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    La ville dont le centre est une bibliothèque

    La bibliothèque municipale de Saint-Pierre-des-Corps

    Par Jean-François Pousse, journaliste

    En 1919, alors que la Russie n'est pas encore tout à fait l'URSS, Saint-Pierre-des-Corps se dote d'une mairie communiste, qui l'est restée depuis, sauf dans l'intervalle de la guerre de 40.

    Une telle stabilité politique a-t-elle permis de développer un programme de lecture, de créer très tôt une bibliothèque municipale ? En fait, si à l'époque les édiles locaux conçoivent le livre comme un moyen de libération - des registres de délibérations du conseil municipal en font foi - il faut attendre 1930 pour que, officiellement, soit créée une BM à la mairie et, les années 60, pour voir le fonds, peu à peu élargi (33 000 ouvrages fin 80), systématiquement mis à disposition, entre autre, dans des bibliothèques, enfantine, de quartier, des actions culturelles autour du livre, des dotations sous forme de subvention - 36 F par enfant des écoles - complétant récemment ce dispositif.

    Au seuil des années 90, manque un bâtiment central consacré à la lecture.

    Pour Saint-Pierre-des Corps, la présence mesurée du livre s'explique en partie par un contexte socio-économique inclinant à d'autres urgences. La ville est avant tout une cité de cheminots, d'employés et d'ouvriers (75% des actifs). Cette situation, elle la doit en partie à Tours, sa voisine qui, au siècle dernier, a refusé de voir la ligne de chemin de fer Paris-Bordeaux la traverser, effrayée par les emprises, le tintamarre et la saleté du train.

    M La bibliothèque nécessaire

    Depuis, Saint-Pierre sert d'arrêt et de correspondance sur la ligne nationale, un appendice ferré moins fréquenté rejoignant la gare terminus de la capitale tourangelle. Ce contentieux ferroviaire est un symbole. Entre les deux villes, sans que le chiffon brûle, on tient à son autonomie et à ses positions, surlignées aujourd'hui, à l'échelle du territoire, par une quadruple voie routière marquant à la hussarde les limites des communes respectives. D'un côté Tours, ville royale, de bon aloi, plutôt cossue, universitaire, structurée presque en damier, capitale régionale. De l'autre, Saint-Pierre, pas royale pour un sou, organisée en bandes le long des activités de sa gare de triage, avec sa zone industrielle, son lot de maisons individuelles, et aussi de petites tours d'HLM, jetées là avec autant de soin qu'ailleurs, néanmoins peu touchées par la violence.

    L'antagonisme de classe pousse aux prises de position. La bibliothèque en est une. La décision de la réaliser remonte à la fin des années 1980. Pour Madame le Maire, Marie-France Beaufils, "le livre s'impose comme un outil d'autonomie. Il permet à chacun de s'affirmer comme individu et citoyen". Partant, la bibliothèque se transmute en instrument de libertés, une utilité pour tous.

    Les services communaux, avec les bibliothécaires d'alors, mais aussi Odette Vieilleribière, cheville-ouvrière du projet et interface permanent entre la ville, l'architecte et les entreprises, Jean-François Seron en charge du livre et de la lecture à la Drac, établissent alors un pré-programme. Avec le sentiment que le bien commun impose de situer la bibliothèque en coeur de ville, pour une accessibilité maximum.

    Au vrai, son implantation n'est qu'un aspect d'une refonte générale du centre de Saint-Pierre-des-Corps, flottant jusque-là autour d'une place défigurée par une sorte de marché bas et laid.

    Longtemps mûrie par la mairie, la décision découle d'une réflexion globale sur la ville et souhaite aboutir à un traitement cohérent aussi bien de l'architecture que de l'urbanisme, l'objectif étant de créer un pôle d'activités administratives et publiques avec la mairie, l'école, la BM, mais aussi une salle des fêtes, une autre pour l'harmonie municipale, un centre d'archives, 37 logements, etc., dont on espère qu'ils entraîneront une cristallisation du tissu urbain, qu'ils "feront la ville" comme on l'écrivait hier. Pour préserver l'unité du projet, un architecte et un seul, se verra confier l'ensemble des opérations y compris des réaménagements de rues. Mises en concurrence, trois agences proposent leurs réflexions, celles de Jean-Yves Barrier retenant l'attention.

