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    Par Jacqueline Gascuel

    Campus universitaire de Jussieu

    Naissance d'une grande bibliothèque.

    Paris : Sens et Tonka, 1993. - 252 p. : ill. ISBN 2-910170-01-2. Prix : 215 F.

    Paru il y a déjà un an, cet ouvrage retrace la genèse du projet, aujourd'hui abandonné, de la grande bibliothèque du campus universitaire de Jussieu qui devait réunir en une seule unité architecturale les deux bibliothèques des universités de Paris-VI et Paris-VII.

    Toute la première partie de l'ouvrage est consacrée à une relecture de l'existant : le bâtiment conçu par Edouard Albert, architecte désigné par André Malraux pour apporter toute sa créativité dans un espace trop longtemps dominé par le pouvoir des marchands de vin. C'est en effet sur leur territoire, la Halle aux vins, que les tout premiers architectes avaient pu édifier les deux bâtiments destinés à accueillir le transfert de la faculté des sciences qu'abritait la Sorbonne jusque dans les années soixante. Implantation qui ne s'était pas faite sans difficultés, puisqu'il avait fallu prévoir un bâtiment sur pilotis, permettant à l'activité commerciale de continuer au niveau du sol, avec ses voies de chemin de fer et ses wagons !

    Le projet d'Albert est d'une géométrie rigoureuse : vaste damier faisant alterner bâtiments linéaires et cours intérieures en forme de cloître - ce qui lui valut son surnom, le Gril. L'articulation des bâtiments entre eux se fait grâce à trente-quatre tours de liaison, cylindres de béton armé qui supportent l'ossature métallique apparente. Une tour de 85 mètres de haut, très légèrement hélicoïdale, devait être le signal marquant l'emplacement de la faculté en bordure du Quartier latin. Le dessin primitif en a malheureusement été modifié et banalisé, et si elle se dresse bien à l'emplacement prévu elle a repris toute la rigidité que ses concepteurs avaient souhaité éviter.

    En accord avec Malraux et grâce aux crédits importants dégagés dans le cadre du un pour cent (réservé à la création artistique), Albert su associer les artistes de son temps à son oeuvre : Lagrange décore la dalle de circulation qui dessert tout l'ensemble, Jean-Claude Bédard peint les toits ; Arp, Va-sarelly, Stahly décorent les cours, Georges Braque était chargé de décorer le dessous des dalles de la grande tour centrale... Sa mort, puis celle d'Albert quelques années plus tard laissèrent t'oeuvre inachevée et inemployés les quatre cinquièmes des crédits de décoration... les bâtiments eux-mêmes restèrent inachevés, par suite de l'arrêt du chantier en 1973. « Tout s'est arrêté brutalement, les pignons sont restés en parpaings, les tours orphelines des dernières barres, le dernier coin à l'abandon... - écrit Marc Javoy, vice-chancelier des universités, à qui a été confiée la présidence du concours d'architecture ouvert en 1992. Un reportage photographique (où alternent photos de 1967 et photos de 1993) et les croquis du projet de réhabilitation des bâtiments du quai Saint-Bernard, conçu par Jean Nouvel, clôturent cette première partie consacrée à l'existant.

    La suite de l'ouvrage reprend les principales données du programme et analyse les dix projets présentés par les architectes. Le programme était ambitieux : l'effort portait sur les deux bibliothèques, jusque-là vraiment maltraitées et qui devenaient l'âme du programme » tout en laissant des espaces disponibles pour d'autres équipements - et notamment les équipements sportifs et les amphithéâtres de vastes dimensions, dont le campus manquait sérieusement.

    Des projets présentés, le premier, le plus longuement décrit et le mieux illustré, est le projet lauréat : le cube à ciel ouvert de Rem-Koolhaas : Excroissance sortie du Gril, objet tombé là comme en un lendemain de désastre " dont l'ossature métallique fait écho à celle d'Albert, et dont l'insertion dans le site et la relation à l'environnement réaniment le bâti initial. L'élément le plus surprenant (et qui ne fut pas sans inquiéter nos collègues) est probablement ce cheminement assuré par une rampe en double hélice qui traverse toute la structure comme les boucles d'un boulevard... et règle non seulement le passage, non seulement les vues, mais aussi toute l'organisation des unités fonctionnelles. Il en résulte que 35 % des surfaces ne sont pas horizontales, mais caractérisées soit par une légère inclinaison des planchers, soit par un jeu de différentes terrasses.

    Le projet de Jean Nouvel, Emmanuel Cattani et Alexiane Rossi s'intègre rigoureusement dans l'espace inachevé des anciens bâtiments et respecte le parti pris de barres enserrant une cour. Certes l'entrée sur des jardins intérieurs et la perspective sur le Jardin des plantes, la présence de colonnades, l'utilisation de l'Institut du monde arabe comme porche solennel du nouvel ensemble marquent bien le souci urbanistique du projet... mais ne pouvait recueillir l'assentiment des universitaires à la recherche de la cohérence (voire de l'intimité) du campus. Plusieurs projets, comme celui d'Herzog et Meuron, sont aussi fortement marqués par la présence de l'Institut du monde arabe : ici on aboutit à une vaste esplanade dominée par une façade composée de plaques de verre où sont sérigraphiés des portraits d'écrivains et de chercheurs, cependant que des bandes horizontales diffusent des textes électroniques ! D'autres projets comme celui d'Architecture studio ou de Cruz et Ortiz ne sont pas sans rappeler la géométrie et le parti urbanistique de Jean Nouvel. Mais s'ouvrant sur les quais de la Seine, par une immense verrière, le premier escamote la liaison avec l'univers de Jussieu, tandis que ceux qui misent sur le futur bâtiment pour rénover l'image dégradée des anciens ne peuvent qu'être déçus par la rigueur classique du projet espagnol.

    Plus remarquables sont les propositions de Pierre du Besset et Dominique Lyon qui jouent de l'horizontale et des transparences pour ménager l'effet d'esplanade, et délimitent l'espace par une toiture en laiton et verre teinté bronze. Les mouvements d'involution des plafonds qui se prolongent de l'étage des lettres et sciences humaines à celui des sciences assurent l'unité structurelle de l'ensemble et lui donnent une certaine convivialité.

    Dix projets qui ne se construiront pas... Pourtant en les présentant à l'aide de textes, de croquis et de plans, en donnant la parole à leurs concepteurs, et aussi à plusieurs membres du jury, cet ouvrage me semble fournir une très bonne initiation pour tous ceux qui auront à se pencher sur un problème de construction d'une bibliothèque d'une certaine ampleur, universitaire ou municipale. La diversité des choix (formes et matériaux), la traduction par le maître d'oeuvre du programme des maîtres d'ouvrage et utilisateurs variés, la richesse du vocabulaire des architectes et urbanistes, leur goût pour la métaphore là où on attendrait plus volontiers -l'expression des usages-... tout un univers avec lequel il convient de se familiariser ! L'occasion de nous en est pas si souvent donnée de façon aussi concrète.