Index des revues

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    Par Jean-Claude Garreta
    Henri-Jean Martin

    La Naissance du livre moderne

    Mise en page et mise en texte du livre français (XIVe -XVIIe siècle)

    Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2000.- 494 p. - ISBN 2-7654-0776-2.

    On a pu dire que la mise en scène, plus exactement le metteur en scène, était une nouveauté du théâtre au XXe siècle ; la mise en texte, au contraire, si le terme est neuf, est une pratique méconnue mais ancienne que Henri-Jean Martin s'attache avec bonheur à débusquer sous ses avatars depuis le livre manuscrit, période à laquelle était consacré un précédent ouvrage sur le même thème.

    Mais les éditeurs ont toujours fait preuve du plus grand respect pour le texte (sinon pour l'esprit) d'un auteur, et le souci des humanistes a précisément consisté à reconstituer le texte original d'une oeuvre à travers l'examen comparé des versions manuscrites (la même démarche était suivie au début du XIIesiècle par Étienne Harding pour préparer la Bible de Cîteaux).

    Le respect de l'auteur ne s'étendait pas pour autant au support matériel de son oeuvre : le texte une fois imprimé (ou recopié), le manuscrit, même autographe, ne rencontre jusqu'au XIXesiècle plus aucun intérêt, et l'on comprend mal aujourd'hui que des humanistes aussi respectables que Beatus Rhenanus et Gelenius aient détruit au moins deux anciens manuscrits de Tite-Live après avoir édité les Décodes en 1535.

    Le phénomène de la mise en texte est d'autant plus méritoire que, depuis l'Antiquité, « le livre est un discours écrit » (il l'est resté peut-on dire jusqu'au xvne siècle, où les grands genres littéraires sont le discours, le sermon, le théâtre et la poésie, composée pour être récitée). L'écriture a pour mission de fixer ce qui a été dit, le livre est aide-mémoire et par conséquent le réalisateur du livre pourrait peu se soucier de fournir des aides à la lecture puisque celle-ci n'est pas à l'époque une fin en soi, mais l'imprimerie a amené un changement des mentalités (et la lecture murmurée en est une étape).

    L'enseignement universitaire est oral, mais l'étudiant se reporte ensuite au texte qu'il a entendu commenter et il a besoin des quelques points de repère ménagés dans le texte compact, à deux colonnes « en pavé », sous une forme coloriée, pieds-de-mouche et lettrines, rompant la massive monotonie de la page écrite. Les premiers incunables ont connu aussi le passage chez le rubricateur, mais bien vite l'imprimeur a cherché à se passer de cette intervention coûteuse en réalisant mécaniquement lettrines et pieds-de-mouche ; la privation de la couleur obligera, pour que ces marques jouent leur rôle, à les rendre de plus en plus apparentes dans le texte écrit en continu. De même, les titres de chapitre (qu'un auteur du xme siècle semble avoir rencontré dans des manuscrits de Tite-Live) sont adoptés par les humanistes, et cette « capitulation » se généralisera vite, dans les livres des auteurs anciens d'abord.

    Quant à la table des matières, elle naît du sommaire imprimé en tête des livres pour guider le travail effectué par le rubricateur au fil des pages ; aucun chiffre ne permet d'abord d'aller directement à un chapitre particulier. C'est à cause des index matières qui se multiplient au tournant du siècle qu'apparaîtront - mais bien après la signature - la foliotation puis la pagination imprimée (la foliotation manuscrite qu'on observe dans les incunables est le fait du lecteur), si bien que, ajoutons-nous, jusqu'à la fin de la période du « livre ancien », les index, pour le malheur des catalogueurs, ne sont jamais paginés, l'index n'ayant pas à se renvoyer à lui-même.

    L'histoire de l'écriture est abordée notamment pour décrire la création au début du XVesiècle d'un alphabet capital d'après l'épigraphie latine, restée plus largement présente en Italie qu'ailleurs, et à la même époque le rôle du Pogge dans l'esquisse d'une écriture humanistique et de son ami Niccolo de Niccoli, inventeur d'une cursive penchée qui annonce l'italique.

    On lira avec curiosité l'histoire politique de l'appropriation du gothique, voulu par Maximilien comme écriture nationale, à l'est du Rhin, tandis qu'à l'ouest l'écriture en caractères romains secouait non sans peine la tradition européenne du gothique à la fin du règne de François 1er, en même temps que le français de la cour royale était consacré langue officielle, une langue réglée qui, jusqu'à nos jours, relève en ce pays de l'autorité publique. L'auteur ne se fait pas faute d'observer dans la victoire du romain en France l'action décisive d'un cercle élitiste, ces officiers de la chancellerie royale marqués par l'influence italienne un siècle avant la conquête du Milanais et la période essentielle des guerres d'Italie.