    Pour le maire, l'architecte n'est pas un inconnu. Avec la SNCF, il a conçu sur la ligne du TGV Atlantique, le pont de Vouvray sur la Loire. A Tours, il est l'auteur d'un show-room pour le concessionnaire Honda, en périphérie de la ville d'une maison bioclimatique. Surtout, il a travaillé longtemps dans une agence d'urbanisme privée dont les études et réalisations concernent à l'époque dix-sept communes des environs de Tours. Enfin, à Saint-Pierre même, il planche déjà sur le réaménagement d'une avenue et de la place de la gare TGV.

    M Conjuguer passé et présent

    L'emplacement de la BM montre quelle importance lui accorde la municipalité. Au binôme hôtel de ville, école, s'ajoute la bibliothèque. La mairie, le groupe scolaire, datent du début du siècle. En partie transformés, ils servent de prime ossature à celle qu'ajoute et ajoutera Jean-Yves Barrier. Au passé, l'architecte aurait pu opposer une composition décalée, agressive. Plus subtil, il cherche l'accord et propose une architecture contemporaine en sympathie avec l'ancienne.

    Occupant l'angle Nord d'un triangle formé par la mairie, la salle des fêtes et l'école, la bibliothèque s'ouvre par une rotonde surmontée d'une tour de verre et de métal, flanquée, à gauche, côté Sud, d'une sorte de campanile et, à droite, de bâtiments de hauteur décroissante. La brique, en plaquette, recouvre la structure béton. Son calepinage poursuit une tradition constructive séculaire. Permanence. Sans être aussi courante que dans le Nord de la France, ce matériau se rencontre en Anjou presque aussi souvent que le tuffeau fragile et beau. Entre la mairie, l'école, la bibliothèque et demain la salle des Fêtes se jouera un petit quatuor sur le ton ocre-rouge.

    Les modénatures, les effets de moulure, de colonnes, les corniches de brique massive particularisent le bâtiment. Jean-Yves Barrier y voit des influences italiennes, du côté d'Aldo Rossi. Elles peuvent être espagnoles aussi. Car ici comme là-bas se retrouve cette même volonté d'ancrer les murs au sol, de les dématérialiser dans les hauteurs par des structures plus légères, se lit ce même attachement à la mise en oeuvre, aux calepinages, à l'échelle, aux proportions, à l'agencement et la spécification des masses qui, n'en déplaise aux maîtres d'oeuvre, restent l'apanage des architectes de talent. Le tout bâtit une continuité que l'on retrouve aussi dans une typologie de formes, voire des références architecturales.

    Ø Voir et identifier

    Le bâtiment se voit. Ressemble-t-il à une bibliothèque ? Chacun sait confusément qu'en la matière, il n'y a pas de figure récurrente identifiée par tous. Mais sitôt connue, la BM de Saint-Pierre-des-Corps sera la bibliothèque de la ville, avec ses propres attributs, dont on va voir que certains ne sont pas sans rappeler ou suggérer des thèmes séculaires exogènes ou propres à l'univers du livre.

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    Plan d'ensemble

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    Le rez-de-chaussée

    Faute d'avoir sa gare monument, cellerécente du TGV étant peu convaincantemalgré ou à cause de sa thématiqueAtlantique, Saint-Pierre-des-Corps adésormais son campanile, figure du chemin de fer s'il en fut, en particulier de la Ille République. Signal dans la ville, il dépasse en hauteur la mairie, sans toutefois rivaliser avec celle des HLM. Perçu de loin, il conduit les regards vers la rotonde, monumentale aussi, mais moins haute, d'échelle plus domestique, scandée comme aux beaux temps de la tripartition en un soubassement, versus l'entrée amplement soulignée par une marquise et cinq arcades vitrées, un étage noble percé d'ouvertures verticales, et un entablement en manière de cylindre taillé en biseau de verre. Campanile et rotonde, malgré ces réminiscences contrôlées, ne manquent pas d'intriguer. Un jugement hâtif et persifleur pourrait les cataloguer postmodernes. En fait, ils sont autres, atypiques, sans agressivité, voire aimables et de bonne tenue. A coup sûr faciles à identifier et reconnaître.

