La presse se fait l'écho depuis quelques temps d'un projet politique qui consisterait à porter d'ici l'an 2000 le nombre de bacheliers voire d'étudiants à près de 2.000.000.
Penser un instant à l'infrastructure documentaire qu'un tel potentiel d'usagers exigerait, nous incite à l'évaluation des services bibliothéconomiques qui seront nécessaires; à l'évaluation de la logistique indispensable en matière d'équipements, de ressources humaines... de collections !
L'évaluation en bibliothéconomie - ses objets, ses méthodes, et surtout la perception de sa nécessité - procède le plus souvent d'une démarche volontariste dont les fondements à nos yeux reposent sur une triple contrainte : celle de répondre du mieux possible aux besoins de l'environnement d'une part ; celle de tirer d'autre part le meilleur rendement de ressources dont on sait qu'elles sont toujours comptées, et enfin de disposer d'outils et moyens spécifiques d'aide à la décision.
Ce sont quelques aspects seulement de l'évaluation, en insistant sur les préalables qu'elle exige que je voudrais évoquer. considérant la difficulté de ma position.
Le modèle- bibliothèque pour la diffusion culturelle scientifique est un modèle ancien et plus complexe que ne l'imaginent certains.
Il repose en effet sur une organisation non lucrative composée d'individus, d'équipements, de ressources, de procédures, dont la finalité reste à bien des égards utopiques et source de frustration, à savoir : assurer la mise en relation permanente voire immédiate de l'ensemble des usagers à l'ensemble de l'offre documentaire.
Complexe car les responsables de cette organisation doivent maintenir à un niveau optimal la capacité de la bibliothèque à, et simultanément, repérer et présenter l'offre, discerner la demande et y répondre.
Rappeler la croissance fantastique de l'offre imprimée est chose banale mais c'est l'occasion de souligner la dimension du flux virtuel de documents drainé vers chaque bibliothèque, flux dont le volume est sans commune mesure avec la capacité réelle individuelle d'absorption.
Et de s'interroger alors sur les dispositions à prendre pour que la fonction relationnelle, prépondérante, ne diminue ni en intensité, ni en valeur ou qualité, qu'à une demande même faible, marginale, la bibliothèque réponde positivement ; ou encore sur les conditions de l'optimisation de cette fonction relationnelle considérant le cadre pécuniaire étroit que l'on connaît en règle générale, cadre qui sanctionne durement toute erreur d'acquisition, plus largement tout investissement improductif. Rude tâche !
Cela passe à notre avis par une rationalisation rigoureuse des procédures de fonctionnement, lesquelles doivent s'appuyer sur une définition périodiquement reprécisée des objectifs de service, et nous y reviendrons, sur une évalutation a postériori de la validité et de l'efficacité des décisions prises.
Lorsque Ranganathan, célèbre bibliothécaire de Madras, énonçait en 1931 les cinq lois suivantes:
Une des clés, nous semble-t-il, réside dans le degré de connaissance de la demande ou besoin exprimé. Pour qu'une bibliothèque réponde efficacement aux besoins des usagers il faut que ces besoins soient parfaitement identifiés.
Connaître la demande, c'est connaître pour une large part les besoins des usagers. Or ces derniers se manifestent avant tout dans l'utilisation qu'ils font de la bibliothèque. C'est donc dans l'analyse de l'utilisation passée et présente que l'on trouvera la plupart des éléments nécessaires à la prise de décision.
La demande ou besoin exprimé n'est pas statique, permanente, homogène elle évolue à la fois dans sa nature et dans sa structure, dans le temps et l'espace : le bibliothécaire à l'instar du gestionnaire d'un quelconque système doit être à même d'en décrire avec une probabilité maximale les états présents comme futurs.
Ceci est particulièrement important surtout pour les grandes bibliothèques car une part souvent considérable du fonds comprend des ouvrages ayant une obsolescence rapide. Autres facteurs dont il faut tenir compte : l'évolution du nombre d'usagers, les modes, l'actualité littéraire, scientifique, l'environnement pédagogique... Tout ceci doit mobiliser l'attention du responsable souvent conduit, du fait des contraintes budgétaires notamment à des révisions brutales de sa politique d'acquisition, or vous en conviendrez, une bibliothèque moderne doit s'adapter à son environnement et non attendre le contraire.
Car l'emprise qu'elle a sur l'environnement à l'heure du multimédia est fort ténue.
Combien nous paraît loin la bibliothèque d'Alexandrie, qui au 3e siècle avant notre ère avait la prétention de posséder toute la littérature grecque et donc de ce fait satisfaire par anticipation toute demande éventuelle. Une telle politique - à la Callimaque - n'est guère envisageable aujourd'hui et l'on peut regretter que inconsciemment sans doute, elle serve encore de modèle à des générations de bibliothécaires.
