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    Par Jacqueline Gascuel
    Bertrand Calenge. -

    Les politiques d'acquisition

    Constituer une collection dans une bibliothèque

    Paris, éd. du Cercle de la librairie, 1994. (Bibliothèques). ISBN 2-7654-0554-0. Prix : 250 F.

    « Un spectre hante notre profession, déclare un bibliothécaire en fin de carrière, le spectre de l'obligation d'un savoir encyclopédique superficiel qui détruit les meilleurs, oui, les meilleurs et seulement eux, s'ils ne tournent pas les talons, soit vers le haut, pour accéder à la direction et donc à l'administration [...] soit vers le bas pour se perdre dans la technique de bibliothèque, vide d'idéologie et d'esprit [...] (1) .

    Le premier mérite de cet ouvrage est, bien entendu, l'importante documentation réunie sur un sujet que les manuels de bibliothéconomie français survolent généralement en une vingtaine de pages (2) , mais qui connaît un développement beaucoup plus important dans les ouvrages anglo-saxons et auquel, par ailleurs, le Bulletin des bibliothèques de France a récemment consacré plusieurs articles et le Bulletin d'informations de /'AB7- tout un dossier. Un sujet dont B. Calenge enrichit l'étude en s'appuyant sur les Propositions pour une charte documentaire de l'Établissement public de la Bibliothèque de France et sur la politique d'acquisition multimédia et la pratique du désherbage à la Bibliothèque publique d'information ; sujet qu'il prolonge au-delà de ses frontières habituelles par un rappel des règles de la conservation, des techniques de production des supports audiovisuels ou informatiques, des données statistiques de l'édition ou des bibliothèques, etc. Bref, on appréciera de trouver réunies ici des informations souvent éparses et, de ce fait, difficiles à confronter. Leur présentation sous forme de résumés, d'encadrés, de tableaux, de graphiques, en rend l'approche facile. Les acquisitions ont toujours été l'aspect le plus passionnant du métier de bibliothécaire. Ce qui le valorise et lui donne sa dimension scientifique (3) -celui aussi qui lui a été longtemps contesté par des procédures qui concouraient, comme le rappelle Henri Comte, à restreindre son pouvoir de décision : - La compétence du bibliothécaire y est généralement reconnue pour des propositions d'achats, elle ne lui est jamais pour les décisions d'achats (4) . Si les textes vont au-jourd'hui dans le sens d'une plus grande responsabilité laissée au bibliothécaire (notamment ceux concernant son statut ou le contrôle technique de l'État), il n'en demeure pas moins « confronté à des orientations dont il n'a ni la charge, ni la maîtrise », comme le rappelle B. Calenge dès un premier chapitre consacré à l'angoisse dialectique du bibliothécaire ». Pour vaincre cette angoisse, il va lui falloir formaliser sa politique au moyen de trois documents écrits : la Charte des collections (CC), le plan de développement des collections (PDC), les protocoles de sélection (PS). La CC est un document qui s'inscrit dans une certaine durée (cinq ans par exemple) et doit faire l'objet d'une concertation entre le directeur de la bibliothèque et son autorité de tutelle. Il nous est proposé une rédaction en dix points qui reprend les grandes lignes d'un document américain, reproduit en encadré. Mais pourquoi inscrire dans une charte quinquennale ce qui concerne le choix des supports ? La rapidité des évolutions techniques ne justifie-t-elle pas une réflexion annuelle ? La Charte de la médiathèque de la Villette (ici reproduite) est-elle plus ambitieuse ou plus prudente lorsqu'elle affirme que « la médiathèque se présente comme une vitrine des technologies de l'information » ?

    Le PDC, document annuel, ne saurait se contenter de déterminer la répartition des crédits d'achat entre les différents secteurs de la bibliothèque ou les différents supports : B. Calenge souhaite au contraire qu'il comporte une affectation de ces crédits par 'domaine de sélection » - ces domaines étant par ailleurs définis par disciplines - ou plutôt regroupement de disciplines - et nettement dissociés des secteurs d'usage ». Il poursuit cet objectif de fragmentation avec les PS. Outils de référence pour le travail quotidien de ceux qui ont la charge de proposer des sélections, ils découpent le champ du savoir en différents domaines ou sous-domaines, ils ne sont pas créés en fonction des différents secteurs d'usage de la bibliothèque (sections, espaces, annexes, etc.) ». Page 72 cette idée se prolonge : on doit insister pour que la politique et les pratiques d'acquisition soient clairement distinguées des modes de traitement et de mise à disposition des documents ». Cette volonté d'isoler la fonction de sélection a pour corollaire logique de lui retirer tout pouvoir de décision : cette façon de voir exige une séparation franche entre sélection et décision d'acquisition, pour que la seconde étape fixe les marques de la cohérence de l'ensemble des collections (p. 76). L'étape commerciale (choix du fournisseur, passation des marchés, etc.) est de la responsabilité de « l'acheteur ».

