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    Le patrimoine et les tutelles

    Collectivités locales et universités

    Par Jean-Marie Arnoult, Inspecteur général des bibliothèques

    Dans une notice diffusée actuellement sur son site Internet, le ministère de la Culture et de la Communication l'affirme clairement: « La culture est désormais considérée comme une véritable activité économique. Ce qui peut s'interpréter de la manière suivante : les institutions culturelles se gèrent aujourd'hui comme toute entreprise industrielle type en économie capitaliste ; en conséquence de quoi, les biens culturels sont des produits des industries de la culture et doivent être gérés en fonction des règles du marché. Mais, dans cet espace nouveau pour elles, quelle place les bibliothèques peuvent-elles occuper? Par quels biais les collections patrimoniales sont-elles intégrables à cette conception économique et matérialiste de la culture ? Peuvent-elles échapper à cet état de fait qui a largement gagné d'autres secteurs culturels ? Est-ce souhaitable ?

    La situation est un peu plus compliquée que cette approche volontairement simplifiée. On se souvient de la désormais célèbre boutade lancée en 1958 par Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, « le livre, cette marchandise (L'Apparition du livre, Paris, 1958), qui reste l'un des premiers jalons novateurs dans l'étude du livre comme objet de culture, produit dans un contexte économique. Apporter quelques éclairages limités et circonstanciés à la situation des collections patrimoniales des bibliothèques dans la problématique de l'économie de la culture, tel est le but de cet exposé qui est bien conscient de la difficulté à cerner un sujet dont seules les prémisses peuvent être énoncées ; les évolutions et les conclusions sont par trop incertaines et sujettes à des modifications profondes qu'on ne maîtrise guère aujourd'hui.

    Le statut des collections patrimoniales

    La notion de patrimoine des bibliothèques a été définitivement consacrée par un usage récent, ce qui évitera de chercher à le définir à nouveau. On évitera aussi d'ouvrir le débat sur ce qui est ou ce qui n'est pas du patrimoine des bibliothèques. On a beaucoup écrit sur ces sujets et la raison suggère qu'on s'en tienne à des acquis consensuels : on considère donc d'emblée qu'un certain nombre de textes ont donné les grandes lignes auxquelles il convient de renvoyer, quand bien même les définitions connues ne sont pas toujours satisfaisantes et sont parfois contradictoires.

    Seront donc considérées comme patrimoniales les collections de documents anciens, rares et précieux au regard du décret de 1988 concernant le contrôle technique de l'État sur les bibliothèques des collectivités territoriales. Pour la commodité de l'exposé, on utilisera une distinction simple fondée sur la propriété : ce qui appartient à l'État et ce qui ne lui appartient pas. Cette définition souple a trouvé un consensus objectif dans les analyses professionnelles récentes, et nous nous y tiendrons donc sans entrer dans des subtilités historico-lexicales.

    Les bibliothèques des collectivités territoriales

    Les bibliothèques publiques ont deux catégories de collections patrimoniales : celles qu'elles ont reçues des confiscations révolutionnaires, dont elles ont la responsabilité sans en avoir la propriété ; et les collections qu'elles ont acquises en bien propre ou reçues en don.

    e Les collections d'État

    Les collections d'État (les saisies révolutionnaires, auxquelles on ajoutera les fonds provenant des lois de séparation de l'Église et de l'État au début du XXe siècle) sont soumises à une législation et à une réglementation particulières. Depuis les lois de décentralisation, le statut de ces collections a été précisé notamment par le décret du 9 novembre 1988 concernant le contrôle technique de l'État sur les bibliothèques des collectivités territoriales ; ces contraintes portent sur les points suivants (article 6) :

    • la constitution des collections ;
    • la gestion ;
    • le traitement ;
    • la conservation ;
    • la communication ;
    • l'organisation des locaux.

    L'Inspection générale des bibliothèques est chargée de vérifier le respect de ces contraintes.

