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    Relations humaines au sein des établissements

    Compte rendu de carrefour

    Par Jean-Claude ANNEZER, conservateur Bibliothèque interuniversitaire de Toulouse.

    De la méthode du regard et du discours : Dès qu'on est amené à parler du facteur humain, à observer comment il fonctionne, à analyser des situations relationnelles vécues, on se trouve en terrain mouvant et tourmenté, fait de non-dit et de on dit.

    Il faut avancer avec prudence , en évitant les généralisations abusives qu'elles soient critiques désabusées ou lyriques. Car tout y est relatif, chaque jour différent, imprévisible malgré les apparences, et garde une part de secret.

    Le bon sens rejoint ici les analyses les plus affinées des psycho-sociologues. Il importe d'ailleurs de remarquer que la psychologie appliquée s'est longtemps efforcée de dégager, mais sans vrai succès, les traits du "chef" idéal et de même la psychosociologie, à définir le style idéal de commandement, jusqu'à constituer des recettes pour les cadres et la pédagogie... Dans le domaine des relations humaines en milieu de travail, on ne peut que souligner la vanité, l'inanité de tout discours normatif. On peut, certes, faire des diagnostics pour dégager des variables, mais on ne peut tenir des propos définitifs sur cette réalité complexe et mouvante.

    C'est aussi dans un climat général de mutation, d'incertitude, voire d'inquiétude et de doute sur le devenir de la profession, que se pose la question des relations. Et les réalités professionnelles sont souvent bien différentes des discours sur les indéniables bienfaits des nouvelles technologies, les bibliothèques-pilotes, la convivialité télématique.

    D'un côté, on insiste sur l'efficacité et la qualité des services avec une économie de moyens, des nouvelles méthodes de travail dans le sens de la coopération. De l'autre, on s'aperçoit que la logique interne qui structurait les relations traditionnelles s'effrite et du coup la nouvelle organisation des tâches éparpille, fragmente les relations. La nouvelle convivialité annoncée ressemble à une nouvelle opacité.

    On ne peut, bien sûr, se laisser prendre aux nostalgies d'un illusoire hier, ni d'ailleurs espérer que les innovations technologiques puissent régler, comme par enchantement, les problèmes et les difficultés d'hier. Elles sont aussi porteuses d'illusions et de déconvenues.

    Nous constatons tous qu'elles transforment nos méthodes de travail et même, dans une certaine mesure, nos manières de penser. Et peut-être façonnent-elles lentement une nouvelle vision du monde des bibliothèques. On ne peut guère concevoir de revenir en arrière. Mais elles demeurent profondément ambivalentes.

    L'efficacité, la rentabilité des services et des compétences qu'elles entraînent ne se font-elles pas au détriment de l'épanouissement des personnes et des relations de travail ?

    Jalons pour la réflexion :

    Ce qui importait dans l'animation de ce carrefour, c'était de présenter des problématiques, de décrire des pratiques de pouvoir, de responsabilité, de travail en équipe. Douze points de réflexion avaient été proposés, la veille, aux participants. Ils visaient à permettre un débat à partir des pratiques vécues et des questions suscitées ici et là par l'emploi des nouvelles technologies, les langages nouveaux et aussi les -résistances aux changements. A faire apparaître de nouvelles aspirations liées à l'identité et à la responsabilité professionnelle, dans le sens d'une démarche participative fondée sur un consensus et sur une compétence :

    1 - Ce qui fait la spécificité de chaque bibliothèque ce n'est pas tant son espace.ses fonds, son environnement que son style de vie, de relation. Si ce sont les fonctions qui constituent sa structure ce sont les relations humaines qui la définissent.

    2 - Peut-être est-ce autour des relations de pouvoir que se construit et se régule toute sa vie. Et les attitudes que chacun a ne sont-elles pas influencées par le rôle qu'il tient ou doit tenir ? Il faut aussi compter avec la diversité des statuts, des modes de recrutement, le flou de la définition des emplois, les lacunes de la formation, l'importance croissante du pouvoir politique...

    3 - Nous avons chacun, à l'état implicite, une "théorie", une "morale" des relations, liées à nos conceptions, à nos structures mentales, et souvent organisées selon des oppositions, des exclusions, des modèles, des valeurs jusqu'à une sorte d'intolérance parfois.

    4 - "Le personnel d'une bibliothèque devrait travailler en équipe. En réalité, la simple observation montre, qu'en de nombreuses bibliothèques, ce que suppose un tel principe fait défaut" (D. Urquhart, BBF, 1985, n'l, p. 59).

