Index des revues

  • Index des revues
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓

    La bibliothèque nationale de 1940 à 1944

    Par Madeleine Chabrier
    Madeleine Chabrier a été conservateur à la Bibliothèque nationale de 1928 à 1960. Elle a participé à la réalisation d'une exposition consacrée à "La France sous l'Occupation " (1945). A la fin de 1944 elle fut chargée de diverses enquêtes et rapports administratifs, c'est alors qu'elle rédigea l'article qu'on lira ci-dessous. Destiné à nos collègues anglais, cet article est demeuré inédit en France, mais a été publié en français par l'ASLIB dans le numéro de décembre 1945 de "The Journal of Documentation. "Il nous a paru intéressant, au moment où nous célébrons le 50ème anniversaire de juin 1940, de rappeler tout ce qui fit le quotidien de nos collègues pendant les quatre années de l'Occupation.

    Le 10 juin 1940, alors que les armées allemandes qui étaient reparties à l'attaque sur un large front, quelques jours auparavant, approchaient rapidement de Paris, la Bibliothèque nationale fermait ses portes au public. Les collections les plus précieuses des quatre grands départements (Manuscrits, Imprimés, Estampes et Médailles) ainsi que celles des bibliothèques Mazarine, de l'Arsenal, de Versailles, du Conservatoire, de l'Opéra (toutes ces bibliothèques étaient rattachées à la Bibliothèque nationale) avaient été mises en caisses dès la fin d'août 1939 et évacuées en province dans deux châteaux réquisitionnés à cet effet : le château d'Ussé en Touraine, d'abord, puis à partir du 22 mai 1940, celui de Castelnau, dans le midi de la France. Ces deux dépôts avaient été organisés par le conservateur honoraire du Cabinet des estampes, Monsieur P.-A. Lemoisne, secondé par des gardiens (...)

    Les opérations de repliement du personnel, prévues par une circulaire ministérielle du 3 juin, ayant commencé ce même 10 juin, il ne resta bientôt plus à Paris qu'un effectif total de 18 personnes. Dans la nuit du 10 au 11 juin, Monsieur Julien Cain, Administrateur général, obligé d'accompagner le gouvernement français dans son repli vers Bordeaux, avait délégué la totalité de ses pouvoirs au conservateur du Cabinet des estampes, Monsieur Jean Laran. C'est donc à lui qu'échut la lourde et délicate tâche de veiller, avec d'aussi faibles moyens, sur les bâtiments et les collections qui lui étaient confiées, d'établir les premiers contacts avec les autorités d'occupation, puis de prendre les mesures nécessitées par la réouverture des salles de lecture lorsque les graves appréhensions qu'on avait pu concevoir sur le sort réservé à Paris se furent révélées vaines. Lundi 24 juin, juste deux semaines après sa fermeture, la Bibliothèque nationale rouvrait ses portes au public de 14 heures à 17 heures d'abord, avec un régime provisoire d'admission et des conditions de communication restreinte, puis de 10 heures à 17 heures.

    Plusieurs fonctionnaires étaient demeurés dans la région parisienne, d'autres qui n'avaient pu prendre le train d'évacuation que leur avait réservé l'Administration, ne s'étaient pas éloignés beaucoup de la capitale, errant sur les routes par leurs propres moyens, au milieu d'une cohue indescriptible et lamentable, exposés à de continuels bombardements aériens. Les uns et les autres vinrent rapidement se remettre à la disposition de l'Administrateur général, tandis que ceux de leurs collègues qui avaient pu atteindre leur lieu de repli, se hâtaient de regagner leur poste en dépit de difficultés de communications fort grandes et souvent sans avoir été atteints par les lettres de rappel qui leur avaient été adressées. C'est ainsi que le 12 août la Bibliothèque nationale avait retrouvé, à peu de chose près, ses effectifs complets, à l'exception des 30 personnes mobilisées.

    Le 6 août 1940, la Bibliothèque nationale était dotée par le Gouvernement de Vichy d'un nouvel administrateur général en la personne de Monsieur Bernard Fay, professeur au Collège de France ; ce même Gouvernement de Vichy avait en effet révoqué M. Julien Cain par un décret en date du 23 juillet 1940.

