Jadis ensommeillées, invisibles ou tout simplement inexi- stantes, les bibliothèques françaises aujourd'hui font parler d'elles. Le public afflue et les coûts augmentent au fur et à mesure de la diversification des services qu'elles proposent. Tirant leurs ressources du financement public, soumises à la fois à la pression croissante des besoins d'usagers plus nom- breux, plus divers et plus compétents, au contrôle plus exi- geant d'autorités de tutelle que la décentralisation et la dé- concentration des services de l'État ont rendu plus proches et plus soucieuses de leurs budgets, elles entrent dans l'ère du management. Après l'ouvrage de Jean-Michel Salaün sur le mar- keting, la collection « Bibliothèques des éditions du Cercle de la Librairie propose Bibliothèques et évaluation sous la di- rection d'Anne Kupiec, qui rassemble dix contributions.
Les quatre premières abordent le sens du terme et les ques- tions théoriques et politiques soulevées par l'évaluation. La cinquième étudie le rapport du bibliothécaire à l'évaluation à travers la réflexion et l'état de la recherche. La sixième évoque l'expérience américaine et les suivantes examinent les applications à différents types de bibliothèques et aux centres de documentation.
Pierre Mayol introduit la problématique en rappelant le contexte de l'émergence de l'évaluation des politiques pu- bliques et en relevant la richesse et les ambiguïtés sémanti- ques du terme. Face à une triple exigence d'équité, d'effica- cité et de qualité, le service public doit se doter d'un moyen « de porter un jugement sur l'adéquation entre les objectifs, les moyens et les effets de l'action publique Il doit donc pouvoir identifier chaque terme de la proposition et, autant que possible, les mesurer quantitativement. En ce sens l'éva- luation est la poursuite et le dépassement de la démarche du bilan statistique d'activité par l'association de la réflexion sur les prémisses de l'action à l'action elle-même et à ses résultats. Elle suppose également une approche méthodolo- gique précise et une réflexion sur la position de l'évaluateur (auto-évaluation et/ou évaluation externe). Cette démarche de pilotage qui met en relation les objectifs, les moyens et les résultats, n'est cependant pas exempte de risques tels que le modelage progressif des objectifs sur les résultats et la suppression de la tension entre l'offre et la demande inhé- rente à toute politique publique.
A propos des bibliothèques municipales Anne-Marie Bertrand propose des « mesures » regroupées sous quatre volets : or- ganisation, ressources, activité et résultats. Sa réflexion a le mérite de manifester les contradictions souvent inaperçues des intentions et des stratégies des bibliothécaires et d'indi- quer l'insuffisante (l'impossible ?) élucidation des fins de la bibliothèque publique considérée comme « un objet complexe pas encore arrivé à maturité.. Si elle met en rela- tion des « objectifs flous et incertains » avec des mesures lacunaires », cela ne l'empêche pas de promouvoir une ana- lyse de la performance, mais la conduit à s'interroger sur l'appréciation de cette performance (évaluation proprement dite) et sur les relations entre les points de vue d'évaluation (public, élu, bibliothécaire).
Plus pragmatiques, les contributions sur les bibliothèques universitaires, les BDP et les bibliothèques scolaires inscrivent le souci d'évaluation dans l'histoire et le développement ré- cent de ce type de bibliothèque qui ont vu se transformer leurs tutelles, leur public et leurs missions. Le lecteur y trou- vera des exemples d'indicateurs et de tableaux de bord per- mettant l'évaluation, la prévision et des réflexions sur leur nécessité et leur insuffisance. Le bref chapitre sur les centres de documentation tranche sur le reste de l'ouvrage en in- dexant franchement l'évaluation et les techniques connexes à la logique d'un marché de l'information.
L'article de Nancy Van House, spécialiste américaine de la question, fait le point de la situation outre-Atlantique. Il a le mérite de la clarté et de la franchise puisqu'il se termine sur l'objectif de mettre en phase « les demandes d'information de la société et « l'univers de l'information sans nécessai- rement prétendre .. assurer la survie des bibliothèques en tant que telles ».
Il est donc urgent que les bibliothécaires assimilent l'état d'es- prit, la méthodologie et les dérives possibles de l'évaluation. Il leur faudra décrire avec précision l'objet de leur action, envisager leur environnement, concilier des objectifs et des demandes contradictoires et contribuer à la réflexion sur les finalités des bibliothèques. Malheureusement, comme le sou- ligne Alain Gleyze, la place accordée à l'évaluation dans la formation des bibliothécaires est encore très insuffisante, d'autant plus que la réflexion et la recherche en matière d'é- valuation des collections et des services restent lacunaires. L'évaluation apparaît comme une chance et un défi pour les bibliothécaires. Une chance en ce qu'elle peut être l'occasion de rendre visible et de valoriser le travail de terrain le plus souvent inconnu du public et des tutelles, de contribuer à rassembler et à unifier les multiples interrogations et débats qui traversent actuellement la profession. Ce que résume Anne Kupiec en indiquant que la valeur de l'évaluation ré- siderait essentiellement dans les débats collectifs, intersub- jectifs, qu'elle provoque Un défi en ce qu'elle suppose de nouvelles relations de travail au sein des établissements et une nouvelle approche de la place et de la responsabilité de chaque acteur, faute de quoi l'évaluation pourrait bien se faire en dehors des bibliothécaires.
Au total un ouvrage de réflexion et non un manuel où l'on regrettera l'absence d'un article synthétique sur les re- cherches en matière de gestion des collections.