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La place du patrimoine dans les nouvelles constructions de bibliothèques

1999
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    La place du patrimoine dans les nouvelles constructions de bibliothèques

    Par Michel Etienne, directeur adjoint Médiathèque de La Rochelle

    Réaliser un nouveau bâtiment de bibliothèque municipale, c'est recréer un lieu de modernité au coeur d'une cité en évolution, un lieu adapté à l'usage des technologies de l'information présentes et à venir. C'est aussi souvent préserver un patrimoine en un lieu de mémoire qui offre si possible, plus sûrement qu'auparavant, des conditions de conservation contrôlées mais aussi un accès et une mise en valeur plus largement partagés.

    Il y a lieu de s'interroger sur les solutions mises en oeuvre dans les récentes constructions de médiathèques et dans les projets en cours pour répondre aux contraintes très spécifiques qui s'appliquent à l'intégration et à l'aménagement d'un espace patrimoine. Plus précisément, la question se pose de reconnaître quelle place occupent ces espaces dans l'économie générale d'un projet de bâtiment de bibliothèque, en termes de politique de l'espace, de choix architecturaux et d'aménagement intérieur, mais aussi quant aux dispositifs techniques mis en place. Il s'agit par là de déceler également quelle évolution peuvent traduire ces choix dans la perception de la fonction patrimoniale d'une médiathèque par les collectivités et par les professionnels au service du public.

    Les contraintes techniques qui s'appliquent à la conservation et à la communication d'un fonds de livres anciens ou précieux peuvent se décliner aisément et faire l'objet de deux grandes rubriques :

    • La première difficulté naît du dimensionnement et de la localisation des espaces dédiés aux collections patrimoniales dans un bâtiment, qu'il s'agisse des magasins, des lieux de travail interne (bureaux et éventuels ateliers d'entretien, de reliure, de restauration et de reproduction) ou de la salle de consultation recevant le public, sachant que leur répartition obéit à des contraintes de charge d'exploitation des planchers et à des impératifs de contrôle et d'efficacité des circuits de traitement et de transport des documents.
    • À la gestion des collections patrimoniales s'appliquent également des règles de conservation et de protection à la fois contre les dégradations naturelles (contrôle climatique et de lumière, prévention des risques de dégradation par l'eau, le feu...) et contre le vol.

    La parution récente d'un certain nombre de guides techniques et réglementaires a posé les bases d'une méthodologie et explicité les principales exigences requises par la conservation des documents, en proposant le plus souvent une approche pragmatique des difficultés que les responsables de collections patrimoniales peuvent rencontrer, notamment lors de la programmation d'un nouveau bâtiment (1) . Les solutions adoptées s'appuient en général aussi sur des expertises et analyses de sociétés-conseils et de bureaux d'études dont il convient de rappeler la nature de l'intervention : préconiser la réponse technique la plus adaptée à une situation bien comprise et à des choix bien définis au préalable par les professionnels des bibliothèques.

    L'expérience de la médiathèque de la communauté de villes de La Rochelle, la visite de quelques autres bâtiments parmi les plus récents tels que Blois ou Poitiers, ainsi que la lecture des documents de programmation des projets de Montpellier, Reims et Troyes montrent une grande diversité d'approches.

    Dimensionnement et localisation des espaces affectés au patrimoine

    On constate d'abord une difficulté à dimensionner les surfaces affectées à la fonction patrimoniale, et notamment aux lieux de stockage. Il s'agit là d'apprécier le rythme d'accroissement des collections en fonction de missions de conservation qui peuvent relever du dépôt légal, mais qui s'appuient en grande partie sur des fonds locaux et thématiques spécifiques, dans un contexte où les opportunités d'enrichissement par don, legs ou dépôt en provenance des particuliers, organismes et institutions se présentent, semble-t-il, en plus grand nombre mais de façon imprévisible. Il est clair par ailleurs que la numérisation des documents patrimoniaux ne peut être considérée comme la solution ultime aux problèmes de conservation, ne serait-ce que parce que la pérennité des nouveaux supports de stockage et des techniques de compression des données reste sujette à caution.

    On ne peut manquer de s'interroger parallèlement sur les incidences d'un dimensionnement « confortable des magasins - même conçus en stockage dense avec rayonnages compacts - sur l'économie générale d'un projet qui s'inscrit le plus souvent dans un contexte de centre-ville ou de développement de nouveaux quartiers, où la disponibilité du mètre carré est faible et le coût du mètre carré bâti inversement proportionnel. Ces considérations ont pu amener à retenir la solution du magasin hors site ou du silo, dont l'intérêt est réel pour des collections à faible rotation ou disponibles sur un autre support, mais qui s'oppose souvent à la logique de regroupement de fonds disséminés prévalant à l'occasion d'une construction nouvelle.