    5 - "Il est bien plus facile de gérer son établissement tout seul dans son coin, que de participer à une gestion collective" (J. Gascuel, BBF, 1985 n°l, p.12).

    La gestion collective (coresponsabilité, délégation, concertation...) serait-elle d'abord fonction de la personnalité des partenaires ?

    6 - Les concepts de pouvoir, d'autorité, de responsabilité ont été modifiés ces dernières années tant par les expérimentations et recherches psychosociologiques que par l'évolution des mentalités. C'est une évidence banale mais à partir de laquelle on n'a pas encore vraiment articulé le vécu des bibliothèques. Et il n'est guère possible de changer les attitudes et les comportements par de simples déclarations d'intentions ou des pétitions de principe.

    7 - Les fantasmes et les réalités du pouvoir sont fortement conditionnés par des paramètres ambigus (différence homme-femme, célibat-mariage, âge, caractère, environnement socio-culturel, qualification et statut, syndicats et associations...). Mais le pouvoir a une triple signification : institutionnelle, organisationnelle, relationnelle.

    8 - Il y a une relation étroite entre les types d'exercice du pouvoir et les manières de vivre au sein des bibliothèques. Celle-ci peut être source de blocages, de difficultés, de conflits ou au contraire favoriser le dynamisme et la créativité de l'équipe.

    9 - Les relations humaines dépendent aussi de choix qui doivent davantage à l'affectivité qu'à la réflexion. L'adéquation entre les objectifs, les exigences du service et la satisfaction individuelle est souvent difficile à opérer. Chacun à tendance à réagir en créant des mécanismes de compensation, de "défoulement".

    10 - "La gestion des bibliothèques a souvent oublié le bien être des personnels... C'est par la volonté et le dynamisme de l'ensemble du personnel que peut être mise en oeuvre une gestion efficace de la bibliothèque. " (A.Curt., BBF, 1986, n°2, p. 163).

    11 Le développement des nouvelles technologies a des conséquences non seulement sur les méthodes de travail mais aussi sur les relations humaines. S'il induit un dynamisme nouveau et catalyse des forces d'évolution et de transformation, il est aussi un lieu propice au surgissement de nouveaux stéréotypes qui pertubent les relations. Car la prépondérance d'une "technostructure" néglige souvent tout ce qui ne correspond pas à ses intérêts. Comment préserver à la fois le souci légitime d'efficacité (accroissement de notre compétence et de notre fiabilité) et une garantie d'épanouissement satisfaisant de chacun, dans les nouvelles façons de travailler ?

    12 - "Les problèmes d'organisation et de méthode, de relations humaines dans le travail sont essentiels en matière d'informatisation des bibliothèques, d'autant plus que l'informatique a généralement pour effet de les amplifier et non de les résoudre". (P. Le Loarer, BBF, 1982, n° 9-10, p.543).

    Un témoignage significatif : le collectif de la bibliothèque municipale de Toulouse :

    Il est difficile d'évoquer une action vieille de huit ans déjà, sans la figer ni la caricaturer.

    Pourquoi ce collectif s'est-il constitué, en 1979 ?

    A cause d'un double malaise ; le premier concernait (et concerne toujours) les statuts des sous-bibliothécaires par rapport à ceux des personnels administratifs municipaux : un sentiment d'injustice, car les rédacteurs ont la possibilité de passer en catégorie A, les syndicats se sont peu intéressés à ce problème. Le second provenait d'un manque d'informations au sein même de la bibliothèque, frustrant par là même le désir d'être partie prenante d'un projet général.

    Comment le collectif s'est-il organisé ?

    Au départ il s'agissait de l'intersyndicale CGT-CFDT. Elle s'est très vite élargie aux non syndiqués et aux autres syndicats. C'est ainsi qu'elle a pris le nom collectif pour exprimer un large consensus du personnel. Des textes de réflexion ont été rédigés et diffusés à plusieurs reprises dans la bibliothèque et vers les autres bibliothèques. Ils concernaient la situation de la bibliothèque municipale en particulier mais aussi le monde des bibliothèques et les problèmes culturels en général.

    Quand se réunit-il et avec qui ?

    Les réunions ont lieu sur les heures d'information syndicale. La majorité des participants est constituée de sous-bibliothécaires puis d'employés, surtout les jeunes. Peu de personnel administratif. Un conservateur y a participé trois fois.

    Quels résultats et quel bilan ?

