Je voudrais donner ici le point de vue des directeurs de départements spécialisés de la Bibliothèque nationale, ceux qu'on appelle maintenant les non-déménageurs. Je rappelle qu'ils sont six : Manuscrits, Monnaies et Médailles, Cartes et Plans, Musique, Estampes et Photographie, auxquels se joignent les Arts du Spectacle.
Mon propos s'organisera en deux points. Dans un premier temps, j'évoquerai les problèmes qui naissent de la scission de la Bibliothèque nationale. Dans un second, de nos préoccupations dans le cadre de la future Bibliothèque nationale des Arts.
Quand la décision de ne pas opérer de coupure chronologique dans les collections du département des Livres imprimés, et de les déménager en totalité, a été prise, nous nous sommes à la fois réjouis pour les lecteurs et inquiétés pour nous-mêmes. Car le départ des Imprimés nous prive d'une masse d'ouvrages que nous utilisons quotidiennement. Les lecteurs n'en sentiront probablement qu'une gêne relativement réduite, dans la mesure où ils ne bénéficiaient pas de la communication simultanée des livres et des collections de départements spécialisés. Ils allaient dans un département puis dans un autre, ils iront désormais dans un établissement puis dans l'autre. Par contre, le travail des conservateurs eux-mêmes deviendra très problématique, pour l'exploitation scientifique des collections, et pour la poursuite des inventaires. En effet, dans un souci - louable et civique, que nous commençons à regretter aujourd'hui - nous avons toujours veillé à éviter les doubles emplois et n'avons jamais gardé dans les départements que les ouvrages et les périodiques de toute première nécessité.
Pour ne parler que du Département des estampes, je donnerai peut-être une idée des problèmes à venir si je rappelle que notre inventaire du fonds français recensait jusqu à présent les gravures comprises dans les ouvrages illustrés du Département des imprimés. Et voici que cet ensemble, indissocié depuis le XVIIesiècle, va se disloquer. Par le passé, le problème d'un éventuel éclatement de la Bibliothèque nationale avait déjà été envisagé. C'était en 1858, et la question du rattachement du Cabinet des Estampes aux Musées avait été soulevée. En ce temps-là, on demandait leur avis aux intéressés, donc mon prédécesseur Henri-François Delaborde avait donné le sien, qui était hostile à la coupure, et il a été écouté. En 1938 encore, un autre, plus proche, de mes prédécesseurs, Jean Laran, écrivait : " Le rapprochement du livre et de l'estampe est une réelle nécessité. Non seulement les imprimés mettent à notre disposition des textes d'une utilité quotidienne, mais ils conservent une masse énorme d'images qui nous ont fatalement échappé, car une bonne moitié des gravures, lithographies et photogravures est incorporée aux livres et périodiques. A chaque instant, nous devons puiser dans le fonds des imprimés pour compléter l'inventaire d'un graveur, trouver l'état définitif d'une planche, etc., et ces emprunts ne sont pratiquement réalisables qu'à l'intérieur d'un même établissement ". Nous pourrions écrire ces lignes aujourd'hui. Ce n'est pas se montrer passéiste et négatif, mais lucide, que de dire combien le problème est grave. Il l'est plus encore peut-être pour d'autres départements, comme les Monnaies et Médailles, privées de la plupart de la littérature numismatique, pour les Cartes et plans, privés des Atlas, ou les Manuscrits, dont les éditions imprimées seront dirigées sur Tolbiac.
A côté de ces problèmes de fonctionnement, qui après tout ne sont pas irrémédiables, il en est d'autres bien plus angoissants. Si les départements spécialisés sont dès à présent nostalgiques du passé, ils ne le sont pas plus que la Bibliothèque de France, qui avant même d'être née, regrette ce qu'elle aurait pu être. Car elle aussi aspire manifestement à reconstituer l'unité d'une bibliothèque nationale, et dans ses projets actuels on constate l'intention déclarée d'avoir une politique en matière d'image fixe, voire de former des collections dans ce domaine, de constituer un pôle d'excellence en matière de musique, d'acquérir des microfilms de manuscrits " dans l'intérêt des chercheurs ". Il ne faudrait pas que cette situation perdure, car elle serait catastrophique intellectuellement et financièrement. Des arbitrages ont été rendus, et des choix ont été faits : nous demandons qu'on s'y tienne, pour pouvoir commencer à travailler efficacement. De la scission découlent des domaines de compétence qui ne doivent pas être remis en cause. Puisqu'il se crée un centre d'art, celui-ci doit avoir toutes les chances de bien fonctionner, et cela commence, croyons-nous, par la reconnaissance de ses attributions.
Venons-en maintenant au projet luimême. Les départements spécialisés sont le noyau et le point fort de cette future Bibliothèque nationale des Arts. Ils doivent assurer pleinement la continuité de leur mission. Je rappellerai qu'à l'exception des Manuscrits, qui ne reçoivent évidemment pas de dépôt légal, et des Arts du spectacle dont la compétence n'est pas définie par la nature des documents conservés mais sur un critère thématique, ils assurent, chacun dans un domaine spécifique, estampes, photographie, cartes et plans, musique, monnaies et médailles, les fonctions qui incombent à une bibliothèque nationale, mission de collecte, de conservation, de communication. Ils doivent continuer à recevoir le dépôt légal pour leurs documents spécifiques, et continuer également à décrire les documents déposés dans un supplément de la Bibliographie nationale, pour ceux qui le font (Musique, Cartes et Plans).