Il est clair que désormais une bibliothèque, aussi importante soit-elle , ne peut prétendre à l'exhaustivité de ses collections, elle ne peut plus exister que comme élément d'un réseau, nous dirions à la limite comme un sous-système d'un système bibliothéconomique universel.
Convenons dès lors du poids des décisions prises par la bibliothèque pour la communauté qu'elle entend servir. De leur nombre aussi Elles doivent en effet simultanément gérer le développement des collections, les conditions d'accès, optimiser les services : références, prêt-inter... choisir les équipements, mobiliser les hommes.
Sans prétendre à une énumération exhaustive, évoquons rapidement quelques questions régulièrement posées à la bibliothèque, qui peuvent paraître simples - car familières, mais qui nécessitent pourtant une décision particulièrement fondée, si l'on vise une gestion efficace de la demande. Je les énonce volontairement de façon désordonnée pour essayer d'en traduire la variété, et d'objet et de niveau :
Cette liste, déjà longue, pourrait être développée à l'envi, mais probablement suffit-elle à montrer la diversité de nature et de portée des décisions dont nous parlions précédemment. On peut dès lors s'étonner de constater qu'un certain empirisme règne aussi fréquemment sur un processus aussi important que celui de la prise de décision, que ce soit au niveau de la sélection, des acquisitions, de la circulation, de la planification du développement des services.
C'est une situation que notait, il y a quelques années, la ville de Paris, sollicitée qu'elle était pour l'automatisation des services des bibliothèques : "Une grande partie des informations nécessaires à l'analyse... n'était pas disponible.
"Il apparut en effet, tant au cours des entretiens avec les responsables du Bureau des bibliothèques qu'avec les conservateurs, qu'il existait une carence au niveau des informations susceptibles d'éclairer et d'orienter la décision dans le choix d'options de développement. Qui sont les lecteurs ? Quelles catégories sociales touche-t-on ? Le service offert est-il satisfaisant ? Comment améliorer la fréquentation ?
"Les chefs d'établissement ont bien évidemment une connaissance de ces problèmes, mais leur approche reste souvent subjective, et lorsque les données chiffrables sont disponibles, elles manquent d'homogénéité et de précision...
"La mise en place d'un système d'informations compensant les lacunes actuelles était donc l'action prioritaire à entreprendre en vue de l'amélioration du fonctionnement des bibliothèques"..
Trop souvent le processus décisionnel est strictement lié à la position hiérarchique, l'apanage du grade le plus élevé, lequel se fonde en général sur son expérience professionnelle (heureusement le bon sens est largement réparti !) quand ce n'est sur son "flair", comme on l'entend dire.
Certes l'expérience professionnelle, l'intuition, constituent des moyens d'appréciation dont il ne faut surtout pas mésestimer la valeur, mais reconnaissons qu'il font parfois la part belle au poids des préjugés, des habitudes, des pesanteurs sociologiques...
En bibliothéconomie, comme ailleurs, la résistance au changement, à l'innovation, à l'expérimentation, au risque, sont des facteurs d'inertie parmi les plus importants.
Facteurs qui çà et là paradoxalement ne cèdent en rien au souhait d'introduire des "solutions toutes faites" observées ailleurs, sans noter toujours le contexte dans lequel elles apparaissent et qui pourrait en expliquer la raison et le succès. Des lettres de rappel produites automatiquement peuvent être indispensables sur tel site et un luxe sur tel autre.
Cette situation nous conduit à préconiser la mise en oeuvre dans les bibliothèques, à l'instar des entreprises, de véritables systèmes d'information de gestion, dont l'intégration sera bien entendu favorisée par l'informatisation des services. Nous entendons par système d'information de gestion, outil principal de l'évaluation, l'ensemble des informations recueillies au cours des différentes phases du traitement : acquisition, catalogage, circulation - lesquelles pourraient être utilisées par le gestionnaire pour l'instruction de la décision ou la validation de celles qui auront été prises : Le tableau de bord du décideur.
Le fonctionnement d'une bibliothèque surtout lorsque les services sont automatisés constitue une mine de données - une base devrait-on-dire-interrogeable à la demande ou de façon régulière, organisée en fonction des types de décision à prendre, d'objectif à poursuivre, d'opération à conduire.
Si l'on observe l'évolution des techniques de gestion des bibliothèques de lecture publique par exemple, au cours des dernières années, on s'aperçoit que la tendance au développement de tels systèmes est manifeste quoique désordonnée, elle reste cependant peu marquée pour ne pas dire inexistante dans la grande majorité des bibliothèques traditionnelles qui continuent d'administrer plutôt que de gérer services et collections.
Pourquoi les techniques d'évaluation éprouvent-elles autant de difficultés à s'implanter dans les bibliothèques ?
Si l'on interroge les bibliothécaires, ils répondent généralement en évoquant le manque de temps, de personnel, de ressources financières... ou d'intérêt.
