Index des revues

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    Par Dominique Peignet
    Anne-Marie Chartier
    Jean Hébrard
    Emmanuel Fraisse, Collab
    Martine Poulain, Collab
    Jean-Claude Pompougnac, Collab

    Discours sur la lecture 1880-2000

    Paris, BPI-Centre Pompidou, Fayard, 2000. 762 p, index.-ISBN 2-213-60735-4.- 180 F

    Né d'une commande de la Direction du Livre, l'ouvrage d'Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard est le résultat d'une recherche menée par de nombreux collaborateurs sous la direction de Roger Chartier. Publié en 1989 par la BPI sous le titre Discours sur la lecture 1880-1980, il vient d'être réédité par la B.P.I, et Fayard dans une édition significativement augmentée.

    Il comprend maintenant cinq grandes parties. Les trois premières analysent les discours de l'Église, ceux des bibliothécaires et ceux des enseignants ; la quatrième évoque les représentations de la lecture à travers des discours d'écrivains, des représentations iconographiques et l'histoire de la critique littéraire et de ses constructions de l'auteur et du lecteur. La cinquième partie couvre la période 1880-2000 quand surgit la question de l'illettrisme et quand les discours scientifiques sur la lecture se complexifient sur le fond d'une révolution technologique qui affecte en profondeur les pratiques et les représentations de la lecture et de l'écriture. Avec ses 762 pages, son index de 1 500 noms, ses nombreuses notes et références, cette somme parcourt un siècle de discours allant de l'inquiétude - « ils lisent trop », « ils lisent n'importe quoi » - à la déploration - « ils ne lisent plus » « ils ne savent même pas lire ».

    Dans la période allant des dernières décennies du xixesiècle où se mettent en place la production massive de l'imprimé, l'école obligatoire, les lois sur la liberté de la presse et la séparation de l'Église et de l'État jusqu'à la période la plus immédiatement contemporaine, où s'annonce une profonde mutation technologique et culturelle de nos sociétés, les auteurs analysent les discours sur la lecture. Ceux-ci livrent moins des indices des pratiques effectives de lecture que des façons de percevoir d'apprécier et de normer l'acte de lire. Ils informent sur les projets sociaux, les représentations de ceux qui les portent et ils sont modelés par les luttes, les transformations techniques et économiques et par la pression multiforme des pratiques réelles de lecture et de nonlecture. Les corpus étudiés par les auteurs sont nombreux et variés même s'ils sont loin d'épuiser la réalité d'une pratique si intimement liée à la vie sociale. La multiplicité des sources permet de mettre en valeur la complexité des discours qui traversent les organisations et les institutions.

    Pour l'Église sont évoqués le discours épiscopal, l'oeuvre de l'abbé Bethléem et son « Guide général des lectures et la presse catholique pour jeunes. Du côté des bibliothécaires le premier chapitre fait la genèse des conceptions républicaines sur la lecture publique avec une étude sur la Société Franklin et le rôle de la Ligue de l'Enseignement de Jean Macé. Le second montre l'apport d'Eugène Morel et de Charles Sustrac inspirés par l'expérience américaine, le rôle de l'A.B.F, créée en 1906. Le Bulletin d'informations de l'Association est largement mis à contribution, y sont décryptées les oppositions entre militants de la lecture publique et partisans d'une vision plus passéiste du métier, les relations complexes entre bibliothécaires et enseignants et les premières réalisations avec la saga des bibliobus et la très lente concrétisation de la politique de lecture publique conçue aux lendemains de la guerre.

    Du côté de l'école, l'analyse de l'évolution des textes officiels, des manuels, des interrogations qui traversent le corps enseignant à travers l'étude des articles sur la lecture publiés dans la revue L'Éducation Nationale (1946-1980) font contrepoint à des monographies éclairantes comme cette étude sur l'instituteur et la lecture dans le Pas-de-Calais au début du siècle. Les auteurs étudient la façon dont les discours de l'école et sur l'école intègrent la double exigence d'apprendre à lire et de transmettre un corpus d'oeuvres et de valeurs. Ils montrent que ces discours sont affectés par la césure, refermée seulement dans les années 1970 avec le collège unique, entre l'enseignement primaire et l'enseignement secondaire.

    Les auteurs constatent le recul progressif des discours de l'Église dont l'influence continuera toutefois de s'exercer de manière pragmatique dans l'édition. Ils mettent en parallèle la conception de la lecture libre et autonome promue par une profession émergente, celle des bibliothécaires, et la conception des pédagogues d'une lecture imposée, lente de textes choisis. En 1970 la conception des bibliothécaires triomphe, mais se pédagogise sous la montée constante de la pression de l'injonction à lire. La « découverte au seuil des année 1980 de l'illettrisme et l'entrée de la « non-lecture » dans le champ des pathologies sociales témoignent de la pression de cette injonction au moment même où le numérique et l'internet viennent bousculer les habitudes et les certitudes quant au rôle de l'écriture et de la lecture.

    Il est impossible de synthétiser toute la richesse de cette plongée rétrospective dans l'histoire des conceptions et représentations de la lecture dans le format d'une note de lecture. L'histoire culturelle française y défile avec cette singulière continuité qui, de l'Église à la République, place les représentations et les pratiques culturelles individuelles sous l'autorité d'un principe supérieur, au détriment de la liberté de l'individu à « braconner » et à construire son univers propre. Au-delà de son ampleur et de son apparente complexité, ce trésor d'érudition et de réflexion peut tout à fait être abordé de manière cursive. Lire les introductions aux principales parties donne une idée globale des thèmes et facilite une lecture partielle selon son ou ses centres d'intérêt.

    Un livre indispensable dans la bibliothèque du bibliothécaire pour méditer sur l'énigme de la lecture et interroger ses propres représentations de « professionnel de la lecture ».