Pour continuer cette mission au sein de la Bibliothèque nationale des Arts, il est évident que les départements spécialisés ont besoin de moyens. Il faut bien savoir que les départements " déménageurs " sont actuellement l'objet de tous les soins, mais que ceux qui restent sont particulièrement mal lotis, et que personne ne semble s'en aviser. On a en quelque sorte coupé la maison en deux, décidé qu'une partie méritait de recevoir la manne - et quelle manne ! Pensons aux sommes qui vont être investies dans la Bibliothèque de France - mais pour l'instant, rien n'est encore prévu budgétairement pour les départements spécialisés (dont les collections sont dans leurs domaines respectifs les toutes premières du monde), qui éclatent littéralement dans des locaux exigus, à l'installation électrique dangereuse, au chauffage mal réglé et polluant... Telle est la vérité qu'il serait inconséquent de dissimuler. Il faut parler de la situation véritablement catastrophique de ce patrimoine inesrimable. Pour ne pas abuser Je votre patience, je ne citerai que le cas des Manuscrits orientaux, qui ont cinq kilomètres de rayonnages mais sept kilomètres de collections. Il y a donc deux kilomètres de manuscrits en double rang ou posés a même le sol. Je ne parlerai pas de la situation du personnel, qui ignore ce que c'est qu'un bureau et travaille souvent dans un couloir sans chauffage ou dans un coin de magasin sans fenêtre.
Tous ces départements doivent pouvoir doubler, voire tripler leurs locaux. Certes, le déménagement de millions de livres et de périodiques doit dégager des espaces considérables, mais ceux-ci ne sont pas illimités, et nous estimons qu'avant de faire trop de promesses et de solliciter trop d'établissements, il serait prudent de faire une programmation très poussée, qui ne tienne pas uniquement compte du métrage ou du volume des collections déjà sur place ou à intégrer, mais également de la disposition des lieux, des liaisons logiques à établir et des problèmes de fonctionnement. D'autre part, les locaux libérés doivent impérativement être réhabilités et restructurés, des espaces de magasinage doivent être convertis en bureaux, en salles destinées à l'accueil du public ou aux expositions (qui sont absolument nécessaires : il ne sert à rien de conserver des trésors si on ne les montre pas). C'est pourquoi il ne peut être soutenu que le projet de Bibliothèque nationale des Arts " ne coûtera rien ". Il devrait, tout au contraire, être regardé comme un des grands chantiers, et comme tel être doté d'un budget substantiel.
Une de nos préoccupations, et non des moindres, concerne le statut des départements spécialisés de la future Bibliothèque nationale des Arts, et ensuite leur articulation d'une part avec la Bibliothèque de France, d'autre part avec l'Institut d'histoire de l'art dont la création est annoncée.
Avec la Bibliothèque de France, il ne semble pas que des liens doivent obligatoirement être maintenus. Les deux établissements peuvent très bien avoir tous-deux le statut de bibliothèque nationale. Restera-t-il une tutelle commune ? Cela ne s'impose peut-être pas véritablement. Il suffirait que la future loi sur le dépôt légal, qui prévoit déjà le pluralisme des dépôts, réserve aux départements un statut particulier. Il y a là en tout cas un problème qu'il vaudrait mieux éclaircir le plus rapidement possible.
Avec l'Institut lui-même, rien n'est semble-t-il prévu. Pourtant nous aurions souhaité sinon des liens organiques, difficiles à établir, du moins une articulation efficace. Notre situation est, me semblet-il, différente de celles des établissements qui vont s'installer, parce que nous ne sommes pas uniquement bibliothèques, nous sommes aussi musées. Nous déplorons que la mission internationale de réflexion qui vient d'être mise en place ne comprenne pas un seul membre choisi parmi les conservateurs de départements spécialisés. Ceux-ci assurent en effet de nombreux enseignements, tant à l'École du Louvre qu'à l'université ou à l'École des Hautes Études, histoire de la gravure, de la photographie, de la numismatique, etc. et nous voulons penser que la cohabitation d'un centre d'art et des départements spécialisés est une chance réciproque, chance pour nous de voir exploiter nos collections par les chercheurs, chance pour les chercheurs de renouveler l'histoire de l'art et d'en étendre le champ.
Enfin, au sein même de la Bibliothèque des Arts, comment envisager le fonctionnement ? Comment faire coexister harmonieusement des fonds relevant du Ministère de la Culture et d'autres de l'Éducation nationale ? S'il est inopportun, et juridiquement impossible de les fondre, comment ne pas prévoir une harmonisation de fonctionnement minimum ? La Bibliothèque nationale des arts ne peut être une juxtaposition plus ou moins bancale d'éléments hétéroclites, une tour de Babel qui n'aurait pas beaucoup plus de chance de succès que la première. Il faut souhaiter une structure efficace, quelle qu'elle soit, et que cette structure soit définie le plus rapidement possible.
Je ne voudrais pas que mes propos engendrent de méprise : nous voulons être optimistes. Il y a des problèmes, c'est maintenant qu'il faut les souligner, des demandes, c'est maintenant qu'il convient de les formuler. Notre but, ce faisant, n'est pas de dresser des obstacles, bien au contraire, car nous sommes parfaitement conscients que la création d'une Bibliothèque nationale des Arts constitue une chance de développement et de modernisation qui ne se présentera pas deux fois.