Voilà plus d'une décennie que la redécouverte de l'illettrisme s'est révélée un phénomène troublant, qui a secoué notre société, enfermée jusque-là dans l'illusion confortable de l'al- phabétisation généralisée. Or, en parallèle, le chômage et l'exclusion ont augmenté d'une façon significative : il a sem- blé facile de faire le lien entre ces deux faits. Mais avant d'aller si vite, il faut d'abord savoir de quoi on parle, et donc tenter, en premier lieu, de définir ce fameux illettrisme, ou au moins de le cerner avec le maximum de précision. Ce fut l'objet d'un colloque tenu à Paris en 1991, et dont nous trou- verons ici les actes.
Pour essayer de mieux comprendre le problème, de nom- breux collaborateurs de toutes disciplines en sciences hu- maines, historiens, ethnologues, sociologues, linguistes, psy- chologues, ont réfléchi sur la notion même d'illettrisme. On trouvera dans ces contributions d'abord la situation historique en France, puis des études sur le plan formel de l'écriture, qui comparent la situation entre les pays d'écriture alphabé- tique et les pays d'Extrême-Orient soumis à l'écriture idéo- grammatique, enfin un état de la question actuellement en France, envisagée du point de vue des pratiques ordinaires d'écriture de la société française, aussi bien que vue des communautés récalcitrantes à la scolarisation ou observée à partir du monde du travail.
L'histoire nous enseigne que l'illettrisme est perpétuellement redéfini : la frontière entre lettré, demi-(ou semi-) lettré et illettré s'est déplacée au fur et à mesure que la langue parlée et la langue écrite se sont rapprochées et que l'école a eu tendance à imposer cette dernière comme modèle (1) . L'exem- ple de l'Extrême-Orient, où être lettré, c'est connaître au moins 2000 caractères de l'écriture idéogrammatique chi- noise, nous plonge dans un univers différent, où nul ne peut échapper à l'écriture omniprésente, loin de la culture sco- laire : les quatre chapitres concernant la Chine, le Japon, le Vietnam et la Corée intéresseront le lecteur curieux.
En France même, il y a diverses façons d'être lettré ou illettré et de nombreux savoirs échappent à la mesure scolaire des habiletés lettrés : certaines communautés, les bateliers, les bergers, les Tsiganes, ne vivent pas l'illettrisme comme un manque. Parfois même, la scolarisation poussée place l'indi- vidu en rupture avec son groupe (2) . On a remarqué que les femmes, plus que les hommes, maintiennent les relations épistolaires, tandis que ceux-ci remplissent plus volontiers la déclaration de revenus. Il y a donc des registres et des mo- dèles de l'écrit, tels que même des gens non illettrés peuvent avoir à consulter les écrivains publics. Quant à la prégnance de l'écrit en usine, à l'atelier, voire dans certains bureaux, on peut douter qu'elle soit à elle seule facteur d'exclusion : si le faible niveau scolaire joue en effet, si les difficultés d'in- sertion viennent souvent d'une faible capacité à subir de nou- veaux comportements d'apprentissage (pourtant nécessaires aujourd'hui), on peut estimer avec Béatrice Fraenkel que l'écrit, voire les niveaux de formation exigés, sont largement survalorisés. N'oublions pas que « le texte témoigne du pou- voir de celui qui l'émet et de l'assujettissement de celui qui le reçoit ». Il est vrai que la transformation rapide des tech- nologies et des systèmes techniques ne permet plus de dé- terminer avec certitude quelles compétences, quelles apti- tudes, quels savoir-faire sont utiles dans bien des situations de travail (3) . La tentation est alors grande d'exiger sans cesse des individus « des niveaux de scolarisation de plus en plus élevés », nous avertit Vincent Merle. Or ceci ne se justifie pas toujours. Ce qui devrait être en jeu, c'est l'exigence de qua- lification, pas nécessairement le niveau de scolarisation (on peut être sur-scolarisé, voire sur-diplômé, et sous-qualifié en même temps), en tout cas pas forcément le rapport à l'écrit. Ceci étant dit, cet ouvrage nous rappelle opportunément que l'illettrisme, s'il constitue un champ d'étude encore largement inexploré, est sans doute dans nos sociétés en voie de ba- nalisation. Les nombreux bibliothécaires engagés dans la lutte contre ce phénomène ne manqueront pas de le remarquer et de s'en inquiéter.