    Cette concentration des responsabilités entre les mains de l'acquéreur - c'est-à-dire dans une bibliothèque moyenne [...] le directeur lui-même-, tout comme cette parcellisation des tâches (sélection / acquisition / achat / traitement / mise à disposition du public) m'apparaît comme un prodigieux retour en arrière, vers une époque où les bibliothèques manquaient cruellement de personnel qualifié (5) . Certes la pression est forte : le nombre de titres publiés a presque doublé en vingt ans, aux imprimés sont venus s'ajouter de multiples supports, la durée de vie d'un titre s'est considérablement raccourcie, la demande des usagers s'est faite plus exigeante... et l'évolution même des techniques professionnelles (on ne catalogue plus, longuement, en effeuillant le document, on importe une notice) retire au bibliothécaire une partie de sa maîtrise des collections, de son autorité. La pression est forte, et probablement nombreux sont ceux qui souhaitent des repères précis permettant un choix formalisé sans pour autant faire confiance à une norme (un cadre réglementaire norme pour reprendre le vocabulaire de l'auteur). Les PDC et PS peuvent constituer ces repères, mais ils pourraient aussi générer une organisation plus souple du travail, la responsabilisation des équipes. L'auteur a peut-être pris conscience, en cours de rédaction, des objections que pouvait soulever son dispositif puisqu'en fin d'ouvrage le propos se fait moins catégorique : « il est souhaitable qu'un sélectionneur dans un domaine ait par ailleurs une activité au niveau des services documentaires afin de constater la façon dont la collection est appréhendée par le public » (p. 254).

    Le chapitre 4 est consacré aux analyses de l'existant, préalable à toute définition d'une politique : le public et les collections. Si la première analyse ne pose guère de problèmes méthodologiques, il en va tout autrement de la deuxième. Il faudrait consacrer trois mois à temps plein pour une évaluation du niveau d'un fonds de 70 000 ouvrages (chiffre proposé par la Bibliothèque de France - soit près de 150 ouvrages examinés par heure, rythme difficile à tenir de longues heures d'affilée). C'est pourquoi il est proposé un sondage par échantillon : une étagère sur dix. Avouons que cela donnerait une image bien discutable d'un fonds classé en Dewey : ce n'est pas parce qu'un fonds sur la mode et le costume (391) est d'un bon niveau, que celui sur le savoir-vivre (395) ou le folklore (398, le seul probablement à faire plus de deux ou trois étagères) le seront - et ainsi de suite ! Le niveau n'est d'ailleurs pas le seul examen à mener, s'y ajoute la yrafcheur, l'usage, l'état matériel, etc. Beaucoup plus intéressantes me paraissent les méthodes d'analyse qualitative proposées notamment par Anne Curt (6) que l'auteur rappelle ici.

    Mais c'est quand il entre dans une définition du contenu des PS (chapitre 5 : éléments généraux d'objectifs) que B. Calenge théorise à l'extrême - et me semble-t-il de façon pour le moins discutable. Il donne un grand rôle à la classification de Dewey qu'il a visiblement peu maniée (7) .Comment ne pas voir qu'en proposant - pour un fonds de 1 300 documentaires - l'acquisition annuelle d'au moins un ouvrage de chacune des 100 divisions, on valorise excessivement certains domaines (210 : religion naturelle, 220 : Bible, 230 : théologie doctrinale, 240 : théologie morale, etc.) au détriment d'autres (910 : géographie et tourisme, 920 : biographie, etc.) ? Et c'est encore bien pire pour une bibliothèque plus importante à qui il recommande d'acquérir au moins un ouvrage de chacune des 1 000 subdivisions, ce qui donnerait : 160 : logique, l6l : induction, 162 : déduction, 165 : erreurs, 166 : syllogismes (heureusement il y a quelques trous, dans l'abrégé d'A. Béthery) mais 942 : histoire d'Angleterre, 943 : histoire d'Allemagne et d'Europe centrale, 944 : histoire de France...) !