    Henri-Jean Martin met aussi en évidence l'apport des écoles du Nord où les Frères de la vie commune, que faisait vivre une activité de copistes, loin de se replier, comme ce fut le cas un temps en France ou en Allemagne, sur une défense corporatiste, s'empressèrent d'introduire durablement l'imprimerie dans les possessions bourguignonnes du Nord Josse Bade Ascensius venait de ce milieu. À lui comme à N. Jenson, Heynlin, Jean de Tournes, Simon Vincent, Alde Manuce sont consacrées des mises au point vibrantes, et par-dessus eux tous au « génial Robert Estienne », mais ces gloires reconnues font une place à des personnages moins illustres comme François Demoulins, précepteur du futur François Ier, ou Jacques Colin, secrétaire du même roi : nous ne pouvons ici passer en revue toutes les étapes de l'histoire du livre dans son premier siècle : la chronologie en est précisée grâce aux travaux les plus récents dans le troisième chapitre de la première partie.

    Nous ne saurions pourtant renoncer à insister sur le très remarquable chapitre fourni par J.-M. Chatelain et L Pinon sous le titre « L'intervention de l'image et ses rapports avec le texte ». Le rôle de l'image n'a pas été cantonné à l'instruction des humbles, comme on l'a trop hâtivement répété. Son efficacité était reconnue pour la mémoire (« le lecteur doit tapisser de figures les chambres de sa mémoire », écrit Jean de Tournes), comme son pouvoir émotif, que les mystiques mettaient au service de l'édification spirituelle. Mais il est vrai que l'opinion générale était celle exprimée en 1500 par Brunschwig : « Les figures ne sont rien de plus qu'une réjouissance de l'oeil. » C'est le plaisir esthétique qui avait donné une place de choix à l'image dans les manuscrits de luxe, et que le raffinement du talent des graveurs permettait de maintenir dans le livre imprimé. LeSonge de Poliphile de J. Kerver en 1546 inaugure, doit-on le rappeler, un âge d'or du livre illustré à Lyon comme à Paris.

    Cependant Pierre Belon, dans sa Zoologie en 1555, soutient après L. Fuchs que l'image communique des informations bien plus clairement que les mots ; ce n'était pas une évidence à une époque restée soumise à Strabon, édictant au Ier siècle que l'ouïe en matière de science est nettement supérieure à la vue ; long sera le combat pour l'émanciper de la primauté de la parole.

    Pour autant, l'image conserve dans l'ensemble des livres imprimés son côté de « marqueur de la narration », comme les lettrines, sans souci d'un rapport direct avec le texte contigu, ce qui explique les réemplois d'un livre à un autre (saint Augustin célébrant la messe pour un récit de sacrifice païen dans Tite-Live) ou la reprise des mêmes portraits pour des personnages différents (Chronique de Nuremberg), parfois même une image de poissons utilisée pour deux espèces distinctes sur la même page.

    Mais l'exigence documentaire du lecteur amènera peu à peu un rapprochement du texte et de l'image dans une fonction que J.-M. Chatelain nomme « philologique ». C'est le cas du pont sur le Rhin ou de la circonvallation d'Alésia dans les Commentaires de César, de figures également archéologiques pour la Bible de Robert Estienne : la difficulté et la complication d'une description appellent l'aide de l'image. Elle va ainsi gagner systématiquement les livres de mathématiques comme ceux de botanique et plus tard de zoologie. Avec la série des Icônes, images seulement légendées, sans texte, l'autonomie par rapport au texte est atteinte, dont témoigne aussi le fait que L. Fuchs comme P. Belon, encore eux, donnent le nom de leurs graveurs.

    Le premier, Alde Manuce avait formé le projet prémonitoire d'un dictionnaire illustré, que la mort l'empêcha de réaliser. Et, à la fin de la période, le lancement du Cabinet du roi en 1670 consacre le rôle documentaire de l'image, qui dure encore.

    Nous aurions pu évoquer aussi la genèse de l'alinéa ou du frontispice parmi tant de questions traitées au long de cette histoire qui se ferme sur Louis XIV, dernier prince de la Renaissance. Souhaitons que cet aperçu donne à voir que Henri-Jean Martin a parfaitement réalisé son objectif d'une histoire de l'imprimé, à l'instar du monument consacré par Brunot et Bruneau à la langue française.

    Nous sera-t-il permis de regretter qu'un tel ouvrage - qu'il faut lire la plume à la main, comme tous les grands textes - ait subi les lois de l'offset, avec ce texte trop lisse dont les pages brillent de reflets gênants ? Mais, de même que les incunables renoncèrent à l'attrait des enluminures qui auraient entraîné un coût rendant les livres invendables, de même le regret de la noblesse de l'impression au plomb est-il malheureusement hors de saison aujourd'hui.

    En revanche, le texte sur trois colonnes étroites engageant à une lecture rapide, inconcevable en l'espèce, aurait aussi bien tenu sur deux pour répondre aux introductions composées en longues lignes italiques. Plus sérieusement peut-on déplorer un index des noms cités sorti tout brut des facilités automatiques du traitement de texte, sans que des caractères gras aident à s'en servir en orientant vers les pages essentielles dans des entrées chargées comme le sont saint Augustin, Coton, Fichet, Manuce ou Vérard.

    Cela n'atténue en rien la considération due à ce monument, doté d'un apparat bibliographique sans faille et dont l'imprimerie Marne a le mérite d'avoir reproduit une illustration aux délicates couleurs et pleinement « philologique ».