    Ce texte a été complété par trois dispositions, importantes les unes et les autres à des degrés différents : une lettre circulaire de mars 1989, la création du Conseil national scientifique du patrimoine des bibliothèques publiques (CNSPB) en mai 1989 et la publication de documents techniques.

    La lettre circulaire de mars 1989 explicite et organise les termes du décret de 1988, et le rend plus perceptible dans ses applications.

    Le CNSPB est une sorte de courroie de transmission instaurée entre l'État et les collectivités, entre l'administration centrale et les bibliothèques. Son rôle (article 1 : « émettre des avis sur les questions relatives à la sauvegarde et à la mise en valeur des fonds patrimoniaux des bibliothèques publiques ) a été assez vite perdu de vue pour une grande partie de ses missions, sauf pour l'essentiel fort heureusement. En effet, si la plupart des comités qui le composaient à l'origine ont été dissous, leurs objectifs progressivement atteints, l'un d'eux a continué de fonctionner et c'est sur lui que finalement repose la réalité actuelle du CNSPB : le comité de restauration, qui a pour mission de répondre à l'exigence formulée par le décret de 1988 (article 9) imposant aux communes de soumettre à l'État tout projet de restauration par le biais du CNSPB.

    Encore fallait-il disposer de références ou de principes qui puissent être à la fois des recommandations et des règles à opposer. Or, en ce début des années 1990, l'État n'avait guère de philosophie en matière de restauration, sinon celle qui s'établissait à partir des habitudes pragmatiques développées par les ateliers de la Bibliothèque nationale. C'est le comité qui, fonctionnant de manière collégiale, réunissant des experts d'horizons divers, du secteur privé, de l'université et des bibliothèques, a accumulé progressivement les informations nécessaires à l'élaboration d'une véritable politique de restauration. Il restait à la concrétiser.

    Ce fut le rôle d'un comité particulier du CNSPB de formaliser et de rédiger les éléments fondamentaux de la restauration, sous le nom de Restauration des livres imprimés et manuscrits, principes et méthodologie (ouvrage publié en 1992 en collaboration avec la Bibliothèque nationale). Pour la première fois, les bibliothèques disposaient d'une philosophie, même si c'est un grand mot, et de règles simples et cohérentes pour considérer les travaux de restauration sur les documents dont elles avaient la responsabilité.

    Dans le même temps, la Direction du livre et de la lecture (DLL) avait mis en chantier dès 1986 un certain nombre de « notes techniques sur des sujets divers portant sur la conservation, l'entretien, le traitement physique et scientifique des collections patrimoniales, pour venir en aide aux professionnels confrontés à des problèmes nécessitant une approche cohérente à travers la France. En évitant de faire de l'ingérence et soucieuse de respecter les responsabilités des collectivités territoriales, la DLL apportait l'aide de l'État et répondait ainsi aux missions qui lui étaient confiées. Compte tenu de l'absence quasi totale de littérature accessible en français, répondant aussi à des attentes certaines, ces notes techniques connurent un succès continu dès leur apparition, au point qu'en 1998 en a été faite une réédition complétée qui a d'ailleurs été épuisée en quelques mois.

    Les collections qui n'appartiennent pas à l'État

    Nombreuses et variées, elles sont constituées de tous les dons reçus par les bibliothèques au cours des XTXeet xxesiècles. La collection « Patrimoine des bibliothèques de France (Payot) donne une bonne idée de la richesse et de la variété de ces collections. Elles appartiennent donc en propre aux collectivités, qui sont libres d'en disposer comme elles l'estiment utile mais dans une certaine limite. Pour ces collections en effet, comme pour les collections d'État, il leur est nécessaire de solliciter l'avis du CNSPB avant d'engager une action de restauration. Mais les communes peuvent passer outre un avis négatif et décider de faire procéder malgré tout à leur restauration ; dans ce cas, la contrepartie est l'absence d'aide financière de l'État.

