Index des revues

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    Par Dominique Lahary, Bibliothèque départementale de prêt du Val-d'Oise
    Gérard Théry. -

    Les autoroutes de l'information

    Rapport au Premier ministre

    Paris : La Documentation française, 1994. - (Collection des rapports officiels).

    C'est le dernier grand sujet à la mode. Chaînes de télévision, stations de radio et journaux à grand tirage y vont de leurs reportages et de leurs analyses, mais aussi des périodiques spécialisés dans des domaines aussi divers que l'économie et les affaires, l'informatique, les télécommunications, la documentation ou la culture. Cette diversité fait sens : c'est un sujet à la mode, mais cela n'empêche pas qu'il soit sérieux.

    Il fallait que le Premier ministre de la France fût informé pour agir. Aussi confia-t-il à Gérard Théry, ancien directeur général des Télécommunications, souvent présenté comme le père du minitel, le soin de rédiger un rapport qui, c'était bien le moins, a été rendu public.

    Il en résulte un petit livre dense mais très abordable intellectuellement (la plupart des termes tant soit peu techniques sont, grâce aux notes en bas de page, rendus accessibles au premier ministre moyen) et financièrement (il ne coûte que 70 francs (1) ), qui fait le tour de la question et propose une politique pour la France.

    Comparant la révolution de l'an 2000 (celle de l'information) à celle des chemins de fer ou de l'électrification (mais aussi la numérisation au passage du hiéroglyphe à l'alphabet), Gérard Théry commence par définir l'objet de son étude. Les autoroutes de l'information sont des infrastructures fixes, utilisant la fibre optique comme support quasi exclusif, offrant la continuité numérique d'un bout à l'autre de la chaîne de communication et garantissant l'écoulement de hauts débits dans les deux sens de transmission. Intimement liées au concept de multimédia, ces autoroutes ne sont pas réservées aux entreprises et n'ont pas à doubler le réseau téléphonique existant, elles en constituent l'avenir.

    Présentant le contexte américain, Gérard Théry montre bien en quoi l'unification de trois techniques (l'informatique, les télécommunications et l'audiovisuel) provoque une compétition sévère dans un cadre économique et juridique non stabilisé qui met aux prises des sociétés dont les terrains de chasse étaient naguère distincts (2) , tandis qu'Internet ne constitue que la préfiguration des futures autoroutes. Les exemples japonais, allemands et britanniques font apparaître la prépondérance de l'opérateur national de télécommunication, soutenu dans les deux premiers cas par son gouvernement. La prochaine déréglementation des télécommunications dans l'Union européenne (3) est présentée comme une raison de plus de donner les moyens à France Télécom de jouer un rôle majeur.

    Gérard Théry pense que nous sommes à la fin d'un cycle d'équipements en télécommunications et au commencement d'un autre. Les cycles du téléphone et du minitel se terminent, et nous entrons dans une période intermédiaire où, à l'exception du téléphone mobile, les nouveaux services ne sont pas encore commercialisables. Observant que France Télécom investit trois fois moins que Deutsche Telekom, le rapporteur craint que, faute de décisions prises à temps, les pertes d'emplois ne soient grandes dans le domaine des télécommunications françaises.

    Mais tout ça n'est qu'une affaire de tuyau. Quels services peuvent transiter par ces autoroutes ? Gérard Théry en distingue cinq grandes catégories : les services d'information et de divertissement, les services interentreprises et interadministrations, les services commerciaux transactionnels avec le public, les services d'intérêt public (dont les bibliothèques), enfin les services de télécommunication. Convenant que la vitesse de développement des services nouveaux ne peut jamais être prévue avec précision, Gérard Théry évoque le précédent du minitel pour rappeler que le seuil critique est souvent plus rapidement atteint qu'on ne l'imaginait.

    Alors, que faire ? Tout d'abord, choisir le bon tuyau (4) . Jugeant les actuels réseaux câblés et hertziens impropres à l'interactivité, Gérard Théry ne voit de salut que dans la généralisation de la fibre optique jusqu'à la prise de l'abonné, ou presque. Ensuite, régler les questions juridiques. C'est une des parties faibles de l'exposé, empreinte d'un candide optimisme (l'arrivée des autoroutes de l'information et des services multimédia ne soulève pas de questions [juridiques] qui n'aient été d'ores et déjà été traitées pour partie).

