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L'impact de l'informatisation sur l'organisation du travail

1987
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    L'impact de l'informatisation sur l'organisation du travail

    Compte rendu de carrefour

    Par Gérard CAILLAT, Directeur de la bibliothèque municipale de Nîmes.

    Le nombre des participants au carrefour aurait suffi à lui seul de justification pour le choix de ce thème par les organisateurs. Il faut bien sûr parler de participants au sens le plus fort. La qualité des interventions nous invite, pour ne pas commettre d'impair à n'en citer aucun, et, à titre de compte rendu, de nous contenter de dégager quelques idées, même si certains sujets n'ont été que peu abordés, alors que d'autres qui ont davantage occupé les débats ne seront qu'effleurés, voire passés sous silence.

    Les animateurs du carrefour se sont contentés de présenter brièvement leurs expériences pour lancer et favoriser la discussion. Il n'est pas inutile de les citer en préambule avec leur diversité représentative de la situation française actuelle:

    • La BM de Lillebonne (Tobias) s'est informatisée dès sa création. Elle propose l'exemple d'une petite bibliothèque où tout le personnel (8 personnes) connaît l'ensemble des programmes et participe à toutes les tâches. La comparaison avec une situation manuelle n'est possible qu'à travers l'expérience des bibliothécaires dans d'autres bibliothèques.
    • La BM de Nîmes (Libra), de taille moyenne avec ses 4 annexes et son bibliobus, a opéré sa mutation en informatisant l'ensemble du circuit du livre, tout en assurant la reprise du fonds et la continuité du service public. Elle dispose de l'avantage ou du handicap d'un personnel plus nombreux (50 personnes environ) à travailler sur informatique.
    • Le Service des périodiques de la BN (Texto puis Géac), où le service public se traduit par l'exportation régulière de notices, doit aujourd'hui accomplir sa deuxième révolution en s'intégrant dans le système plus vaste de la BN. Le contrôle de la qualité des notices y est évidemment un souci dominant, le travail restant le fruit d'une spécialisation.

    Chacune de ces bibliothèques a répondu à sa manière aux questions souvent inquiètes que soulève l'informatique. N'entraîne-t-elle pas un renforcement de la centralisation ? Ne court-on pas le risque d'une trop grande spécialisation, d'un contrôle accru du travail ? L'informatique laisse-t-elle le choix de l'organisation du travail ?

    Contrairement à certaines idées reçues, l'informatique ne contient pas en elle-même un schéma qu'elle imposerait à tous. Témoin les différents échecs d'informatisation sur différents logiciels. Elle impose par contre à la bibliothèque de redéfinir son organisation notamment dans la phase initiale. La reprise du fonds exige la mise en place d'une stratégie avec des objectifs, des moyens et des priorités, stratégie d'autant plus délicate qu'elle doit en général se développer dans la continuité du travail quotidien. Le choix de l'ordre dans lequel se déroulera l'informatisation, par fonctions (prêt, circuit du livre, catalogage), par type de fonds (enfant, adulte, étude, ancien), ou par secteur géographique (annexe, bus, centrale) est au moins aussi important que celui du logiciel. Si on peut admettre que l'un ou l'autre permet mieux une gestion centralisée ou au contraire décentralisée, il faut aussi constater que la diversité de la demande a obligé les constructeurs à introduire suffisamment de souplesse dans leurs systèmes pour respecter le type d'organisation souhaité par le client.