    Les bibliothèques des universités

    D'une manière générale, il n'y a pas de textes ni de dispositions réglementaires concernant la conservation et la mise en valeur des collections patrimoniales des bibliothèques des universités. Il n'y a donc pas de contrôle ni d'avis à solliciter pour les restaurations. Il existe cependant une circulaire du 22 juillet 1988, relative au traitement des documents acquis et à leur mise à la disposition des lecteurs ", qui consacre un chapitre à l'aspect patrimonial des collections et à la nécessité de les conserver dans des locaux adaptés. Toutefois, les limites de cette circulaire sont contenues dans l'autonomie des universités et dans le caractère de « recommandation de ces dispositions. Les universités suivent ou ne suivent pas ces avis, que ce soit pour les collections qui leur appartiennent ou pour les collections de l'État.

    Les risques d'une mauvaise utilisation des fonds patrimoniaux sont donc permanents. Sans entrer dans le détail, il faut savoir qu'il n'existe pas de recommandations techniques pour le traitement de ces collections, qui peuvent tout aussi bien entrer dans un abandon salvateur qu'être soumises à une surutilisation désordonnée et destructrice.

    Pour autant qu'on puisse le constater, nos collègues des bibliothèques universitaires intéressés utilisent les documents produits par la DLL, ce qui est une manière d'harmoniser les pratiques et les approches dans l'ensemble des bibliothèques.

    L'intérêt des tutelles pour la valorisation

    Les tutelles ont deux niveaux d'intervention : un niveau technique, en fournissant à la demande des informations d'ordre pratique et technique et en opérant une cohérence au niveau national ; et un niveau financier, qui a longtemps été le plus important et le plus attendu.

    Les bibliothèques publiques

    La mise en place de la décentralisation après 1983 a été accompagnée de mesures d'aide financière dont les bibliothèques publiques ont bénéficié dans le cadre de programmes spécifiques.

    L'Institut de recherche et d'histoire des textes (IRHT)

    Depuis 1979, la Direction du livre et de la lecture est partenaire de l'IRHT pour le microfilmage et la reproduction sur diapositives des manuscrits enluminés des bibliothèques publiques. Le programme se poursuit régulièrement et, chaque année, environ un millier de manuscrits sont traités. En 1999, le programme comporte les bibliothèques des Régions Alsace, Nord-Pas-de-Calais, Poitou-Charentes (Poitiers et La Rochelle notamment), Languedoc-Roussillon, Limousin.

    Ce travail à long terme, qui fête ses vingt années d'existence, est la preuve que la conservation est aussi une affaire d'abnégation et de patience. Dans le dessein de s'adapter aux nouvelles possibilités techniques, l'IRHT va désormais procéder à la prise de vue numérique de chaque image en même temps qu'il poursuit la mise à la disposition des bibliothèques et des chercheurs de clichés argentiques traditionnels. C'est une nouvelle voie qui s'ouvre ; c'est aussi une nouvelle ère qui marque la fin de la prédominance du microfilm et de l'image argentique dans la conservation et l'utilisation des informations.

    Les crédits de microfilmage

    Entre 1983 et 1993, des crédits ont été affectés à la reproduction photographique de collections patrimoniales. Les collections de journaux anciens, des collections iconographiques ont été reproduites dans un but de conservation et de diffusion, soit sur microfilms noir et blanc, soit sur diapositives couleurs. Au total, 19 MF ont été affectés à ces opérations qui ont permis de produire 5,4 millions d'images dont 31 734 en couleurs, pour 54 bibliothèques bénéficiaires. Des catalogues collectifs des périodiques reproduits sur microfilms (qui ont gardé tout leur intérêt) ont été réalisés par le Centre de coopération de Massy et témoignent encore de la qualité du travail réalisé au cours de ces dix années.

    e La numérisation

    Depuis mars 1999, et prenant le relais du microfilmage, des dispositions ont été mises en place pour aider les programmes de numérisation élaborés par les collectivités sur les crédits de la deuxième part de la dotation générale de décentralisation (DGD) du concours particulier. Les textes de référence ont été diffusés récemment et sont disponibles auprès des DRAC.