    Il faut enfin déterminer une stratégie ambitieuse mobilisant tous les moyens. L'auteur fixe deux objectifs : raccordement de tous les citoyens à leur domicile et à leur travail d'ici à l'an 2015 ; égalité de tous dans l'accès aux autoroutes, c'est-à-dire élargissement du service universel déjà applicable au téléphone. Cela signifie un programme d'investissements de France Télécom, dont Gérard Théry déduit les sommes que l'opérateur aurait investies dans le fil de cuivre pour le présenter comme acceptable.

    Quatre actions de bases sont proposées pour créer les conditions du développement des nouveaux services : un déploiement de fibres optiques sur 4 à 5 millions de lignes ; des plates-formes pour expérimenter les services et développer les logiciels ; un encouragement au développement des logiciels français de réseau, de service et de contenu ; enfin, une intensification de l'emploi d'ATM (5) .

    Le rapporteur plaide enfin pour que l'État mobilise les systèmes d'information publique, utilise le cadre européen pour encourager la coopération industrielle et maîtriser la normalisation, et mène une action de sensibilisation de l'ensemble de la société française.

    Le rapport Théry est, on le voit, bien plus qu'une étude technique : c'est un acte de foi dans le développement de la révolution de l'information et un appel au volontarisme public pour en favoriser l'avènement et en maîtriser le processus. Il a été diversement accueilli. On lui a reproché de proposer des investissements pharaoniques sans qu'on sache si un marché de masse va se développer (6) ; de pécher par volontarisme au lieu de laisser faire le marché ; de privilégier la fibre optique au détriment des réseaux câblés ; d'enterrer un peu vite le minitel qui pourrait connaître avec le TVR (7) une nouvelle impulsion ; et en définitive de faire courir à la France le risque d'un fiasco encore plus retentissant que celui du plan câble (8) .

    Marcel Roulet, président de France Télécom, a appelé à la prudence en matière d'investissements, les câblo-opérateurs ont rappelé qu'ils existaient (9) .

    Et le gouvernement? Après avoir colloqué (10) , il a laissé comprendre qu'il était urgent... d'expérimenter. José Rossi, ministre de l'Industrie, des Postes et Télécommunications et du Commerce extérieur, a le 23 novembre dernier lancé un appel à propositions relatif aux expérimentations des nouveaux services des autoroutes de l'information, les entreprises ayant jusqu'au 23 janvier pour déposer des projets économiquement fiables et ne reposant pas sur un financement public. C'est donc surtout, dans le cadre d'une stratégie libérale et pragmatique (11) l'une des quatre propositions d'actions immédiate qui est retenue, et l'on va notamment réaliser ces expériences sur les réseaux câblés (12) . Ce qui n'empêche pas de légiférer : la loi d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire pose le principe de l'accès égal au savoir sur l'ensemble du territoire et prévoit qu'un schéma des télécommunications organise le développement des réseaux de télécommunications, notamment des réseaux interactifs à hauts débits, de manière que, à l'horizon 2015, ces derniers couvrent la totalité du territoire (13) . En attendant, France Télécom, se voulant moteur mais non exclusif, annonce toutefois que sur 31 milliards d'investissements prévus en 1995, 900 millions seront consacrés aux autoroutes sont 200 pour les expérimentations, et 700 pour la fibre optique. Ses objectifs d'ici l'an 2000 seraient, an matière de fibre optique : 2 millions de kilomètres (contre un actuellement) et 5 000 immeubles de bureaux connectés (contre 300) ainsi que 100 000 à 500 000 foyers (14) .

    Mais parions que, quoi qu'il en soit de la politique française, le monde, lui, ne cesse de se brancher. Et il paraît que dans le monde, il y a des bibliothèques. Ne cherchons pas dans le rapport Théry de réponses bien élaborées aux questions qui nous sont propres (la seule page consacrée aux bibliothèques plaide pour la numérisation des collections et suggère des accords avec les éditeurs). Mais suivons ce dossier. Les autoroutes, ce ne sont plus les actuels réseaux encore dominés par le monde de la recherche et des affaires. C'est le grand public. Pas encore, mais peut-être bientôt. C'est notre public. Qui nous y rencontrera, ou se passera de nous.