    D'une façon générale, il paraît judicieux, tout en maintenant une cohérence dans la gestion d'un même bâtiment, de procéder à une diversification des zones de stockage en fonction de la nature du support, du degré de rareté des documents et de leur fréquence d'usage, ce qui doit permettre de n'appliquer que les contraintes de conservation utiles au type de documents concernés, d'en ajuster ainsi les coûts, et par ailleurs de diviser les risques de dégradation ou de vol.

    Il n'en reste pas moins que les choix de dimensionnement et de répartition des magasins dans un bâtiment de médiathèque restent tributaires de conditions générales de construction parfois incontournables. La conduite du projet de la médiathèque de La Rochelle en est un exemple. Les espaces patrimoniaux s'y répartissent en une salle de consultation au 2eétage du bâtiment, flanquée d'un bureau, d'un atelier de reproduction et d'un ensemble de locaux de stockage (dont une chambre forte pour la partie la plus précieuse du fonds) que complète un magasin plus important, situé quant à lui au 3eétage.

    Cette configuration est le résultat d'une redistribution des surfaces de magasin qu'on aurait pu prévoir théoriquement au sous-sol, mais que la proximité de la mer et la zone de marais sur laquelle on construisait ne permettaient pas de protéger complètement des risques d'infiltration. Le compromis final retenu obéissait au choix de la collectivité de respecter rigoureusement le coût d'objectif initial. Les surfaces utiles affectées à la fonction patrimoniale se situent aujourd'hui à moins de 10 % de la surface utile totale. À titre indicatif, et sans pour autant lui accorder une valeur comparative parfaitement fiable, les documents de programmation du bâtiment de la nouvelle médiathèque de Montpellier font apparaître un ratio situé entre 20 et 30 %, une fois exclues les surfaces dédiées aux archives historiques municipales accueillies dans le même bâtiment.

    La nature du sol, les choix d'organisation des flux de documents entre les zones de stockage et les lieux de consultation par le public président à des choix très variables dans la distribution des magasins au sein d'une construction. Il convient toutefois de préciser qu'une implantation élevée dans le bâtiment est plus coûteuse en structure du fait du report des importantes charges d'exploitation des planchers, et qu'elle implique le plus souvent des équipements de contrôle climatique plus lourds dans la mesure où l'inertie thermique y est plus faible. Inversement, les travaux d'étanchéité et éventuellement de cuvelage d'un sous-sol peuvent générer des coûts non moins importants.

    Certaines médiathèques (Bordeaux ou Poitiers, à une moindre échelle Aix-en-Provence) se sont équipées ou prévoient de s'équiper (comme Montpellier) d'un système de transport automatique de documents dont les fonctionnalités se déclinent d'un site à l'autre, de la seule gestion des flux de documents entre magasins et salles de consultation jusqu'au circuit complet du livre, de la réception au prêt et au retour des documents dans les espaces publics. Le système retenu à Montpellier intègre l'ensemble de ces fonctionnalités, dont le transport des documents patrimoniaux ne représente qu'une partie pour un coût d'objectif de l'ordre de 2 MF, soit environ 1 % du coût d'objectif total de la construction du bâtiment.

    Il ressort des choix de conception des espaces de conservation, et des liens fonctionnels qu'ils induisent dans les bâtiments étudiés, que la fonction patrimoniale n'échappe pas à la démarche de « modernisation » consistant à mettre en oeuvre les avancées récentes de la technologie dans les domaines de l'archivage (rayonnages mobiles, à traction électrique, parfois équipés d'un système de pilotage informatique) et de la transitique (magasins robotisés, transport automatisé des documents).

    De nouveaux outils pour de nouvelles conditions de conservation

    Les impératifs de contrôle climatique, de lumière et de protection des collections patrimoniales contre les sinistres et contre le vol donnent souvent lieu aussi à la mise en place d'équipements complexes. Un ratio au mètre carré bâti qui permette de définir le coût moyen de tels équipements n'existe pas et ne saurait être proposé ici, dans la mesure où leur configuration résulte d'un faisceau de paramètres qui tiennent à la situation géographique et topographique des établissements, aux volumes d'air à traiter, à la nature du système d'isolation retenue, etc., mais aussi au degré d'exigence requis dans la recherche d'un compromis satisfaisant entre impératifs financiers et conditions de conservation acceptables.

    La prise en compte des agents de dégradation biologique (moisissures, insectes et rongeurs) et des facteurs de pollution atmosphérique conduit à équiper les espaces dédiés aux collections patrimoniales d'un système de climatisation et d'une centrale de conditionnement d'air dont les fonctions consistent à contrôler et à stabiliser la température et l'humidité relative, à purifier l'air par filtration des poussières, spores de moisissures et gaz, et à ventiler l'air. On s'accorde sur des points de consigne qui, dans les régions tempérées et en matière de documents écrits, se situent autour de 18 °C et de 55 % d'humidité relative, sachant que des fluctuations sont généralement admises dans la gamme comprise entre 16 et 21 °C et 40 et 60 % d'humidité relative.

