothèque au profit de la littérature policière - peu répandue - et une littérature grand public : Konsalik a fait son entrée dans les bibliothèques est-allemandes ! Alors qu'il semble que seulement 9% de la littérature était d'origine allemande et qu'une part très importante était laissée à la littérature étrangère (des anciens pays de l'est mais aussi d'Amérique du Sud), le rééquilibrage en littérature allemande s'avérait nécessaire.

    Néanmoins, bien que ceci mérite d'être analysé dans le détail, l'exigence en matière de littérature semble plus forte à l'est qu'à l'ouest de l'Allemagne. La recherche d'oeuvres littéraires de qualité accompagne un mouvement culturel profond, qui, même s'il affronte des réalités économiques nouvelles, ne s'est pas arrêté sur le fond.

    Côté chiffres, la situation statistique en nombre de prêts et de lecteurs a bien entendu suivi l'évolution du réseau (fermeture d'annexes, concentration de moyens) et consacré une érosion très nette des résultats. Néanmoins avec des nuances à apporter sur la situation de chaque secteur la bibliothèque d'Erfurt rattrapait fin novembre 92 ses chiffres d'avant le Tournant, on s'en rapprochait dans certaines annexes de quartier. Certaines villes, Rostock par exemple, affirment avoir dépassé les chiffres des meilleurs années de l'époque de la RDA.

    Côté animation, il est bien connu que lorsque les moyens sont réduits, on pense d'abord à réduire les activités d'animation. Erfurt n'échappe pas à la règle, même si la bibliothèque a tenté de conserver un haut niveau d'intervention.

    Le cas le plus significatif vient de la bibliothèque jeunesse. Dotée d'une salle d'exposition et d'animation, appelée "Club Jeunes", supprimée après le "tournant", vendue et transformée en restaurant - la situation en centre ville est idéale - cette salle était le lieu de manifestations culturelles, telles que concert de jazz, rock, ou d'expositions, difficiles à réaliser dans les conditions d'aujourd'hui.

    M Administration (toujours !)

    La question des locaux

    La possession des locaux nous semble a priori être une évidence. En RDA la question ne se posait pas vraiment non plus. Les logements voire les équipements collectifs appartenaient à des sociétés liées de près ou de loin à la ville ou aux entreprises.

    La situation nouvelle créée en 1990 a modifié profondément l'appréhension des problèmes de propriété. De nombreuses maisons ont (re)découvert leur propriétaire, notamment des familles éloignées installées en RFA. Les anciens propriétaires ont par ailleurs eu la faculté de retrouver leur bien, soit en le rachetant, s'ils en avaient effectué librement la vente il y a quelques décennies, soit en le récupérant gratuitement s'il est prouvé qu'ils avaient été contraints de le céder à la collectivité. Inutile de dire que cette situation nouvelle a ouvert des appétits féroces.

    Le réseau des bibliothèques d'Erfurt est confronté à ce problème dès le début du "tournant" :

    • La Bibliothèque centrale en premier lieu, constituée de locaux récupérés petit à petit sur des appartements locatifs ;
    • * La bibliothèque de Quartier Roter Berg dû être déménagée. Le propriétaire des lieux désirant en faire des locaux commerciaux ;
    • L'annexe sud par contre est menacée de fermeture, le propriétaire voulant en faire un local commercial dans un quartier résidentiel, proche du Parlement régional, où le prix du mètre carré sera bientôt inabordable ;
    • L'annexe Est ne semble pas pour l'instant menacée mais le loyer risque fortement d'augmenter dans les années à venir.

    Il est assez remarquable de constater combien cette question des loyers et de la propriété provoque des interrogations et des inquiétudes au delà du cercle familial. La presse locale faisait état récemment de la libération des loyers commerciaux à compter du premier janvier prochain, ce qui engendrerait de probables faillites, même dans des lieux où des investissements importants ont été opérés ces deux dernières années. L'inquiétude permanente dans laquelle vivent nos collègues de l'est de l'Allemagne - même s'ils n'en parlent pas volontiers - est loin d'améliorer les conditions de travail.

    M Les personnels

    Questions de statut

    Les emplois exercés dans les communes sont majoritairement des emplois de contractuels. Un contrat est signé au début de la mission à durée indéterminée. Il n'y a pas de fonctionnaires au sens où nous l'entendons, c'est-à-dire avec garantie de l'emploi (et en Allemagne avec interdiction du droit de grève). Dans des situations financières difficiles il est donc possible de licencier les personnels.

