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    Construire, et après ?

    Par Dominique Arot

    (1) Dans la préface du livre récemment réalisé par la Direction du livre et de la lecture (2) , jack LANG écrivait : "Chaque fois que la dernière pierre d'une bibliothèque a été posée, on peut légitimement se dire qu'il y a là une bonne chose de faite".

    Cette satisfaction est sans aucun doute celle qui provient de la conscience d'avoir utilisé les derniers publics à bon escient et dans l'intérêt du plus grand nombre. Faut-il redire, dans ces lignes, le caractère indispensable, utile et universel de la bibliothèque publique ? Il n'est jamais superflu de le rappeler, dans la mesure où, si au terme de l'entreprise l'accord est général, les dossiers d'équipements culturels sont certainement plus difficiles à défendre que d'autres, au sein des instances élues, lorsqu'il s'agit d'en initier la réalisation.

    L'expression "une bonne chose de faite" ne devrait pas être entendue, dans ce contexte, dans son sens populaire d'une tâche ingrate dont on s'est définitivement acquitté : satisfaction, oui, soulagement, non ! Au plus, le seul soulagement acceptable pourrait naître de l'issue favorable de cette course d'obstacles qu'est la conduite d'un chantier : jurys, financements, arbitrages entre concepteurs et utilisateurs. La réalisation de la Bibliothèque de France fournit un exemple "macroéconomique" de ces stress successifs. Certains projets, infiniment plus modestes, traversent aussi des épisodes agités. Cette satisfaction devant l'oeuvre achevée, est compréhensible, donc. Mais elle ne devrait en aucun cas s'apparenter à celle du démiurge, et trouver sa conclusion dans le repos du septième jour !

    Les discours d'inauguration sont terminés. On pourrait, d'ailleurs, en établir une anthologie réjouissante. La bibliothèque ouvre au public. Tout commence. Et alors apparaissent les éventuels hiatus entre l'éloquence officielle et l'attente des usagers, entre la dimension des locaux et les horaires d'ouverture, entre le fracas médiatique et le nombre de CES, entre les services ouverts et ceux qui ouvriront plus tard ("une discothèque est prévue"). Rappelons qu'on peut établir avec une certaine exactitude que, si les mètres carrés de bibliothèques municipales ont doublé entre 1980 et 1990, la moitié des bibliothèques disposent d'un budget seulement médiocre.

    Le concours particulier : un crédit pervers ?

    Le mécanisme du concours particulier est bien connu des lecteurs de ce bulletin : une première part, consacrée au fonctionnement, une deuxième et une troisième part, de loin les plus importantes, consacrées à l'investissement. Le dispositif d'aide à la construction est efficace et clair, dans la mesure où, sur la base de critères simples, l'Etat peut, d'emblée, afficher un taux de participation. C'est une aide, c'est aussi une incitation à la construction. La validité de ce système est renforcée par la situation de relatif sous-équipement du territoire français (encore au moins 400 000 m- à construire, une centaine de villes de plus de 10 000 habitants sans BM). Mais, dans un contexte économique difficile pour les collectivités locales, chaque incitation de l'Etat à l'investissement ne risque-telle pas de se transformer en contribution au surendettement ? Et l'on retrouve là les effets pervers du crédit sur le budget des ménages. D'autant plus que l'investissement entraîne bien évidemment des dépenses conséquentes de fonctionnement. A ce titre, la situation de certaines communes (par exemple, dans les DOM) illustre bien ce paradoxe : un préfet se voit contraint de rappeler aux fonctionnaires de l'Etat le risque qui existe à proposer des aides à l'investissement à des communes sous tutelle de la chambre régionale des comptes.

    La première part du concours particulier permet de rembourser les communes d'un pourcentage de leurs dépenses de fonctionnement pour leur BM. Le taux de remboursement 1992 s'élevait (!) à 4,84 %. D'où la réaction du Comité des finances locales, et des élus : la pression sur cette enveloppe est telle qu'on aboutit à une participation de l'Etat symbolique. Si l'on adhère au principe suivant lequel l'Etat doit apporter des aides au fonctionnement aux communes, il faudra rééquilibrer progressivement les deux dispositifs du concours particulier : fonctionnement et investissement.

    M Une meilleure programmation

    Au-delà des réponses réglementaires (indispensables), la première réponse aux difficultés de fonctionnement des BM réside dans la conception du bâtiment lui-même. Je ne souhaite pas relancer le débat architecture/fonctionnalité.

    C'est une exigence absolue pour les bibliothécaires que d'être capables de traduire très clairement, dans un programme, leurs besoins et leurs désirs. On retrouve d'ailleurs la même nécessité de professionnalisme dans les opérations d'informatisation. Il est devenu indispensable de lier programmation architecturale et fonctionnement. Pour ne parler que des questions de flux des publics, l'organisation du point d'accès au bâtiment et d'échange des documents trouve immédiatement sa traduction dans les effectifs de personnel nécessaires à l'ouverture. L'éclatement entre sections, qu'une approche trop normative peut encourager, génère dysfonctionnements et surcoûts.