    Il y est précisé que « les opérations de numérisation participent à l'amélioration de la conservation des documents anciens, rares et précieux par la production de documents de substitution évitant le recours systématique aux originaux ». Sont pris en compte :

    • les opérations techniques de numérisation en mode image ;
    • la saisie en mode texte des outils de repérage des informations (sommaires, tables des matières, index) ;
    • la production de documents intermédiaires (photographies, microfilms) ;
    • la conversion rétrospective de fichiers ou de catalogues existants ;
    • le contrôle qualité de ces opérations.

    Il est entendu que les opérations de numérisation elles-mêmes sont confiées à des prestataires extérieurs aux bibliothèques ; l'acquisition éventuelle de matériel de numérisation ne peut être subventionnée.

    Les projets sont à soumettre aux DRAC ; le taux de subventionnement est compris entre 20 et 40 % du montant hors taxes.

    e La restauration

    La plupart des crédits de restauration auparavant gérés par la Direction du livre et de la lecture sont désormais déconcentrés et gérés par les directions régionales des affaires culturelles (DRAC). Les dossiers de restauration à soumettre au CNSPB, comme on l'a souligné ci-dessus, sont donc présentés aux DRAC, qui les transmettent au CNSPB. Le taux de financement est établi par les DRAC : il est en général de 50 %, sauf cas particuliers. Deux Régions ont d'ores et déjà élargi les compétences des fonds régionaux d'acquisition des bibliothèques (FRAB) à la conservation (restauration et valorisation), le Centre et la Bretagne ; un autre FRAB est en cours de création (Auvergne).

    Pour sa part, l'administration centrale dispose encore de crédits d'intervention : 1 045 903 F en 1998, 1 MF en 1999 pour des opérations exceptionnelles.

    e Les acquisitions

    C'est un important champ d'intervention de l'État ; c'est aussi un vaste sujet dans lequel il est malaisé de s'engager en peu de temps. On n'abordera pas les modes d'acquisition (notamment les préemptions) et on signalera le rôle de plus en plus prépondérant joué par les Régions au niveau des FRAB pour ce qui est des décisions et des choix, l'État jouant essentiellement le rôle de distributeur et de répartiteur des informations concernant les ventes publiques.

    En 1998, huit FRAB ont bénéficié de 1,86 MF auxquels s'ajoutent 827 800 F pour les Régions sans FRAB (total : 2 687 800 F). En 1999, compte tenu de la création de deux nouveaux FRAB (Auvergne et Midi-Pyrénées), les acquisitions patrimoniales disposeront de 2,16 MF auxquels s'ajoute 1 MF pour les régions sans FRAB (total : 3,16 MF).

    e Les autres interventions

    La Direction du livre et de la lecture a également, au cours des années 1983-1993, disposé de crédits spéciaux lui permettant d'intervenir auprès des collectivités locales en matière de conservation. C'est ainsi que des crédits ont été affectés à l'achat de thermohygro-mètres qui ont été déposés dans les bibliothèques en ayant fait la demande. Des missions d'expertise ont été conduites, des dossiers techniques ont été constitués, notamment sur la gestion des conditions climatiques dans les bibliothèques : les enquêtes du COSTIC ont donné lieu à deux publications de référence dans le domaine.

    Les possibilités d'intervention directe de la DLL ont été reprises pour la plupart par les DRAC, qui utilisent la deuxième part du concours particulier, ouverte aux opérations destinées à améliorer les conditions de préservation et de conservation des fonds anciens, rares et précieux : subventions d'équipement de climatisation, de protection antivol et anti-incendie. Comme pour la numérisation, les dossiers sont à proposer aux DRAC, qui subventionnent en fonction de leurs disponibilités budgétaires.