    L'expérience montre que, du fait de la nature des matériaux et des systèmes d'isolation utilisés, l'inertie thermique des édifices actuels, et notamment des parties élevées des bâtiments dans lesquelles sont souvent localisés les espaces de stockage (parois éventuellement exposées au soleil ou aux vents dominants), se révèle plutôt médiocre. Il apparaît qu'à appliquer strictement les points de consigne préconisés ci-dessus dans des conditions peu performantes d'isolation par rapport aux phénomènes climatiques extérieurs, on génère d'importantes dépenses d'énergie et on soumet les collections, en cas de panne de l'installation ou plus simplement à l'occasion des opérations de maintenance, à des variations brutales d'humidité et de température qui constituent un des risques majeurs de dégradation des documents.

    Combien de médiathèques se sont-elles dotées d'équipements de secours capables de prendre, même partiellement, le relais en cas de défaillance du système principal ? Le pilotage et la maintenance des installations de climatisation, le contrôle du débit de renouvellement d'air et de la qualité des filtres sont-ils toujours bien assurés par des techniciens qualifiés, dans un dialogue permanent avec les bibliothécaires ? La communauté de villes de La Rochelle a été amenée à recruter un technicien supérieur en génie climatique pour les besoins du fonctionnement des installations de la médiathèque, qui présentent en outre la caractéristique d'un pilotage informatique centralisé.

    D'une façon générale, la mise en oeuvre de solutions techniques sophistiquées, même lorsqu'elles paraissent maîtrisées et semblent répondre à une optimisation de la gestion d'ensemble des collections, tant en matière d'automatisation du magasinage et de transport des documents que de contrôle des conditions de conservation (on citera encore pour mémoire les systèmes de contrôle d'accès par cartes et lecteurs de cartes magnétiques asservis à un logiciel de pilotage), fait naître un nouveau type de risques, d'ordre technologique. Les dispositifs de conservation mis en place sont-ils en mesure d'offrir au patrimoine des bibliothèques, qui s'inscrit et prend sa valeur dans la durée par la nature même de l'héritage recueilli et à transmettre, les garanties de pérennité qu'on peut exiger d'eux ?

    Le patrimoine mis en scène : les choix d'aménagement intérieur

    S'interroger sur la place du patrimoine dans les constructions de bibliothèques récentes ou à venir, c'est aussi se demander comment cette composante de la richesse documentaire d'un établissement se donne à voir et à connaître. Le traitement architectural des espaces destinés à la consultation des documents anciens et précieux, les choix d'implantation de ces espaces dans le bâtiment en termes de lisibilité et d'accès par le public sont, là encore, le fruit de contraintes fortes, mais traduisent aussi une importante charge symbolique et trahissent de la part des concepteurs, plus que partout ailleurs dans l'édifice, le souci de sa représentation et de sa mise en scène.

    Les règles de conservation des documents telles qu'elles ont été évoquées précédemment ont leur incidence sur les salles de consultation et conduisent de fait à concevoir des espaces spécifiques et de sécurité particulière des collections. Cette zone protégée apparaît souvent dès la phase de programmation du bâtiment comme un point stable dont on est amené à figer les caractéristiques d'implantation et de dimensionnement au sein de la structure. L'enclave ainsi créée se lit d'autant plus dans le bâtiment que les espaces publics sont par ailleurs conçus de plus en plus selon des critères d'évolutivité et de modularité, doivent communiquer entre eux et réserver un effet général de transparence. Les architectes se trouvent confrontés, dans cette hypothèse, à la difficile transition entre de vastes plateaux décloisonnés qui favorisent la liberté de circulation et un sous-espace protégé derrière ses murs et dont l'accès est contrôlé. C'est bien l'unité du lieu qui est en jeu lorsque prévaut la conception selon laquelle « les plus belles bibliothèques sont celles qui ne présentent qu'un lieu, unique, une seule salle, un seul volume (Pierre Riboulet, architecte, présentant le projet de Limoges).

    La médiathèque de La Rochelle, qui se veut en effet un lieu unique pour des usages pluriels, s'inscrit dans cette problématique. De ce point de vue, la réponse architecturale a consisté à inscrire la salle de lecture « patrimoine au sein des autres espaces de la médiathèque en position centrale, au 2eétage, entre le secteur des sciences humaines et sociales (dit « pensée, société, civilisation,,) d'une part et le secteur des arts du spectacle, du cinéma et de la musique de l'autre, lui-même conçu comme une composante d'un département « arts et loisirs ». L'entrée de cette salle de lecture - qui par ailleurs, il est vrai, se présente comme une double porte pleine en bois, équipée d'un interphone - est visible dès le 1er étage du bâtiment, depuis lequel elle est desservie par un escalier intérieur. Elle est immédiatement repérable du 2eétage au débouché de l'escalier central et de l'ascenseur panoramique. De plus, des vitrines intégrées aux parois qui ferment la salle de lecture de part et d'autre de l'entrée permettent aux collections patrimoniales de « s'exposer hors les murs pour des durées limitées, au bénéfice de l'ensemble des usagers de la médiathèque.