    Dans un premier temps, il y a eu un rejet quasi-général. Puis est venue la reconnaissance d'une certaine légitimité du collectif et de sa volonté d'introduire des améliorations dans le fonctionnement de l'établissement : plus de rigueur, de transparence et d'ouverture. Deux principes animent le collectif: contester pour améliorer, et non pour la seule récrimination, absence de délégation entre les membres (chacun est donc responsabilisé).

    Quelles réalisations ?

    En accord avec la direction de la BM, le collectif a organisé et animé des stages de formation à l'intention des personnels de la bibliothèque, et d'autres dans le cadre du Centre de formation des personnels communaux (CFPC) : cycle de six modules pour les employés de bibliothèque, et modules pour les catégories A et B (cf. Livres-Hebdo, n°51-52, 1983). Il a participé activement à la vie culturelle municipale et régionale (par exemple Livre blanc de la culture à Toulouse). Il a organisé des animations en prisons et maisons de jeunes.

    En guise de conclusion :

    A la bibliothèque l'image du collectif s'est modifiée et celle de la bibliothèque pour lui aussi. Les propositions et demandes d'éclaircissement sont généralement écoutées. Les rapports avec les conservateurs sont meilleurs qu'avant. Le collectif est davantage considéré comme partenaire. Dans tous ses projets il a compris l'apport indispensable d'une coopération horizontale et verticale.

    Dans le métier de bibliothécaire, métier de communication s'il en est, la circulation de l'information est primordiale.

    D'autres villes ont tenté des expériences semblables et se sont heurtées aux divisions syndicales et/ou aux blocages hiérarchiques.

    Un ancien conservateur de la BM de Toulouse a dit du travail du collectif : "Ce fut en quelque sorte une entreprise d'assainissement".

    Puisse-t-il le demeurer.

    Styles d'exercice du pouvoir et effets sur les relations de travail :

    Dans chaque bibliothèque il y a des modes tacites d'échanges, des figures différentes de relations qui définissent son style. C'est un jeu complexe de dialogues et de retraits, de silences et d'explications, une sorte de combinatoire à multiples variables et diversement stratifiées. Les équilibres sont subtils, les compromis plus ou moins stables. Rien n'est acquis une fois pour toutes. Ambiguïtés, divergences et conflits mettent à mal l'autorité hiérarchique si elle n'est pas fondée sur un consensus et une transparence ou si elle substitue à la négociation des décisions toutes faites. S'il est vrai que plus on est élevé dans la hiérarchie plus on a tendance à s'identifier à son poste, à se l'approprier, il est non moins vrai que seule la responsabilité partagée est garante du dynamisme d'une équipe : chacun se sent responsable et sait qu'il peut compter sur la participation de tous. Dès lors les relations devraient être marquées par la confiance mutuelle, le respect des idées, des capacités de chacun, une certaine chaleur humaine ? Mais il y aura toujours des mouvements d'humeur, des inerties, des frictions, des luttes d'intérêts, des méfiances.

    Nous sommes nombreux à penser que parmi les styles d'exercice du pouvoir, le style démocratique est le plus favorable au développement et à la qualité du travail d'équipe. La fréquence des articles, des débats et des stages sur les méthodes de gestion du personnel donne une allure de mode à ce qui recouvre un enjeu important : le partage démocratique des tâches, la coresponsabilité, l'autogestion... habillent souvent quelques changements superficiels dans l'organisation du travail (rentabilisation des services oblige) mais l'état d'esprit et les modes d'exercice du pouvoir ne sont guère modifiés (comme à mettre du vin nouveau dans des vieilles outres !) Cela permet apparemment de régler quelques tensions ou conflits (conditions de travail, hiérarchie des fonctions et des rémunérations...).

    Dès lors qu'il y a appropriation du pouvoir par un seul individu il y a risque de dirigisme, d'autoritarisme. Le pouvoir est alors considéré comme son attribut personnel. Il vise au nom même de sa légitimité, à obtenir la soumission, la conformité, la crainte des subalternes. Il s'entoure de mystère, se maintient à distance. Il procède par ordres, notes de service, sanctions et bonifications. Il déclenche en retour, des forces d'agressivité, de résistance, d'inertie. Et souvent il y a du gaspillage d'énergie et une sorte d'inactivation des potentialités et des compétences parce qu'elles sont mal utilisées, mal reconnues. Le pouvoir autoritaire, pour intelligent et efficace qu'il se prétende, reste à l'écart de la vie réelle de l'équipe. Il prend des décisions qu'il ne justifie pas. Il ne fait connaître ni ses critères d'évaluation ni sa stratégie d'action. Il est un handicap pour le travail d'équipe. Mais le style "laissons faire", démagogique, laxiste est aussi dangereux, sinon plus. Incapable de décision et d'autorité, le responsable, pour amical et émouvant qu'il soit n'est plus crédible. Sa stratégie est incohérente, ses critères d'évaluation mous et presque inexistants, comme si le salut pouvait se trouver dans l'improvisation.