    En RDA, bien que les emplois n'aient pas été des emplois de fonctionnaires, le droit au travail était globalement garanti - ce qui revient à peu près au même. La situation nouvelle crée également un rapport différent entre les collaborateurs d'une même équipe, la crainte de perdre son emploi y est pour quelque chose, car il n'est absolument pas garanti que les villes continueront à assurer les mêmes services à l'avenir. La ville d'Erfurt semble toutefois disposée à conserver un potentiel fort dans le domaine des bibliothèques. L'orage est passé pour une part.

    Le problème des statuts et des salaires est à l'heure actuelle à considérer sous un double aspect :

    • la reconnaissance du statut des différents personnels en fonction de l'emploi exercé dans l'ancienne RDA, et des responsabilités particulières exercées par ces personnels ;
    • la comparabilité des emplois avec les emplois de même nature en République Fédérale : le principe général étant qu'à emploi égal, un bibliothécaire de l'est perçoit aujourd'hui un salaire équivalent à 75% (depuis le 1er décembre 1992) du salaire d'un collègue de l'ouest à ancienneté égale.

    Mais que sont les anciens devenus ?

    Du coté de la direction (et des anciens) du Parti:

    Mais où sont passé ceux qui, pendant 40 ans ont dirigé, animé (censuré ?), les bibliothèques, notamment les membres du parti ? Il n'y a pas de réponse définitive à cette question mais la situation d'Erfurt ouvre plusieurs types de réponse.

    Les professionnels de bibliothèque quels que soient leurs attachements idéologiques restent et demeurent des professionnels : est-il besoin d'être marxiste léniniste ou apparemment neutre pour savoir cataloguer, ou faire des acquisitions dans le cadre éditorial précédemment défini ? Quoiqu'il en soit, il est indéniable que nos collègues de RDA ont plus cherché à élargir les possibilités de choix des usagers qu'à les restreindre.

    Certes, il y avait çà et là des professionnels, tout particulièrement aux postes de direction, qui devaient être les garants de la société socialiste. Ceux-là ont généralement quitté leur poste. A Erfurt - alors que le conseil municipal est de majorité Démocrate-chrétienne - l'ancien directeur a laissé la place dans un premier temps à un autre collègue "carté" social-démocrate, pour occuper un autre poste... à responsabilité, dans la hiérarchie administrative municipale.

    L'adhésion au parti Démocrate-chrétien n'a pas suffi au directeur suivant pour assumer les fonctions qui lui étaient dévolues. Après quelques déboires professionnels, il rejoint lui aussi l'équipe administrative municipale à un poste de responsabilité.

    En 1991, l'équipe municipale arrête son choix sur une bibliothécaire dont les seules compétences professionnelles sont l'élément déterminant à assurer la direction de l'établissement.

    Et les licenciements ?

    La bibliothèque d'Erfurt a perdu près de 40% de ses effectifs avec le "tournant". C'est du moins ce que nous enseigne les chiffres de comparaison des effectifs passés et présents. Sans vouloir jouer sur les mots, il convient toutefois de se référer à la situation générale.

    Comme indiqué plus haut, le plein emploi prévalait dans l'ex-RDA. Par rapport à la situation précédente, près de 40% des employés ont été soit licenciés (licenciements secs), soit placés en "ABM" (équivalent des CES), soit mis à la retraite pour ceux qui avaient dépassé l'âge officiel de la retraite (60 ans) mais exerçaient des "petits boulots" (comme la tenue des vestiaires), soit mis en préretraite.

    Au final le chiffre officiel du chômage ne touche que 15 % des travailleurs.

    Les critères de maintien dans l'emploi ont été dans les suivants :

    • personne chargée de famille, avec enfants, de moins de 40 ans (critères sociaux) ;
    • employé dont le départ pénaliserait l'activité de la bibliothèque (ex. le restaurateur ou le directeur du fonds ancien).

    Le résultat des réductions d'effectif, outre la baisse d'activité de la bibliothèque, aboutit à priver de jeunes collègues (moins de 40 ans) d'emploi et à occulter les possibilités de recrutements qualifiés dans les bibliothèques.

    En guise de conclusion...

    Cette enquête a été possible grâce à l'extrême compétence et à la gentillesse des collègues rencontrés dans l'ancienne RDA. Au départ, bien que je ne m'en fusse pas rendu compte tout de suite, il y avait de la part de mes interlocuteurs un peu de réserve, voire de pudeur à répondre à toutes mes questions. Après plus de 15 jours, j'ai pu aborder plus facilement des points délicats, tels que le lien emploi-appartenance au Parti SED !

    Il était bien difficile de tout dire ! Nos collègues de la partie orientale attendent beaucoup de nous et souhaitent s'engager dans une coopération active avec les professionnels des autres pays, au delà des seules frontières de l'Allemagne.

    J'émets ici le souhait que cette enquête contribue à l'ouverture des frontières !