    Quand l'auteur précise sa pensée en affirmant " Dans un domaine particulier l'intensité d'acquisition ne peut être supérieure ou inférieure de plus de un (sic) niveau à l'intensité (c'est-à-dire niveau d'accessibilité du contenu) d'acquisition du domaine immédiatement plus général " (p. 133), il me semble qu'il perd un peu de vue l'aspect arborescent de la classification : dans de très nombreuses disciplines l'ouvrage général est d'un niveau beaucoup plus élémentaire que les ouvrages spécialisés, et des sauts qualitatifs, au sein des collections, se justifient parfaitement (520 : astronomie, 521 : astronomie théorique et mécanique céleste, etc.). Et je crains qu'on n'aboutisse guère à de meilleurs équilibres en suivant le conseil de prendre pour référence la production, Livres de l'année du Cercle de la librairie pour les petites bibliothèques, Statistiques du dépôt légal pour les plus grosses (p. 147). Un seul exemple vient contredire l'optimisme de l'auteur : Livres du mois, janvier 1993 : face à 36 titres de sciences occultes, deux seulement sur l'environnement et l'écologie et huit sur les sciences de la vie, la botanique et la zoologie réunies ! Quelle bibliothèque publique souhaiterait adopter ce genre de répartition ? Ou même se référer au tableau extrait des Statistiques du dépôt légal (p. 150) : deux fois plus de titres pour les mathématiques que pour les sciences de la terre ? Quelle bibliothèque pourra s'inspirer des objectifs d'acquisitions décrits p. 158 et prévoir d'acheter des diapositives - pour le prêt adultes ! Lapsus pour vidéos, voire ? En revanche, on lira avec grand intérêt les encadrés, empruntés aux travaux d'Anne Kupiec et de Valérie Tesnière, qui permettent de comprendre la politique de la Bibliothèque publique d'information depuis son ouverture en 1977 et celle qu'a élaborée la Bibliothèque de France, dans sa phase de réflexion théorique.

    Le chapitre 13, « Évaluer sa politique d'acquisition », revient sur l'utilisation des indices Dewey, et explique le système de cotes validées mis en place à la BPI et dont l'adoption pourrait constituer une clé d'évaluation des acquisitions/éliminations (8) . Les dérives signalées ci-dessus pourraient par ce biais être facilement évitées.

    La présence d'un chapitre consacré aux fonds patrimoniaux (6) dans une étude sur les acquisitions est certainement très bien venu. Moins évidente est la définition du fonds semipatrimonial (ce qui se range en magasin) - tous les ouvrages ayant plus de dix ans d'âge et n'ayant connu aucune sortie dans l'année ont vocation à être retirés du libre accès, mais seulement 10 % d'entre eux seront transférés dans le magasin - les autres seront éliminés (donnés ou détruits). Le nombre des retraits du libre accès doit être strictement équivalent à celui des entrées. On applique ces mêmes proportions pour le retrait du fonds semi-patrimonial et le transfert dans le fonds ancien. Sont concernés tous les ouvrages qui ont plus de cent ans. Le système métrique, c'est très commode. Encore faudrait-il que les lecteurs ne compliquent pas trop la vie des bibliothécaires ! Qu'il n'y ait plus de phénomènes de mode, de purgatoire, de vieillissement prématuré, de « belles oubliées"... ni de valeurs pérennes. Ajoutons qu'un pareil taux d'éliminations marquerait, pour le moins, une brusque mutation des pratiques actuelles puisque les bibliothèques éliminent, en moyenne nationale, à hauteur du tiers de leurs acquisitions (9) .

    Le chapitre 7, Les sources des acquisitions », fournit de très précieuses précisions sur les prix de revient des outils bibliographiques (Le choix économique des sources bibliographiques, p. 207-208), et sur le prix moyen d'un document (p. 226). En revanche le chapitre suivant, « Outils et procédures », reprend souvent des idées avancées dès les premiers chapitres - de façon un peu plus technique, il est vrai, avec de nombreux encadrés et mémentos.

    Les chapitres 9 et 10, réunis, sous le titre « La bibliothèque creuset de documents et d'usages protéiformes », présentent un terrifiant tissu de coups de poignards que nos collègues discothécaires, vidéothécaires, artothécaires et bibliothécaires pour enfants auront du mal à boire jusqu'à la lie, sans faire la grimace. Et pourtant ces chapitres ont le mérite de reposer en termes d'objectifs, de contraintes financières et de public réel, la question de la place respective des différents supports (y compris livres de poche, ouvrages de référence, périodiques, livres enregistrés) dans la bibliothèque, à l'heure où les sirènes des autoroutes de l'information pourraient nous faire perdre la tête. Pour ma part cependant, je fais la grimace quand on me dit - et même me répète - qu'il ne faut pas acheter d'ouvrages en langues étrangères sauf action volontariste en direction de certains publics et usages (auprès d'étudiants par exemple) ". Pauvre Europe ! Faut-il rappeler que c'est dès l'école primaire que les enfants doivent rencontrer les langues étrangères, que c'est à travers des albums largement illustrés, des romans bilingues qu'ils commenceront à les lire, que c'est à la bibliothèque que les adolescents et les autodidactes trouveront ces méthodes de langues qui ne sont pas accessibles à toutes les bourses, que la bibliothèque publique a un rôle à jouer vis-à-vis des minorités culturelles, etc. ? Le Manuel. pratique de Crozet, en 1932, donnait des pistes pour constituer très économiquement un fonds de littérature étrangère », en version originale, évidemment. Ses propositions concernaient l'Italie, l'Allemagne, l'Angleterre et la Russie. Il ajoutait :. Un périodique au moins devra mettre les lecteurs en relation avec chacun des peuples voisins de la France. Ne serait-ce qu'un journal illustré, il aidera les Français à connaître et à mieux juger ces nations. » Autre temps, autres ambitions...