    Au risque de passer pour rétrograde, je récuse assez volontiers le terme de médiathèque. Je ne suis pas sûr qu'il soit complètement inutile de redire avec force le rôle essentiel du livre dans cette institution culturelle qu'est la bibliothèque publique. Eric Rohmer, dans son dernier film, ironise sur cette médiathèque, patchwork technologique, équipement "à la mode". Et quand la mode sera passée ? Il est impératif que l'ouverture des collections de la bibliothèque à d'autres supports que le livre, que l'innovation technologique, soient analysées en d'autres termes que ceux du "goût du jour", avec le souci du service apporté au public et des considérations de gestion.

    M Vivre seul coûte cher

    Il ne faut pas assimiler l'idée de coopération entre bibliothèques à une seule exigence économique. Cela reviendrait à en affadir singulièrement la portée. Mais il ne faut pas nier l'individualisme bien répandu chez les Français, les communes et les bibliothécaires. Prenons-en quelques exemples : la réflexion sur les politiques d'acquisition (et d'élimination) est encore insuffisante ; l'évaluation des collections (qui commence à se développer dans les BU) est balbutiante dans les bibliothèques publiques. A l'heure où les crédits d'acquisition stagnent ou s'effritent, ce travail à la fois théorique et concret est indispensable.

    C'est le même souci qui devrait guider l'approche des problèmes de conservation et de préservation des livres, encore insuffisante. La BPI, la BDF, ont dans ce domaine un rôle d'expérimentation à jouer. Si de nombreux progrès ont été réalisés, il reste encore un effort d'information à accomplir pour dénoncer les délices du catalogage solitaire, et des instruments à mettre en service.

    M Vivre autrement ?

    La question est posée, de plus en plus souvent : est-ce que les structures juridiques actuelles (gestion municipale directe) sont les mieux adaptées au fonctionnement efficace des BM ? Lors du Colloque "Bibliothèque dans la Cité (3) , Patrice Béghain (DRAC Rhône-Alpes) et Bruno Cognat (Secrétaire général de la ville de Saint-Etienne) ont posé publiquement la question. Certaines villes (Issy-les-Moulineaux, Rennes) se la posent. Il y a là matière à une réflexion approfondie et prudente, car il convient d'être vigilants sur la notion de service public. Face aux nombreux équipements réussis construits durant ces dernières années, l'interrogation ne peut être écartée : quel est le meilleur mode de gestion pour faire vivre ces bâtiments ? En termes de ressources, de projets pluriannuels, de souplesse dans l'utilisation des moyens, d'insertion dans un réseau d'institutions culturelles et dans le tissu économique.

    M Evaluer

    Sur l'ensemble des questions brèves et incomplètes posées au fil de ces lignes, les réponses sont conditionnées par une évaluation objective des équipements mis en service. Cette évaluation repose sur les administrations centrales (la Direction du livre et de la lecture), sur l'inspection générale des bibliothèques, sur les professionnels eux-mêmes invités à la lucidité. Un tel constat ne saurait aboutir à une vision dogmatique (des normes et des recettes), mais à une approche pragmatique plus en rapport avec la diversité des situations, à la dynamique de la décentralisation. Des publications sont envisagées, mais la constitution d'un véritable service technique dans ce domaine (que n'a pu être le CNCBP), comme il en existe dans les Direction des Archives ou des Musées et dans de nombreux pays, apparaît inéluctable, si l'on veut voir la France devenir un vrai "pays de bibliothèques".

    Ø Une ambition pour le livre

    Qu'on ne se méprenne pas sur mes propos. Esquisser quelques pistes de réflexion sur le devenir des équipements construits et s'interroger sur leurs difficultés de fonctionnement, ne doit être interprété, ni comme une mise en cause de la capacité de gestion des élus et du formidable élan de la décentralisation, ni comme une contestation des normes de surface des équipements. L'ambition n'est pas la mégalomanie. Les réalisations ambitieuses, tant du point de vue de l'architecture que des surfaces, de ces dernières années, accueillent un public toujours plus nombreux et jouent un rôle stimulant pour les projets futurs. Il y aura demain d'autres Nantes, Arles, Villeurbanne, Chambéry, pour ne citer que quelques exemples. A contrario, il faut bien reconnaître que le "small is beautiful" du réseau parisien ou l'absence d'un grand équipement central à Marseille administrent la preuve du caractère mobilisateur, pour l'ensemble d'un réseau local ou régional, d'une réalisation ambitieuse : rien n'est trop beau pour le livre et pour les lecteurs !

    1. L'auteur tient à préciser qu'il s'exprime ici à titre personnel. retour au texte

    2. Bibliothèques, une nouvelle génération dix ans de construction pour la lecture publique.- Paris : Réunion des Musées nationaux. 1993. retour au texte

    3. Poitiers, décembre 1992, actes publiés par la DLL. retour au texte