    En plan, la BM dessine un carré dont le périmètre est franchi par la salle du conte au Nord, la rotonde d'accueil à l'Est et le campanile au Sud-Est. Au sein de cette figure, le rez-de-chaussée s'organise de part et d'autre d'un axe traversant. Sur sa droite se succèdent la salle de consultation des livres pour enfants, puis vers le fond et l'Ouest, un ensemble de bureaux, des ateliers et un escalier d'accès secondaire à l'étage. A gauche du couloir, vers le Sud, en connection avec la rotonde d'entrée, l'escalier principal et l'ascenseur occupent le campanile. Puis viennent la discothèque, une salle polyvalente et un magasin à livres. L'étage, encore plus simple, se compose d'une grande salle de lecture pour adultes ouverte sur le Sud, d'une pièce circulaire comprise dans la rotonde dévolue aux périodiques et sur le flanc Nord, des bureaux.

    Des solutions adroites

    A priori, il n'y a pas là de quoi s'esbaudir. Pas d'expressionnisme du plan et des articulations ni de vitalité spatiale particulière. La trame régulière des poteaux du rez-de-chaussée se retrouve en partie à l'étage. Pas de cartésianisme ou d'abstraction des masses dont on espère une vibration. Pas de complexité métaphorique de celle de la connaissance.

    En fait, cette disposition presque banale au-delà de sa simplicité ne manque pas de résolutions adroites. Sitôt passée la rotonde, par exemple, s'aperçoivent la salle de lecture des enfants et la discothèque. Entre elles, un axe de distribution conduit à l'extrémité Ouest de la bibliothèque. Sensible ou non à l'orientation, le lecteur saura gré à l'architecte de ces efforts de repérage. D'autant que demain, l'épine dorsale du couloir devrait se prolonger au-delà par une rue structurant un nouveau quartier d'habitation.

    Ces marques prises dans la bibliothèque se confortent par des vues adjacentes donnant au rez-de-chaussée et à l'étage vers le Sud et le Nord où l'architecte capte la lumière naturelle nécessaire pour éclairer un bâtiment large et profond (environ 30 x 30 m).

    La rotonde, aussi, point secondaire de ralliement dans la ville, après le campanile, sert de point focal et de distribution des flux. La banque d'accueil et de prêt en occupe le centre. De son siège, le bibliothécaire voit quiconque entre et peut aussi surveiller à la fois la salle de lecture des enfants et la discothèque comme l'accès au campanile. Ou bien encore porter son regard vers les hauteurs. Car au-dessus de lui. la rotonde s'évide en son centre vers une coupole presque plate. L'appel vers le ciel se renforce à l'étage, dévolu à la consultation des périodiques. Là, le lecteur se trouve dans une sorte de tambour rythmé d'ouvertures étroites et verticales à travers lesquelles ne s'aperçoivent que les nuages et le ciel. Plus haut encore, les facettes de verre décrites tout à l'heure laissent couler des flots de lumière que ponctue l'ombre nette des châssis. En partie séparé du monde, chacun est convié au voyage de l'esprit, qu'ordonnent toutefois la structure métallique et la coupole nervurée en étoile à dix branches.

    Cette possible envolée, l'escalier du campanile l'a lui aussi annoncée. Enlacé autour de la cage d'ascenseur, puis de la structure centrale qui lui succède, il conduit vers son sommet ajouré. Sans convier Jorge-Luis Borges et ses vues perdues dans l'infini et l'obscurité, il y a là une contribution contenue et réussie au thème de l'élévation par la lecture et la connaissance.

    Simple et à la fois précieuse, la salle du conte placée au Nord de la bibliothèque ressemble au corps d'un instrument de musique avec ses panneaux, son plafond de hêtre et son plancher de chêne. D'une capacité d'environ 40 places assises taillées en gradins d'amphithéâtre, on y accède à la fois par la bibliothèque et de l'extérieur, pour éloigner à l'occasion le tumulte des petits. Selon les besoins, la teneur des récits, les activités choisies, des rideaux occultent les fenêtres.

    Les salles de lecture des enfants et des adultes en comparaison paraissent plus banales. Plutôt refermées sur elles-mêmes, malgré des ouvertures importantes sur la cour de l'école au Sud, leur identité tiendra aux livres accumulés, au cloisonnement du mobilier.

    Le fonds général de bientôt 60 000 ouvrages, en accès direct, comprend une collection déjà replète de livres dévolus au chemin de fer et aux cheminots que le conservateur, Madame Paillet, se propose de poursuivre et d'accroître, avec l'aide de la BN qui consent le don des doublons en ces matières.