    La décentralisation et la déconcentration en cours tendent à modifier le rôle de l'État dans le traitement des collections patrimoniales ; il s'agit moins d'intervention que d'une aide à la décision sur des dossiers dont la technicité est traitée en amont, entre les bibliothécaires et les conseillers des DRAC. Il n'en reste pas moins que l'État conserve son rôle de contrôle, possibilité d'instiller une cohérence dans des programmes parfois hétérogènes.

    Les bibliothèques des universités

    Chaque année, un certain nombre d'aides sont apportées à des opérations de conservation des fonds anciens, rares et précieux, pour un montant global qui se stabilise entre 4,3 et 4,5 MF. Soit ces opérations sont présentées par les établissements (projets ponctuels), soit elles participent à des programmes nationaux dont les plus importants sont les suivants :

    La reproduction des manuscrits médiévaux avec l'IRHT

    La Sous-direction des bibliothèques et de la documentation (SDBD) participe depuis 1992 au programme de l'IRHT pour la reproduction des manuscrits enluminés conservés dans les bibliothèques universitaires, qui lie également par convention la DLL. En 1998, ont été microfilmés 302 manuscrits (et 4 471 vues en couleurs). En 1999, 7 000 vues sur des manuscrits de la bibliothèque Mazarine sont prévues (subvention de 440 000 F).

    La numérisation

    Il s'agit d'un programme qui touche d'abord des documents non patrimoniaux (les thèses), mais rien n'empêche à terme que des documents à valeur patrimoniale puissent être numérisés. Ce programme de grande envergure s'appuie sur des enquêtes préliminaires et sur l'établissement de documents de référence et de recommandations en cours d'élaboration.

    Il s'agit pour la SDBD, comme pour la DLL, d'être d'abord l'instigatrice, de préparer les grandes lignes d'une cohérence à l'échelle des universités françaises plutôt que d'intervenir directement dans l'élaboration des programmes.

    Conclusion

    En conclusion, et avec quelques années de recul, on mesure le travail considérable qui a été réalisé en matière patrimoniale.

    Il y a tout d'abord la reconnaissance même des exigences particulières que ce domaine impose : on est passé d'une période où s'opposaient le laxisme des uns et l'intransigeance des autres, explicable par la nouveauté des approches, à une sérénité plus raisonnable et plus crédible aujourd'hui. Cette évolution des esprits, encadrée par la mise en application d'un certain nombre de dispositions législatives et accompagnée d'une aide financière importante, s'est traduite par des opérations tangibles montrant si besoin est que les décisions prudentes qui ont été prises étaient judicieuses. Mettre l'accent sur le microfilmage et la reproduction photographique de collections patrimoniales fragiles (manuscrits et périodiques anciens), apporter une attention particulière aux conditions de stockage, c'était anticiper sur les besoins d'aujourd'hui et mettre en perspective les évolutions techniques que nous connaissons ou que nous pressentons.

    Il y a ensuite, et c'est un fait capital, la responsabilisation des « propriétaires de ces collections au travers de la concrétisation de la décentralisation. Car, s'il est un fait incontournable, c'est bien la décentralisation politique qui a modifié le paysage français et les relations Paris-province. Mais, si le rôle de l'État est aujourd'hui moins visible, il n'en reste pas moins présent, davantage partenaire que donneur d'ordres. La situation actuelle est loin d'être satisfaisante à bien des égards (il reste encore beaucoup à faire dans la protection du patrimoine des bibliothèques), mais on peut remarquer que les moyens techniques et intellectuels existent, que la curiosité et la responsabilisation ont été provoquées, et on attend des collectivités la maturité nécessaire pour que le patrimoine des bibliothèques bénéficie de la considération attendue. C'est aussi sur ce point qu'il y a un certain nombre de mises en garde à faire.

    La valorisation des collections et l'économie de la culture

    Le propos n'est pas de passer en revue les modes opératoires pour valoriser les collections patrimoniales, mais plutôt de rassembler les quelques éléments utiles à une réflexion sur l'influence des facteurs économiques dans la conservation des collections patrimoniales.