Certains soulignent aussi leur répulsion (euphémisme !) à l'égard de la statistique, leur effroi devant l'avalanche de données, ou mettent en cause leur formation professionnelle, qui ne les a pas réellement préparés à pratiquer ces techniques.
D'autres qui ne sont pas les moins nombreux avancent la situation particulière de leur fonds et /ou de leurs usagers, quand ce n'est pas leur conception éthique, déontologique, voire politique du rôle de la bibliothèque et/ou du bibliothécaire dans la société.
Ces réponses dont nous ne mettons pas en doute la sincérité traduisent à notre avis une perception erronée, ou une connaissance insuffisante des techniques de l'évaluation, qu'elles portent sur des données bibliométriques endogènes ou prélevées à l'extérieur, relatives par exemple aux caractéristiques de la population résidant sur la zone d'attraction de la bibliothèque.
L'absence d'un cadre de référence fait que le bibliothécaire ne voit trop souvent la statistique que sous son aspect fastidieux et n'imagine pas la contribution positive que lui apporterait un traitement pertinent de l'information.
On fait trop fréquemment en France des statistiques pour l'administration locale ou centrale, persuadé à l'avance de leur inutilité quand ce n'est pas de leur invalidité.
En réalité, le traitement des données bibliométriques qui est loin d'être trivial rend possible et facilite une analyse objective des informations glanées dans le cadre du fonctionnement de la bibliothèque. Si la technologie informatique assiste une politique, elle ne la conduit ni ne la décide comme semblent le craindre certains - le bibliothécaire reste l'ultime décideur, le responsable : la bibliométrie comme l'informatique n'étant qu'un instrument au service de l'évaluation.
Et lorsque l'on connaît l'emploKdu temps-type d'une journée de bibine thécaire, le nombre et la variété des situations de décision comme nous l'avons indiqué tout à 1 'heure, on comprend l'intérêt de tels instruments.
Certes des obstacles objectifs subsistent notamment au niveau de la collecte des données mais nous voudrions insister sur le fait que la mise en place de moyens permanents d'évaluation constitue une opération aussi indispensable que celles qui font traditionnellement partie de la chaîne documentaire.
Comment peut-on continuer d'acquérir, de mettre à la disposition des usagers des documents sans savoir s'ils correspondent à une demande ? sans connaître (ou prévoir) leur probabilité et leur fréquence d'utilisation ?
Saisir ce type d'informations est indispensable et nous serions tentés de dire qu'à cet égard, compte tenu des particularismes, l'expérience professionnelle est particulièrement utile comme ont pu le constater les bibliothécaires qui ont participé à l'élaboration de logiciels.
En fait, c'est tout l'ensemble : Sélection des données, procédures de saisie, modalités de traitement, définition des produits, analyse et interprétation des résultats, prise de décision, mise en oeuvre opérationnelle, contrôle, modifications... qui doit être instruit par le bibliothécaire expérimenté qui seul possède la connaissance bibliothéconomique suffisante pour décider des outils et objets d'évaluation.
C'est au titre essentiel de machine de collecte et de traitement de données, d'aide à la production d'informations que l'ordinateur vaut d'être considéré, c'est là que réside son caractère novateur, qu'il constitue un apport déterminant pour l'analyste auquel il ne peut en aucun cas se substituer. S'il permet de savoir qu'un ouvrage a circulé une fois, deux fois ou dix fois dans l'année, que tel autre n'a jamais été sollicité depuis un demi-siècle, que 22516 prêts ont été effectués dans le mois, l'ordinateur ne dit pas quelle information tirer de ces données, quel usage on peut en faire, quelle modification du fonctionnement ou de la politique suivie par la bibliothèque elles suggèrent.
Ce qui nous paraît essentiel, c'est de bien comprendre que la production de données - automatisée ou non - est le préalable indispensable à l'évaluation, mais que celle-ci suppose ensuite la mise en oeuvre de traitements spécifiques de ces données. Et force est de constater que bien des bibliothèques utilisant des logiciels de gestion spécialisés se trouvent fort démunies à ce niveau.
Dans la plupart des cas, les logiciels se contentent de faire de la comptabilité plutôt que du traitement bibliométrique et le recours à des logiciels statistiques standards performants passe trop souvent par la nécessité de ressaisie des données.
Une amélioration des logiciels de gestion de bibliothèque par l'intégration de procédures pertinentes de traitement de données bibliométriques nous paraît une voie d'autant plus prometteuse que ce qui constitue un frein à J'usage des techniques d'évaluation : la maîtrise du calcul mathématique ou statistique n'est plus lécessaire étant donnée la convivialité des logiciels d'aide à la décision déjà disponibles sur le marché, et qui mériteraient de nous être présentés.
Pour conclure ce bref pensum et ouvrir si vous le voulez bien le débat, je reprendrais le titre d'un article paru il y a deux ans dans le bulletin des bibliothèques de France et qui reste d'actualité: EVALUER POUR EVOLUER.