    « Il va falloir expliciter le référentiel de qualité », précise l'auteur au début de son ouvrage. Y parvient-il ? - probablement en partie. Peut-on y parvenir ? - ce n'est pas certain : nous ne sommes plus à l'époque où se publiaient des listes types. L'ABF en a publié pendant plus de vingt ans, à la recherche d'un consensus professionnel explicité par un référentiel de qualité dans lequel nous aurions bien du mal à nous reconnaître aujourd'hui (10) .

    Les publics, les usages évoluent. Mais justement, les publics sont-ils assez présents dans ce manuel ? Ceux qui fréquentent les bibliothèques, et aussi ceux qui ne les fréquentent pas ou plus ? Les questions liées à la pression de la demande, en bibliothèque municipale comme en bibliothèque universitaire, semblent passer au second plan. Les interrogations des bibliothécaires sur les résultats de leur politique d'acquisition et sur la définition des critères d'évaluation d'un fonds de bibliothèque se diluent dans un discours très technocratique. Peut-on en trouver l'explication dans le parcours professionnel de l'auteur que rappelle la quatrième de couverture : la direction de trois BCP et aujourd'hui celle de l'IFB, après un court passage à la Direction du livre et de la lecture - mais aucune expérience des bibliothèques municipales ou d'études. Ceci laisse deviner les qualités et les limites de cet ouvrage ; la richesse et la pertinence des informations fournies mais aussi le ton dogmatique et péremptoire de certaines propositions... qui auraient mérité, pour le moins, nuances et discussions.

    La culture est ce qui reste quand on a tout oublié, a-t-on dit. C'est parfois aussi ce qui permet d'avoir la modestie de rester pragmatique.

    1. Cité par Anne-Marie-Chaintreau et René Lemaître dans Drôles de bibliothèques, Le Cercle de la librairie, p. 87. retour au texte

    2. B. Calenge semble croire que l'ABF a mené parallèlement la publication d'un Cours élémentaire et du Métier de MMfOhMeatre : rappelons ici que le second a pris la suite du premier en 1979 - (cf. p. 24). retour au texte

    3. La sélection des entrées est au premier chef une activité scientifique qui suppose de la part de ceux qui en ont la charge une familiarité réelle et continuée avec la recherche. 'Oaude Jolly, in Bulletin des bibliothèques de France, 1992, no3, p. 8. retour au texte

    4. Henri Comte, Les Bibliothèques publiques en France - Lyon : impr. Bosc, 1977, p. 114. retour au texte

    5. B. Calenge propose plus loin des formations diversifiées pour garantir l'aptitude à chacune des étapes du processus : études générales pour le sélectionneur, professionnelles pour l'acquéreur, droit et gestion pour l'acheteur (p. 255). La formation professionnelle n'a-t-elle pas pour objectif de donner une méthode plutôt qu'un savoir ? N'était-ce pas le sens des épreuves de choix de livres et d'analyse du CAFB ? Qu'en est-il des nouvelles formations ? Les Données 1992 des bibliothèques municipales annoncent une progression de l'emploi du personnel non qualifié des bibliothèques : CES bien sûr, mais aussi administratifs, contractuels... retour au texte

    6. A propos des PDC -, Bulletin des bibliothèques de France, n° 2, 1986. retour au texte

    7. Il y a plus de dix ans, par exemple, que l'informatique est en 004 et plus en 001.64 (p. 129). retour au texte

    8. Voir aussi l'article de B. Calenge dans le Bulletin des bibliothèques de /''raMce,n°6,1994. retour au texte

    9. D'après Données 1992 des bibliothèques municipales de la Direction du livre et de lecture. retour au texte

    10. Il existe encore de nombreuses - sélections - - mais il faut noter qu'elles restent limitées à un domaine précis : les livres de jeunesse, la littérature policiëre... - et sont oeuvre de spécialistes provenant d'horizons professionnels différents : enseignants, chercheurs, libraires, etc. Voir ci-dessous. retour au texte