    La démarche muséographique prend une tout autre ampleur dans le projet de Troyes, où la valorisation du patrimoine écrit, qui s'inscrit à la fois dans un contexte historique particulièrement riche et dans une démarche résolue de développement touristique, se traduit par la création d'un espace d'exposition permanente de l'ordre de 850 m2(surface utile). Le projet présente en outre l'originalité de donner à voir trois niveaux de magasins, au travers de baies vitrées, depuis les espaces de circulation principale (hall et escalier). Boutique et bornes interactives utilisant les ressources de la numérisation compléteront à terme le dispositif.

    Si le souci est bien celui d'un accès contrôlé mais plus largement partagé aux richesses patrimoniales des bibliothèques, assorti des moyens de leur compréhension, au sein d'établissements publics dont la vocation est d'accueillir tous les publics, on notera que les portes des salles de consultation des fonds anciens et précieux restent souvent difficiles à franchir. C'est l'ancienne conception hiérarchisée des bibliothèques qui semble survivre, et comme échapper à la volonté pourtant affirmée par les programmateurs de bibliothèques de ne pas créer de distinction catégorielle entre les usagers lorsque sont arrêtés les choix d'aménagement intérieur.

    Le projet de Montpellier est défini par ses architectes Paul Chemetov et Borja Huidobro comme devant suivre une hiérarchie verticale évidente ; plus le lecteur monte, plus les bibliothèques sont orientées vers la lecture studieuse et la recherche. Le parcours du lecteur débute au rez-de-chaussée avec le forum de l'actualité pour s'achever au 3eétage avec les bibliothèques de recherche protégées derrière leur écrin d'albâtre ». De fait, cette progression est rendue sensible par la déclinaison de matériaux de plus en plus nobles, et la présence peu à peu dominante du bois dans le traitement des revêtements de sols et de murs ainsi que dans les éléments de mobilier. Il est rare que les salles de lecture dédiées à la consultation des fonds patrimoniaux ne soient pas équipées d'un éclairage d'appoint et d'un mobilier (souvent dessiné par les architectes) spécifiques, ainsi que d'ensembles de rayonnages intégrés aux parois. Tel est bien le cas des établissements de La Rochelle, Poitiers, Limoges et des projets de Montpellier et Troyes.

    Tous ces éléments d'aménagement intérieur doivent concourir à conserver la mémoire et à recréer l'atmosphère de la bibliothèque ancienne, qui reste associée à l'image du cabinet de lecture et doit continuer de traduire le faste des collections et le raffinement d'une élite d'érudits. Ils produisent un effet d'intimidation et c'est ainsi qu'on aboutit, non pas par les procédures légitimes de contrôle de l'accès aux documents, mais par les choix de l'aménagement intérieur, à créer, au sein d'un lieu public et collectif, un espace privatif dont l'usage se trouve implicitement à son tour privatisé et particulièrement valorisé. Le risque revient ici à laisser croire que l'acte du chercheur qui déchiffre un manuscrit a plus de valeur que celui de tout autre usager qui consulte un ouvrage de vulgarisation.

    Les médiathèques récemment construites ou en projet qui intègrent une fonction patrimoniale semblent porter en elles les signes d'une tension entre des objectifs contradictoires ou difficiles à concilier. Elles sont marquées du sceau de la modernité, notamment par l'usage de technologies de pointe dont on a pu relever les apports mais aussi les limites quand elles s'appliquent à la gestion des documents anciens et précieux, et se nourrissent de la nostalgie de la bibliothèque ancienne quand il s'agit de mettre en scène ces documents. Les enjeux de la conservation d'un patrimoine prestigieux, confrontés à la volonté d'en transmettre la mémoire au plus grand nombre, l'ambition de faire de la médiathèque un lieu unique destiné également tous les publics, amènent à la recherche d'un compromis dont toutes les formes possibles n'ont sans doute pas encore été explorées.

    1. Bibliothèques dans la cité. Paris, Le Moniteur, 1996. Le Contrôle climatique dans les bibliothèques. Saint-Rémy-lès-Chevreuse, Éd. Paul Chardot, Sedit, 1989. Protection et Mise en valeur du patrimoine des bibliothèques: recommandations techniques. Paris, Direction du livre et de la lecture, 1998. retour au texte