    1. Tel n'est pas le cas de Télématique 2004 : La télématique en marche vers les autoroutes de l'information, rapport de l'AFTEL (Association française de télématique) vendu au prix de 2 000 F (on en trouvera un résumé dans Solutions télématiques no 30 de décembre 1994). retour au texte

    2. Microsoft lance ce semestre son propre réseau d'information en ligne, Microsoft Network. Windows 95, la nouvelle version tant attendue et toujours retardée de Windows, devrait comporter un accès direct à Internet pour les abonnés de Microsoft Network (Les Échos du 16 janvier 1995). retour au texte

    3. Qui fixe au 1er janvier 1993 la libéralisation du service téléphonique. retour au texte

    4. Il faut aussi, bien que Gérard Théry n'en souffle mot, choisir le bon terminal : puisque téléphone, télévision et informatique vont tendre à se fondre, l'un des trois va-t-il l'emporter ou une race hybride va-t-elle naître ? Nous n'en savons rien encore. Voir à ce sujet L'ordinateur va-t-il tuer la télé ? ×, in L'Expansion n°489-490, 5 décembre 1994, ainsi que -Le "téléputer"et la fibre optique » et Un poste de travail protéiforme in Le Monde informatique n°597, 8 juillet 1994. retour au texte

    5. ATM : Asynchronous transfer mode. Ce mode de transmission des informations à haute vitesse, encore peu répandu, devrait jouer un rôle central dans le développement des autoroutes de l'information. Voir le dossier Les réseaux ATM dans Le Monde informatique n°593, 10 juin 1994. retour au texte

    6. Cette question a fait l'objet d'un autre rapport officiel, destiné celui-là au ministre de l'Intérieur et de l'aménagement du territoire et à celui des entreprises et du développement économique. Les Téléservices en France : Quels marchés pour les autoroutes de l'information ? I Thierry Breton. - Paris : La Documentation française, 1994. - (Collection des rapports officiels). Voir aussi « Multimédia : mais que veulent donc les consommateurs ? . , in Courrier international n°213, 1er décembre 1994. retour au texte

    7. TVR : Télétel à vitesse rapide (9600 bits/s au lieu de 1 200 actuellement en réception) qui, réservé aux usages professionnels, marque le ralliement de France Télécom à la télématique par micro-ordinateur. Voir Télétel vitesse rapide in Solutions télématiques n°29, novembre 1994, et Internet va-t-il détrôner le minitel ? », in Le journal du téléphone n°40, novembre 1994. retour au texte

    8. A cet argument, Gérard Théry, signalant qu'il avait élevé des objections sur le plan câble, répond : Cette fois-ci, je suis convaincu qu'il faut y aller (. Les autoroutes de l'information, vite ! -, in Le Nouvel Observateur n° 1567, 17 novembre 1994). retour au texte

    9. Rappelons que les deux premiers câblo-opérateurs français sont la Lyonnaise des eaux et la Générale des eaux. et que Bouyghes communication est également présent sur ce secteur. Mais d'autres acteurs plus inattendus se manifestent : la SNCF, British Railways, la Deutsche Bundesbahn et huit autres compagnies ferroviaires européennes se sont associées au groupe américain Global Telesystem group pour créer un réseau de communication à l'échelle européenne : il suffira de dérouler des fibres optiques le long des voies ferrées pour mailler le continent à relativement peu de frais (Libération du 17 janvier 1995). retour au texte

    10. Les 7 et 19 décembre derniers, le ministère de l'Industrie, des Postes et Télécommunications et du Commerce extérieur a réuni une assistance nombreuse sur le thème des autoroutes de l'information. Voir les livraisons de janvier du journal du téléphone, de Réseaux et télécoms et de Solutions télématiques. retour au texte

    11. Selon les termes de Bruno Lasserre, directeur général des Postes et Télé- communications (Le journal du téléphone n° 42, janvier 1994). retour au texte

    12. Au colloque du 7 décembre, Nicolas Sarkozy, ministre du Budget et alors porte-parole du gouvernement, a déclaré qu'il se battrait jusqu'au bout pour que les autoroutes de l'information passent par le câble. retour au texte

    13. Loi n° 95-115 du 4 février 1995 (JO du 5 février, pp. 1973-1975). retour au texte

    14. La Tribune Desfossés, 31 janvier 1996. retour au texte