Index des revues

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    Par Moud Espérou
    Sylvie Patron

    Critique

    1946-1996, une encyclopédie de l'esprit moderne

    Paris, Éditions de l'IMEC, 2000. - 459 p. - (L'Édition contemporaine). - ISBN 2-9082-9551 -2. -250 F.

    Depuis une dizaine d'années, un nombre relativement important de monographies consacrées à la presse hebdomadaire ou à des revues d'influence a paru en librairie. L'IMEC publie la belle étude issue d'une thèse soutenue par Sylvie Patron sur la revue Critique. Sylvie Patron s'éloigne des modèles historiques ou sociologiques comme l'ouvrage de Michel Winock sur Espritou celui d'Anna Boschetti sur Les Temps modernes : elle se veut, comme elle le dit elle-même, analyste d'« une institution culturelle ».

    Pendant le demi-siècle écoulé, Critique a occupé une place privilégiée dans la vie intellectuelle française. Revue à part, elle n'a été l'organe d'aucune idéologie dans un temps où celles-ci furent dominantes, d'aucune école même si certains ont attaché son nom au structuralisme, d'aucun homme en dépit de son acte de naissance dû à Georges Bataille. D'abord publiée par les Éditions du Chêne, elle fut reprise de 1947 à 1949 par Calmann-Lévy, puis, après une interruption d'une année, par les Éditions de Minuit. Elle n'apporta à Jérôme Lindon aucun profit matériel, mais lui valut un immense prestige intellectuel.

    Dans une première partie, Sylvie Patron suit la revue depuis sa naissance, en analysant ses temps forts liés aux mouvements des idées et en s'attachant aux hommes qui les ont animés. Elle fait revivre les débuts de Critique en s'appuyant sur des témoignages vivants, des interviews anciens, sur les archives conservées à l'IMEC. Ils furent l'oeuvre de Georges Bataille, qui reconnaissait la part du bibliothécaire en lui : « L'origine de Critique est liée au fait que j'ai passé une dizaine d'années au service des périodiques de la Bibliothèque nationale, service que j'ai fini par diriger. En réfléchissant à ce que pouvaient signifier les périodiques, j'ai pensé à l'intérêt qu'aurait une revue représentant l'essentiel de la pensée humaine prise dans les meilleurs livres. »

    Il voulait une revue qui s'oppose aux Temps modernes de Jean-Paul Sartre, qui ne délivrerait pas de message, ne soutiendrait pas une cause. Elle devrait être une « revue d'information générale, touchant l'ensemble des domaines de la connaissance - histoire, sciences, philosophie, techniques - aussi bien que l'actualité politique et littéraire ». La formule bibliographique choisie fit qu'il n'y eut pas de publication de bonnes feuilles. L'idéal encyclopédique des premiers rédacteurs de la revue se doublait d'une volonté de décloisonnement des disciplines ; la critique philosophique fut toutefois toujours privilégiée et le demeura. Tous les titres importants, particulièrement dans les sciences humaines et sociales, qui marquèrent ce demi-siècle furent analysés par des collaborateurs éminents.

    Au cours des cinq premières années, Bataille écrivit une bonne centaine d'articles dont certains sous un pseudonyme ; il récrivait aussi les articles d'autres auteurs. A la fin de sa vie, il relâcha son emprise sur la revue au début des années 1960, Jean Piel en devint le seul maître. Les comités d'honneur et les comités de rédaction, malgré les noms illustres - Aron, Barthes, Bataillon, Blanchot, Derrida, Foucault... - n'eurent qu'une influence relative : entre eux, la communauté de pensée était loin d'être évidente, quand leurs relations n'étaient pas franchement conflictuelles.

    Tout en conservant à la revue ses orientations, Jean Piel inaugura à partir de 1963 des numéros d'hommage et, en 1973, il commença de publier annuellement deux ou trois numéros spéciaux. Quelques-uns firent date, comme « Vienne, début d'un siècle » ; ils firent grimper les tirages des 1 000 exemplaires de l'origine à 4 000 et exceptionnellement 10 000 pour celui consacré à Foucault.

    Dans une seconde partie, Sylvie Patron écrit l'histoire littéraire de la revue à travers des articles sur la critique et la théorie littéraires : elle rend compte ainsi de l'évolution de la critique moderne, dont un des chapitres porte un titre emblématique : « Pas de nouvelle critique sans Critique. » Dans le domaine littéraire, la revue, dès le départ, marque son territoire en s'opposant au Sartre de « Qu'est-ce que la littérature ? » ; elle pose comme axiome « Libérer la littérature du souci de signifier » ; pour Roland Barthes, qui jusqu'à sa mort fut très présent dans Critique, autant par ses contributions que par celles faites par d'autres sur ses propres livres, « il s'agit d'une certaine manière de fonder à neuf la littérature ».

    Dès 1954, Robbe-Grillet, Butor, Sarraute... ceux qui seront donnés comme les maîtres du nouveau roman, sont accueillis dans la revue. Critique accompagna les nouvelles directions prises par la critique ; de nombreux articles traitèrent du rapprochement nécessaire de la littérature avec les autres sciences humaines, la philosophie, la sociologie, la psychanalyse et surtout la linguistique. Le moment structuraliste imprima fortement la critique littéraire, avec toutefois des modes d'approche divergents chez les collaborateurs. Elle s'ouvrit aux récents développements de la recherche avec la critique génétique et les théories de la réception.

    On ne peut qu'admirer le travail considérable, mené avec intelligence et talent par Sylvie Patron. Le sérieux et la richesse des documents cités ainsi que les nombreuses annexes en font une excellente introduction à une revue qui fut consultée abondamment dans nos bibliothèques, au point d'être souvent volée. Pour l'avoir beaucoup pratiquée, nous nous autorisons à quelques réserves. Critique, qui se voulait novatrice dans les sciences humaines, a manqué la nouvelle histoire : les historiens furent les grands absents, comme l'observe très rapidement Sylvie Patron. Autre reproche, plus grave à notre sens celui-ci : à vouloir trop désavouer l'événement et ne pas s'inscrire dans son époque, la revue n'a pas vu que les grandes secousses politiques contemporaines ont aussi façonné l'« esprit moderne ».