    Valoriser, c'est bien entendu donner de la valeur à des objets ; c'est aussi donner du sens comme on dit aujourd'hui, c'est mettre l'accent sur les aspects qui sont susceptibles d'intéresser les publics potentiels. Il y a là une double démarche : celle qui consiste à démontrer l'intérêt insoupçonné d'un objet pour l'offrir à la curiosité ; et celle qui consiste à susciter une demande n'existant pas forcément à partir d'un aspect secondaire, voire mineur, et qui revient à créer un besoin, justifié ou non.

    De l'utilité des catalogues

    Il y a quelques années encore, voire quelques décennies, la préoccupation majeure des bibliothèques était l'accessibilité des collections, patrimoniales ou non. N'oublions pas que nos prédécesseurs du XIXesiècle ont passé le plus clair de leur temps à faire des catalogues qui constituent aujourd'hui encore le plus sublime des héritages qu'ils nous ont légués. C'est par le catalogue qu'on donne à connaître le contenu d'une collection, d'une bibliothèque, et qu'on permet d'y accéder. C'est grâce à son catalogue qu'on assure la réputation d'une collection. À dire vrai, c'est la seule valorisation technique qu'on puisse concevoir d'un fonds ou d'une collection.

    Aujourd'hui, la soif de faire des catalogues existe toujours, fort heureusement. Ce n'est peut-être plus la flamme exploratrice et quasi missionnaire du XKe siècle, et la tendance est parfois de s'en remettre aux catalogues existant ailleurs, d'attendre des rétrocon-versions, de saisir les opportunités de piocher dans les bases les notices susceptibles de convenir à ses propres fonds. Peu importent les moyens techniques ou informatiques utilisés, l'important est de connaître le fond des fonds et de donner à connaître.

    Ce plaidoyer pour les catalogues est une manière de rappel que la première valorisation d'un fonds est celle qui découle des qualités de son catalogue et de sa fonctionnalité. Les autres modes de valorisation des collections patrimoniales - ceux qui donnent à voir et ceux qui donnent à connaître - ne doivent venir qu'en second lieu.

    e Les modes de valorisation qui donnent à voir

    Les expositions connaissent une vitalité qui a plusieurs origines :

    • Tout d'abord la « [re] découverte des trésors cachés des bibliothèques » : c'est souvent l'expression utilisée pour sensibiliser les autorités, les élus, les visiteurs, pour limiter voire éviter leur culpabilité de les avoir ignorés. Dans bien des cas, ces « trésors prétendus cachés sont signalés, décrits dans des publications aussi diverses qu'elles peuvent être anciennes.

    C'est aussi l'expression qu'on trouve dans un certain nombre de catalogues d'expositions patrimoniales réalisées en Régions ou dans les documents d'appel qui les ont accompagnées. On ne peut nier l'intérêt de ces « redécouvertes », car la pédagogie est faite de recommencements sinon de répétitions. Chaque époque approche son patrimoine avec ses yeux, elle s'y regarde comme dans un miroir en ignorant ce que son prédécesseur a pu y voir ; on peut néanmoins se demander à juste titre s'il n'y a pas une certaine vanité dans cet exercice. Selon son humeur ou le point de vue d'où on se place, on y verra tantôt la fraîcheur juvénile et innocente de la découverte, tantôt l'incessante et lassante redécouverte de l'eau chaude.

    Si l'on fait une étude lexicale rapide, un terme revient régulièrement dans ces discours qui ne manquent pas d'une certaine emphase et qui donnent eux aussi le sentiment d'un éternel recommencement, c'est la réappropriation " du patrimoine : terme assez laid, plein de sous-entendus démagogiques et d'esprit revanchard à l'égard de ceux qui se seraient indûment approprié ce patrimoine. C'est méconnaître totalement l'histoire des bibliothèques et des collections, l'histoire des sociétés qui les ont conçues et constituées, ce long cheminement vers la lumière de documents et de collections qui connaissent un purgatoire avant de parvenir à la révélation et de retomber peut-être dans l'oubli d'un nouveau purgatoire. N'en doutons pas, c'est ce qui attend ces collections soumises à des modes et à des audimats que nous ne maîtrisons pas.