    LA BIBLIOTHEKSSCHUTZ

    Dès le 24 juin, la bibliothèque recevait la visite presque quotidienne d'officiers allemands guidés par leur curiosité personnelle ou venus en service commandé pour chercher des documents d'intérêt militaire, économique, technique, historique, géographique ou culturel. A la fin juillet, le Dr Winter, directeur des Archives de Berlin, installait dans le Département des manuscrits une équipe d'archivistes chargés d'inventorier les pièces intéressant l'histoire d'Allemagne, tandis que le service du Dr Epting et celui du commissaire Thoss s'inquiétaient de la situation des dépôts d'Ussé et de Castelnau. D'autre part, si un grand nombre de membres de l'armée allemande ou de ressortissants allemands fréquentaient les salles de travail, d'autres plus nombreux encore, auxquels venaient s'ajouter un certain nombre de services officiels, sollicitaient des prêts au dehors. Il y avait là un grand risque de désordre pour la Bibliothèque nationale, risque qui put être conjuré par la centralisation du contrôle et de la responsabilité des emprunts contractés par les Allemands entre les mains de la Bibliotheksschutz.

    Au mois d'août en effet, le Dr Kruss, Directeur général de la Bibliothèque nationale de Berlin, était venu à Paris mettre en place un Service de protection des bibliothèques (Bibliotheksschutz) près de l'administration militaire allemande. Il avait alors fait savoir à l'Administrateur général qu'il serait désormais qualifié pour débattre et régler avec le service allemand toutes les questions que posait le fonctionnement des bibliothèques françaises dans leur rapport avec les autorités d'occupation. Le Dr Wermke bibliothécaire de la ville de Breslau, était placé à la tête de la Bibliotheksschutz où il devait être remplacé à la fin de 1941 par son adjoint le Dr Fuchs bibliothécaire à la Bibliothèque nationale de Berlin.

    LES LISTES OTTO

    Les Allemands auraient aimé voir disparaître des collections du Département des imprimés un certain nombre d'ouvrages qu'ils estimaient préjudiciables à la doctrine nationale-socialiste ou hostiles à l'Allemagne et à l'Italie fasciste, et du Cabinet des estampes toute la série des affiches anti-allemandes imprimées pendant la Guerre 1914-1918. C'est à ce désir des autorités d'occupation, étudié et préparé de longue date, que correspond la publication, "par les éditeurs français" de deux listes successives de livres mis à l'index, connues sous le nom de listes Otto.

    La première, parue dans la Bibliographie de la France du 28 juin/4 octobre 1940 (le premier numéro publié après l'armistice), porte comme titre : "Liste Otto, ouvrages retirés de la vente par les éditeurs français ou interdit par les autorités allemandes". Un préambule, rédigé en allemand et traduit en français s'exprime en ces termes :

    "Désireux de contribuer à la création d'une atmosphère plus saine et dans le souci d'établir les conditions nécessaires à une appréciation plus juste et objective des problèmes européens, les éditeurs français ont décidé de retirer des librairies et de la vente les oeuvres qui figurent sur la liste suivante. Il s'agit de livres qui, par leur esprit mensonger et tendancieux, ont systématiquement empoisonné l'opinion publique française. Sont visées en particulier les publications de réfugiés politiques ou d'écrivains juifs, qui, trahissant l'hospitalité que la France leur avait accordée, ont sans scrupule poussé à une guerre dont ils espéraient tirer profits pour leurs buts égoïstes.

    Les autorités allemandes ont enregistré avec satisfaction l'initiative des éditeurs français et ont de leur côté pris les mesures nécessaires.

    Paris, September 1940 (sic)"

    Cette liste comprend environ 1 100 titres d'ouvrages choisis parmi ceux édités par les plus importantes comme par les moins connues des maisons françaises. A côté de livres nettement dirigés contre l'hitlérisme et le fascisme, de plaidoyers pour les Juifs, on relève aussi toutes les éditions et traductions de Mein Kampf ou de Hitler m'a dit par Rauschnig, les oeuvres du Général De Gaulle, Projecteurs sur l'Espagne (publié chez Denoël en 1938) Les Grands contemporains par Winston Churchill, Histoire de l'Entente cordiale franco-anglaise de J.-L. Lanessan ou Certitudes anglaises de P.-O. Lapie, une quantité considérable de romans policiers ou populaires à tendances patriotiques ou bien encore les livres de deux professeurs à la Sorbonne, spécialistes avertis de l'histoire d'Allemagne, MM Rivaud et Vermeil.