    On avouera que la définition d'une stratégie ne faisait pas partie des préoccupations habituelles des bibliothécaires. Il s'agit là sans aucun doute d'une des tâches nouvelles liées à l'informatique, et non des moindres. Nous devons, avant de poursuivre, évoquer les autres "spécialités" :

    • les plus visibles, qui seront ou non déléguées à un atelier informatique extérieur (municipal ou privé par exemple). Ce sont les plus strictement liées à l'outil (gestion du matériel, sauvegardes...). La part qui reste à la bibliothèque dépend de ses choix ou de ceux de ses décideurs. L'intervention des bibliothécaires se situe au plan général le plus souvent (choix du logiciel), elle peut aller jusqu'au choix du matériel, la discussion des contrats de maintenance, etc. Aujourd'hui on a l'image d'une grande variété, depuis les grands établissements autonomes avec leurs services informatiques, jusqu'aux bibliothèques intégrées dans le système informatique municipal. Le bon fonctionnement d'un système délégué ou non paraît dépendre des circonstances locales. Mais il ne faut pas oublier que s'il y a délégation des activités proprement informatiques, une autre spécialité se fait jour, celle de correspondant informatique.
    • des tâches traditionnelles transformées par l'informatique. La catalogage en devenant partagé peut disparaître en grande partie. Il peut aussi changer d'aspect si on pratique l'importation de notices, n'étant plus dans ce cas qu'enrichissement de catalogue. De toutes façons, il faudra surveiller la cohérence d'un fichier devenu unique. Un secteur "édition" peut émerger de la fusion d'activités diverses, avec ses contraintes (distribution, coordination des travaux...).
    • les plus grandes nouveautés nous semblent cependant liées aux exigences de l'intelligence artificielle: formation du personnel; circulation de l'information; acquisitions de routines. Le fait de participer à l'élaboration d'un catalogue unique rompt l'isolement du catalogueur. Il y a impérative nécessité non seulement de respecter les normes, mais aussi de les interpréter de la même manière, et donc de communiquer. Chaque individu doit veiller à s'inscrire dans le travail commun et à ne pas le détruire. La rigueur indispensable peut faire préférer une politique malthusienne d'accès à l'informatisation des notices ou un plus grand libéralisme assorti d'un contrôle a posteriori: un approfondissement de la formation sera presque toujours nécessaire.

    La manière dont ces différentes tâches sont abordées ne montre pas un accroissement fatal de la centralisation, de la spécialisation ou des contrôles. Il faudrait pouvoir toujours comparer sereinement avec la situation antérieure. Si on prend l'exemple de la spécialisation, on peut rappeler les bibliothèques où la dactylographie est assurée par un "pool", les fiches intercalées par une seule personne, etc. Une sauvegarde peut être assurée par une personne spécialement formée, l'ensemble du personnel tour à tour, un service extérieur. En fait dans une bibliothèque informatisée, l'accès au clavier ne dépend pas d'une quelconque spécialisation, mais plutôt de la place des différentes personnes dans l'organigramme. Si l'ensemble de la gestion est prise en compte, c'est probablement l'ensemble du personnel qui devra utiliser cet outil.

    Cela ne signifie pas que l'ensemble de l'organisation peut être reconduite telle quelle. L'ampleur des transferts de charge de travail l'interdit. Dans un permier temps ces transferts sont relativement aisés, puisqu'il y a pénurie de main-d'oeuvre pour gérer le travail ancien et le travail nouveau. Malgré tout, cela ne se passe pas sans de grandes perturbations: une partie du personnel se retrouvant par exemple en état d'asphyxie alors qu'une autre n'a plus rien à faire. Cet état est moins temporaire qu'on ne l'imagine, car comme les participants l'ont abondamment souligné "tout n'est pas possible par tous", ou tout au moins pas tout de suite. Si une bibliothèque a toujours du travail "devant soi", le personnel qui tapait des fiches ne saura pas spontanément mettre à l'inventaire, celui qui cataloguait faire de l'animation ou renseigner le public.