    • L'influence de la muséographie et des expositions à grand spectacle a joué un rôle déterminant. Les expositions des années 1950 - ou du début des années 1980 à la Bibliothèque nationale encore - étaient souvent davantage des déballages dans des vitrines surchargées que des expositions savamment installées et orchestrées. Aujourd'hui, à l'instar des présentations muséographiques et des recherches faites par les musées dans ce domaine, les grandes expositions sont des spectacles organisés qui rivalisent de scénographies et de mises en scène plus ou moins raffinées, destinées à encadrer les objets présentés et à les donner à voir dans un contexte propre à les valoriser. C'est moins le nombre d'objets présentés qui compte que la valorisation et la sacralisation de quelques-uns d'entre eux.
    • Autre signe de cette évolution certaine, le recours à des professions qui n'appartiennent pas au monde des bibliothèques : architectes, scénographes, sans parler des spécialistes en communication qui cherchent et trouvent des relais dans les médias pour alerter les curiosités, les sensibiliser et les canaliser. La conséquence de ces recours est parfois l'inadéquation entre l'objet, l'idée qu'il porte et qui a emporté son choix, et la présentation qui en est faite, laquelle correspond davantage à un besoin scénographique donc extérieur, voire spectaculaire. Cette difficulté, lorsqu'elle est surmontée, est salutaire car elle oblige les concepteurs des expositions à réfléchir sur la valeur des objets, valeur esthétique tout autant que pédagogique.
    • Dans le même temps grandit l'influence des produits qui accompagnent les expositions. On peut d'ailleurs se demander si ces produits ne sont pas des justifications aux expositions elles-mêmes, tant leur importance économique est grande, et on a parfois l'impression que l'exposition n'existe, que son cheminement n'a été créé que pour conduire progressivement le visiteur vers les produits dérivés. On constate que le domaine des catalogues et des cartes postales innocentes s'élargit à d'autres secteurs comme les vidéos et les cédéroms, et à des secteurs qui s'éloignent davantage encore des préoccupations initiales, où on trouve pêle-mêle des objets gadgets à l'intérêt culturel limité mais à l'intérêt financier certain.

    Le premier des produits d'accompagnement est naturellement le catalogue. Il y a une vingtaine d'années, le coût d'un catalogue d'exposition équivalait approximativement à deux ou trois fois le prix du ticket d'entrée. Aujourd'hui, avec l'inflation économique et l'inflation scientifique des rédacteurs de catalogues, qui ont trouvé là un créneau où ils peuvent valoriser leur érudition, un catalogue coûte de cinq à six fois le prix du ticket. En conséquence de quoi, des catalogues qu'on pourrait qualifier de succédanés » ont vu le jour, succédanés du catalogue principal à un prix équivalant au prix du ticket d'entrée et qui trouvent plus aisément un public. Le catalogue scientifique a sans aucun doute sa raison d'être auprès d'un certain type d'acheteurs, parce qu'il est l'occasion d'un éclairage des collections, d'un auteur, d'un artiste, mais on regrettera qu'il se substitue de plus en plus souvent à des catalogues basiques des fonds dont on a certainement davantage besoin en réalité.

    Mais préparer une exposition exige beaucoup de temps, et ce temps doit être considéré comme un investissement. Or, l'exposition terminée, l'investissement est clos ; il n'en reste que le catalogue, témoin du travail réalisé, et ce catalogue tombe bientôt dans une autre logique commerciale qui le conduit quelques mois plus tard sur les étals des soldeurs ou au pilon.