    M Fonctionnement et usagers

    Nommée sur le tard, Madame Paillet s'inquiétait, il y a quelques mois, d'un projet élaboré sans elle, le mobilier, en particulier, lui inspirant quelques préventions. Bureaux d'accueil et de prêt, présentoir de la presse, rayonnage en hêtre massif et plaqué, étagères en stratifié blanc mat et serre-livres en métal laqué sont conçus par l'architecte. Comme à l'accoutumée, ce dernier voit dans cette commande une chance pour la bibliothèque : esthétique maîtrisée, homogénéité de conception, cohérence et harmonie entre volumétrie générale et particulière, accord des tonalités et des teintes, ici la dominante blanche des murs et la chaleur blonde du bois. Le conservateur, pour sa part, pense souplesse, évolutivité, fonctionnalité, entretien et résistance à l'usage.

    La conception modulaire de la ligne - sciemment limitée ? - la massivité de chaque unité forceront, quelque soit le déplacement souhaité, à reconstituer des cloisonnements pensés comme des murs, soit l'ordre suggéré contre le fouillis. Mais la médaille a son revers.

    Hiératisme et manque de souplesse poussent à une répartition linéaire, d'où une certaine sécheresse de l'espace, livres et meubles occupant le devant de la scène.

    La solidité, évidente, rassure, quoique le tirage limité de la ligne laisse entière la question de la maintenance et du remplacement des éléments endommagés ou brisés. Non sans malice, l'architecte invoque la sourde oreille des fournisseurs peu séduits par les commandes ponctuelles, les gammes soudain interrompues alors que, sur place, ne manquent pas les menuisiers éprouvés et séduits par la qualité des meubles et leur simplicité. Reste que les meubles les plus sollicités - fauteuils, chaises, bureaux, tables - ne sont pas encore choisis. Si pour ces dernières le maître d'oeuvre est pressenti, les autres seront sélectionnés dans le catalogue de l'UGAP.

    De toute manière, conservateur et architecte se rejoignent sur des objectifs conjoints : harmonie générale et confort, mobilier rapprochant lecteur et livre, tant dans l'utilisation quotidienne que dans l'espace, tables et rayonnages, comme il est d'usage aujourd'hui, s'associant pour mêler recherche des ouvrages et consultation.

    Ø Le lecteur au petit soin

    L'attention au lecteur est d'ailleurs plus qu'une ambition annoncée. Elle relève d'une manière de philosophie. Le détail des actions engagées par la mairie pour susciter l'intérêt et l'attention, tient du recueil de belles histoires. L'initiative prise en 1992 de faire découvrir et visiter le chantier, d'amener à participer, réfléchir et dessiner "436 enfants de 19 classes de la ville conduits par leur maître d'école" peut servir d'exemple. D'autant qu'une exposition et la publication d'un petit catalogue raffiné des croquis de l'architecte, mais aussi des écoliers, ont donné une dimension étonnante au projet, où se mêlent le rêve d'une république civique et cultivée, le sens de l'appropriation et le goût du bien commun.

    Hier, la BM installée à la mairie comptait 2 046 lecteurs inscrits pour une population de 18 000 habitants. A l'ouverture, le conservateur table sur un passage à 3 000, puis espère une montée en puissance. Avec un budget de fonctionnement prévisionnel de 2 400 000 francs (non-compris le remboursement des intérêts - 1 M 21 - ni les 11 postes de l'équipe contre 4 auparavant), la municipalité se donne les moyens de sa politique, qu'elle souhaite poursuivre en lançant la reconstruction/conception de deux de ses trois bibliothèques de quartier, confiée à nouveau à Jean-Yves Barrier.

    Aujourd'hui, Saint-Pierre-des-Corps se forge un nouveau centre urbain dont le coeur culturel sera la bibliothèque. Loin d'une figure imposante et froide, elle apparaît comme une entité, un édifice spécifique public et aimable dont quelques lecteurs/visiteurs disent déjà qu'ils y seront "mieux pour lire que chez eux".

    Au-delà du bon fonctionnement et de la commodité de rigueur, se discerne dans cette entreprise une évolution du statut de la bibliothèque. Facteur clé de l'acquisition du savoir, elle devient outil et architecture nécessaire à la bonne constitution de la ville.

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    Fiche technique