    La difficulté est d'autant plus grande qu'il n'est pas toujours aisé d'y voir clair dans la correspondance des tâches manuelles et informatisées, l'accès à l'ordinateur étant valorisé. Un bibliothécaire sera tenté de "saisir" lui-même ses achats, alors qu'auparavant il faisait établir ses fiches d'acquisition par les employés; ou de mettre à l'inventaire, parce qu'il s'agit d'un embryon de catalogage. La machine .repose la question "qu'est-ce qu'un achat", "qu'est-ce que cataloguer", mais elle ne tranche pas sur la question sous-jacente "qui exécute", "qui décide", car rien dans ses programmes n'indique par exemple si le travail sera fait par un opérateur de saisie ou le responsable lui-même. L'ordinateur paraît ainsi exécuter et décider en même temps. C'est oublier que toutes les fonctions n'ont pas le même niveau hiérarchique. Etablir une proposition d'achat, même de son propre chef, n'est pas la sélectionner pour une commande. La demande d'édition d'un bon de commande peut n'être qu'un travail d'exécution. Et ce qui en fait un travail d'exécution est plus certainement lié à la place de son responsable dans la hiérarchie qu'à sa connaissance du logiciel.

    Il y a encore peu de bibliothèques qui se sont complètement informatisées après avoir connu une gestion manuelle, et qui ont donc transféré massivement leur capacité de travail interne vers le service public. C'est bien sûr ce dernier acte qui est le signe d'une "informatisation réussie" propre à rassurer les commanditaires. Cette réussite n'exclue pas pour autant les effets pervers à long terme.

    Il faut en effet élargir la perspective. La bibliothèque informatisée de demain n'est plus isolée. Qu'elle se situe dans le cadre d'un réseau de catalogage où les partenaires sont sur un plan d'égalité, ou dans une relation de type commercial avec une bibliothèque "servie" et une bibliothèque "serveur", se reposent inévitablement les questions de centralisation, de spécialisation et d'indépendance. C'est plus sûrement à ce niveau que se situeront les véritables enjeux. La promotion de deux politiques différentes par la DLL et la BN en est le signe. Et leurs propositions respectives vis-à-vis des autres bibliothèques françaises expliquent mieux qu'une quelconque rivalité atavique leurs conceptions de l'informatisation. A terme toutefois, il est possible que cette différence soit moindre qu'on ne l'imagine. Disons pour simplifier que pour une bibliothèque participant à un réseau de catalogage partagé, le catalogage se réduira à presque rien, alors que pour une bibliothèque achetant ses notices il disparaîtra. Cela est malgré tout théorique, car la BN ne possède pas tout, notamment en matière de fonds ancien et de documents audiovisuels, et surtout ne peut pas forcément tout faire.

    Dans tous les cas, la justification de la science du bibliothécaire aura vécu, et il fautdra certainement revoir la base même de sa formation. Beaucoup penseront que c'est une bonne chose. Cela n'est pas sans danger. Le catalogage n'est pas (ne doit pas être) une activité purement gratuite, à la limite ludique, pour des maniaques de la description. C'est aussi donner les moyens d'accéder au document primaire, et, pour celui qui sait lire une notice, de mesurer la pertinence de ce document par rapport à ses besoins. Or peut-on interpréter une notice, si on ne sait pas la créer, peut-on décrypter si on ne sait pas crypter ? L'enjeu est de taille: la masse des informations croît très rapidement, les possibilités de recherche aussi. Au bout du compte c'est la pléthore d'informations qui pose problème. Cela redonne une place au bibliothécaire qui devra extraire de ce trop plein ce qui correspond précisément à la demande.

    Un autre effet pervers est lié à ce qui a souvent motivé l'informatisation: le gain de productivité. Si, en général, on ne parle pas de suppression d'emploi avec une pudeur toute politique, il est rare que l'informatique justifie des créations de postes sauf très spécialisés. Il n'est pas interdit de penser non plus que des départs à la retraite ne seront pas remplacés. En conséquence, l'informatisation croissante des bibliothèques risque de bloquer la mobilité géographique des personnels. Cela nous paraît un risque majeur, car l'absence de sang nouveau risque de geler l'organisation interne de la bibliothèque. Il sera alors extrêmement difficile pour un établissement au départ peu qualifié d'innover, ou simplement de progresser. Cela signifie un accroissement des inégalités de performances, à moins que la participation active à un réseau n'apporte par un autre biais la nécessaire confrontation avec des expériences nouvelles.