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    Les discothèques

    Par Paul Gordeaux

    Parmi les inventions prodigieuses qui ont marqué la fin du "stupide" siècle XIXème, il ' en est une qui réalise un miracle : elle permet de conserver à jamais cette chose immatérielle et fugace qu'est la parole ! Et "l'intelligent" XXème siècle n'a pas su encore utiliser à fond cette étonnante découverte ! Au fond de la province la plus reculée, il est possible à présent - même si l'on n'est pas musicien - de faire son éducation musicale et de connaître à fond tous les maîtres. C'est magnifique. Mais ce n'est pas suffisant. Le phonographe peut rendre des services bien plus considérables. On ne semble guère s'en être soucié. Il serait cependant temps d'y songer. Et, pour cette utilisation étendue du phonographe, ce qui s'impose avant tout c'est la création de "discothèques" . De même que les bibliothèques nationales ou municipales gardent pour les générations à venir les manuscrits et les diverses éditions des livres, de même des "discothèques" officielles devraient conserver pour l'édification de nos petits-neveux, le jeu des virtuoses, la voix des grands artistes et celle des orateurs marquants. Jusqu'ici, quand un Paganini, un Talma mourait, il disparaissait tout entier. Et ce n'est pas un discours imprimé qui peut nous donner une idée même lointaine du génie oratoire d'un Gambetta ou d'un Jaurès. Que ne donnerions-nous pas pour entendre la voix de la Champmeslé ou de Mlle George, celle de Rachel ou celle de Frédérick Lemaître ; que ne donnerionsnous pas pour que, par delà la tombe, Falcon ou Nourrit chantent encore, pour que Pugno ou Sarasate jouent encore pour nous, et quelle serait notre émotion si la voix de Mirabeau, de Thiers ou de Waldeck-Rousseau résonnait à nos oreilles ! Nos enfants pourront, eux, entendre toutes les célébrités d'au-jourd'hui. Grâce à l'enregistrement électrique qui permet de capter à distance les ondes sonores, une représentation éclatante à l'Opéra ou à la Comédie-Française, un concert chez Colonne, un discours sensationnel à la Chambre, à l'Académie ou au Palais, peuvent être gravés pour toujours dans la noire ébonite. Et quel "document" vaudra pour l'histoire de l'art ou pour l'histoire tout court un disque où la vie aura été saisie avec tout son frémissement et toutes ses nuances ? Mais, ces "documents", il convient de les conserver. On a bien institué dans les caves de l'Opéra une sorte de musée de la parole. Mais ce n'est qu'un mince début. Il faut que l'État crée une vaste "discothèque" où seront obligatoirement déposés des exemplaires de tous les disques édités par le commerce et qui, surtout, gardera précieusement les disques offrant un intérêt "historique" . Mais pour que cette "discothèque" soit créée, il faudrait qu'en haut lieu on crût au phonographe. Je crains fort qu'au Ministère de l'Instruction publique on ne soit convaincu que le phono est toujours, comme il y a quinze ans, un petit instrument nasillard, tout juste bon à divertir les concierges ou à faire danser les commis de magasin, le dimanche, dans les auberges de banlieue...

    Les Cahiers de la République des Lettres des Sciences et des Arts Octobre 1927