    Il ne pouvait être question un seul instant pour la Bibliothèque nationale de faire disparaître tous ces ouvrages de ses collections. Ils demeurèrent donc "bloqués" à leur place, sur les rayons, signalés à l'attention des fonctionnaires chargés de la surveillance des magasins par une étiquette blanche collée sur le dos et sur le plat supérieur et portant l'indication suivante "Liste Otto. Ouvrage ne pouvant pas être communiqué sans une autorisation spéciale de l'Administrateur Général".

    Pour ce qui est des Estampes on adopta une solution différente, mais tout aussi radicale. Les estampes ou affiches incriminées furent réunies dans de grands cartons et ceux-ci mis sous scellés, le conservateur du Cabinet des estampes s'étant personnellement porté garant du respect des scellés.

    Un peu moins de deux ans plus tard, exactement le 8 juillet 1942, les Allemands exigeaient du Syndicat des éditeurs la publication d'une deuxième liste intitulée Unerwùnschte Franzôsische Literatur ce qui, en un français fortement germanisé se traduisait par : Ouvrages littéraires français non désirables. Le préambule, toujours bilingue s'exprimait en ces termes :

    "La liste des ouvrages interdits, dite liste Otto, a été publiée en octobre 1940. Deux ans après une édition de cette liste paraît nécessaire pour permettre de faire le point et tenir compte des mesures intervenues depuis cette date; Dans cette deuxième édition figurent d'une part certains ouvrages égarés par-ci par-là dans les librairies ou plus particulièrement chez les bouquinistes qui avaient échappé au premier recensement ; d'autre part les ouvrages nouvellement interdits suivant les décisions du Militârbefehlshaber en France, décision régulièrement communiquée aux éditeurs et visant :

    • a) les traductions des ouvrages anglais (exception faite des ouvrages classiques) et polonais ;
    • b) les livres d'auteurs juifs (exception faite des ouvrages scientifiques) ;
    • c) Les biographies d'auteurs, même aryens, consacrées à des juifs.

    Il s'agit de mesures conformes à l'esprit de la convention de censure. Ces dispositions qui ne semblent pas causer un préjudice matériel sérieux à l'édition française, laissent à la pensée française le moyen de continuer son essor ainsi que sa mission civilisatrice de rapprochement entre les peuples ".

    Cette fois devant la quantité considérable d'ouvrages visés par le nouveau "diktat" allemand, il n'était plus possible pour la Bibliothèque nationale de continuer à revêtir de la marque d'infamie les plats et les dos de ses livres anglais, polonais, juifs ou "enjuivés", puisque c'est de ce dernier terme qu'on se servait pour désigner sous l'Occupation tous ceux qui manifestaient des sympathies juives. D'ailleurs pouvait-on croire sérieusement que la lecture des Cinq cents millions de la Begum de Jules Verne ou de Petite princesse Shirley Temple, choisis entre tant d'autres parmi les nouveaux proscrits de la "unerwünschte franzôsische Literatur" ait pu contribuer à amoindrir la "mission civilisatrice de rapprochement des peuples" impartie à la France dans l'esprit des créateurs de l'Europe nouvelle ? Les suspects demeurèrent tranquillement à leur place sur les rayons : on ne les communiquait plus ou presque plus dans la grande salle de lecture ; mais ils continuèrent à être lus par les travailleurs sérieux et attitrés et par les fonctionnaires de la maison. Les traductions de romans anglais surtout connurent une faveur que les occupants n'auraient pu imaginer, ni peut-être même comprendre (1) .