    Les modes de valorisation qui donnent à connaître

    L'utilisation de la numérisation est sans doute à l'origine de la grande révolution que connaissent ou que vont connaître les bibliothèques, la plus grande probablement depuis bien longtemps. Si l'on reste dans le créneau patrimonial, cette technique, brièvement résumée, permet notamment (au moins dans un premier temps) de limiter la manipulation des originaux fragiles tout en apportant une grande aisance de communication. Ainsi sont réunis pour la première fois de manière incontestable les deux grands principes de la conservation, protéger sans empêcher de communiquer : c'est l'aboutissement des espoirs que le microfilm avait laissé prévoir sans jamais les concrétiser.

    Osera-t-on le dire enfin, même si tous les perfectionnements techniques attendus et souhaités ne sont pas encore disponibles, la numérisation est l'instrument de démocratisation du patrimoine. Mais il ne faudrait pas se bercer de paroles et succomber au lyrisme des mots inutiles, car c'est aussi une manière de conforter une certaine culture élitiste en installant une distance infranchissable entre les objets et leur image. Le risque, et il existe fortement, est de vulgariser l'image du patrimoine, de la divulguer jusqu'au galvaudage par une utilisation désordonnée et inappropriée, au détriment de la valeur du patrimoine lui-même. En contrepartie, la mythologie autour du patrimoine, souvent excessive et inutile, s'en trouvera réduite d'autant.

    Il y a un long apprentissage à faire de l'utilisation de la numérisation dans les bibliothèques, et nous ne sommes qu'au tout début d'une grande aventure qui a d'ores et déjà séduit nombre de professionnels et d'élus, prêts à jouer aussi les apprentis sorciers faute de préparation technique et peutêtre philosophique. Les précautions techniques et les recommandations données par les tutelles sont à la limite secondaires dans le débat, car on sait qu'on peut les trouver quand on en a besoin et si on l'estime nécessaire. En revanche, l'esprit qui doit animer cette aventure, la prudence et la réserve à l'égard des informations traitées et de ceux qui les reçoivent, constituent la phase la plus délicate dans laquelle nous nous trouvons. À vrai dire, il reste à créer le code de bonne conduite de la numérisation dans les bibliothèques.

    Certaines opérations en gestation, des dossiers en cours d'élaboration montrent combien les hésitations et les errances oscillent entre la fuite en avant, le goût du grand spectacle à tout prix, la valorisation de têtes d'épingle pour se faire plaisir, l'ignorance des règles les plus élémentaires de la pédagogie et de la psychologie des usagers, l'oubli du respect dû au patrimoine lui-même. La réappropriation du patrimoine doit-elle passer par cette phase comme dans un lieu de décantation obligatoire ?

    Conclusion

    Les bibliothèques vont probablement découvrir combien leur patrimoine est riche de potentialités pour nourrir les relations qui vont se créer avec leurs usagers. Mais il ne faut pas oublier que ces nouvelles approches et ces nouvelles techniques coûtent cher, et qu'elles coûteront d'autant plus cher qu'on leur assigne d'ores et déjà la mission de contribuer aux besoins de fonctionnement des bibliothèques. Dans ce cas, elles devront se méfier des voies du commerce, chercher le juste équilibre entre l'indispensable et le nécessaire, ne pas succomber aux tentations inconsidérées ni aux surenchères qui exigent le retour sur investissement de manière systématique. Des exemples récents ont montré que ces voies sont délicates et qu'on risque de bien vite y perdre son âme.

    Si on hésitait encore sur l'introduction des bibliothèques dans l'économie de la culture, on en serait désormais convaincu par les discours rassurants qui ont trouvé dans le patrimoine le moyen de faire vibrer la corde sensible du lyrisme de la « réappropriation culturelle. À travers la fabrication, la communication, la vente des images, la négociation des droits, l'économique est devenu par la force des choses un paramètre indissociable de nos préoccupations. C'est une évolution à considérer désormais de manière objective, incontournable, mais en veillant bien à ne pas perdre de vue les exigences des documents originaux pour que la préoccupation économique et les produits dérivés ne deviennent pas très vite des produits de la dérive obsessionnelle.