    Entre ces deux styles il y a place pour une conception participative. La concertation n'est pas qu'un slogan et le travail est réellement coopératif, dans l'intérêt du service et des personnes. Le pouvoir n'est plus solitaire comme dans le style autoritaire, ni affadi comme dans le style anarchique, mais solidaire. C'est quasiment la solidarité qui est la source de l'autorité et de sa crédibilité. Le responsable n'est ni un chef retranché derrière sa légitimité (avec clivage taylorien conception/exécution) ni un compagnon gentillet mais irresponsable, mais un animateur, un meneur d'équipe. Son pouvoir n'a de sens qu'en rapport avec tous les membres de l'équipe. Il doit faire preuve d'un certain pragmatisme afin de concilier efficacité du service et qualité des relations, dans un climat serein et studieux. Il est évident qu'exercer l'autorité ainsi c'est compter sur des capacités de discernement, de transparence et de persévérance, de confiance en soi et d'humour...

    Les décisions résultent de discussions et tiennent compte des avis de l'équipe. Elles sont articulées sur un projet clair, une progression. Chacun a donc réellement droit de parole, de proposition, d'initiative, que ce soit pour le choix des priorités budgétaires, les conditions de travail (hygiène, sécurité...), les orientations documentaires, les animations, l'informatisation. Quand des problèmes se posent, le responsable se doit de reconnaître et de préciser les alternatives, en préservant le dynamisme de l'équipe ; même s'il y a hétérogénéité des attitudes et des blocages et des difficultés subsistent, ils sont à considérer dans une perspective de négociation. Amener les autres à faire usage de leurs capacités, telle est peut-être la qualité la plus importante du responsable. Car la concertation ne se décrète pas d'en haut. Elle mûrit à force de partage, de discussion. Elle oblige à de permanents réaménagements et rééquilibrages. Plus on la pratique, plus on multiplie les chances de cohésion et le dynamisme de l'équipe.

    Un débat enlisé ? en lisière ?

    Après les précautions de méthode et le témoignage du collectif de la BM de Toulouse, on pouvait s'attendre à un débat de fond. Hélas, il s'est trop vite embourbé dans l'exemple toulousain soit pour s'étonner voire contester l'expérience et en faire le pro-cés, soit pour en analyser les motivations, les conséquences et les dangers. Il a été beaucoup question des statuts des personnels (A,A', B). Mais les changements de statuts changeront-ils les problèmes de l'exercice du pouvoir ? Et qu'en est-il des responsabilités ? Correspondent-elles aux statuts et à la rémunération ou aux qualifications ? N'est-ce pas plutôt les difficultés de circulation et de transparence des informations qui produisent les situations de conflit ?

    Le pouvoir peut-il se partager ? Chacun ne doit-il pas avant tout accomplir son devoir, sa tâche selon son statut ? Comment exiger des personnels (mal formés, mal rémunérés...) qu'ils participent à une réflexion commune sur l'établissement, son fonctionnement, ses orientations ? La hiérarchie ne se sent-elle pas coupable d'exiger beaucoup et trop des employés, pour un salaire faible ?

    Les interrogations qui ont surgi à partir de l'analyse toulousaine, demanderaient que s'engage un réflexion plus approfondie sur les relations humaines dans nos établissements ; c'est un champ d'étude largement en friche, et il y a des évolutions en cours. Mais peut-être cette réflexion est-elle inconsciemment évacuée, chacun ayant tendance à se cantonner, à se complaire dans un relatif isolement, à ne se préoccuper que des structures et des techniques, laissant dans l'ombre les comportements. Or, la réflexion, pour sensible qu'elle doive être aux réalités économiques et aux mutations technologiques, car l'économie et la technique pèsent d'un poids de plus en plus lourd, ne peut négliger l'analyse des relations humaines, avec tout ce que cela comporte d'oublis, de refoulements, de convictions plus ou moins fondées. Réflexion à poursuivre donc...

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    Grille d'analyse