    PERTES VOLONTAIRES ET INVOLONTAIRES

    Leur attention était d'ailleurs attirée vers un autre sujet. Quelques années avant la guerre de 1939, un israélite allemand, Monsieur Furstenberg, avait fait don à la Bibliothèque nationale de sa magnifique collection d'ouvrages allemands du XVIIIème siècle ; cette collection présentait la particularité d'être composée de livres qui avaient tous paru du vivant de leur auteur et dont plusieurs étaient des pièces uniques. Le catalogue, rédigé par une bibliothécaire de la Bibliothèque nationale, était complètement achevé au début de la guerre, mais demeurait manuscrit, tandis que la préface, écrite par M. Furstenberg lui-même et dans laquelle il précisait les raisons qui l'avaient conduit à dépouiller sa patrie, aux mains des nationaux-socialistes, de tant de livres précieux au profit de la France, avait été, elle, publiée dans une revue où elle n'avait pas échappé aux yeux attentifs des officiers de la Bibliotheksschutz.

    Le conservateur du Département des imprimés, à qui avait été confiée la garde de la collection Furstenberg, fut donc sollicité par les autorités d'occupation de leur livrer la collection et son catalogue : mais, par un concours de circonstances comme il s'en produisit tant, pendant quatre ans, dans les rapports entre l'Administration française et les occupants, il fut tout à fait impossible de remettre la main sur l'exemplaire unique et manuscrit du catalogue, tandis que les livres eux-mêmes, cachés en 3ème rang, derrière d'énormes et indigestes volumes peu fréquemment communiqués, changeant parfois de résidence, s'abritant dans des recoins lointains, et connus seulement de rares initiés de la vaste maison de la rue de Richelieu, échappaient à toutes les recherches. Il est juste de dire que le dernier en date des chefs du Service allemand, le Dr Fuchs, ne fit preuve en cette occasion, comme en beaucoup d'autres d'ailleurs, d'aucune intransigeance.

    Un bureau spécial avait été installé pour les bibliothécaires allemands près de la salle de lecture du Département des manuscrits, au début de 1941. Ils y avaient fait transporter un grand nombre de bibliographies et d'ouvrages de référence et s'occupaient surtout de la recension des incunables pour le Catalogue général publié par la Bibliothèque de Berlin, de celle des manuscrits relatifs à l'histoire allemande, ou de l'inventaire des catalogues allemands conservés dans les bibliothèques françaises ; mais on pouvait suivre encore le développement des préoccupations ou des projets de l'Etat-major par les titres ou les sujets des livres empruntés par ses ressortissants : bibliographie de l'Afrique équatoriale française (ancienne colonie allemande et une des premières colonies françaises qui se soient ralliées au Général De Gaulle), géographie du sud et de l'est de l'Angleterre, reproduction de la tapisserie de Bayeux (dont le volume ne fut d'ailleurs jamais rendu), grammaire de grec moderne recherchée par un officier quelques semaines avant l'invasion des Balkans par l'armée allemande, 62 feuilles de la carte d'Angleterre 1/63.360 qui avaient été demandées le 23 juillet 1940 et qui ne furent pas restituées.

    Cette installation des bibliographes allemands au coeur de la Bibliothèque nationale fut du reste de courte durée. L'attaque du 22 juin 1941 sur la Russie et les pertes énormes qu'elle occasionna à la Wehrmacht entraînèrent bientôt le départ de toute l'équipe et la fermeture de leur salle de travail. Les bibliographies et les ouvrages de référence regagnèrent leur place sur les rayons, et le Dr Fuchs demeura à peu près seul à garder le contact avec les bibliothèques françaises. C'est lui qui prit l'initiative, dans le courant du printemps de 1944, de demander qu'on lui fournisse un état exact de tous les livres empruntés par les Allemands afin de veiller à ce que ceux-là soient restitués avant le départ de leurs emprunteurs, "départ qui risquait d'être très précipité". Une bonne partie des volumes prêtés au dehors put être ainsi récupérée ; mais le départ fut en effet si précipité qu'il demeure encore, à l'heure actuelle, un certain nombre de manquants qu'il y a peu de chances de retrouver jamais. Au moment des combats pour la Libération de Paris, on signala au conservateur du Département des imprimés la présence d'un volume de son service dans un blockhaus allemand de la place de l'Etoile : un bibliothécaire fut aussitôt dépêché pour ramener au bercail la brebis égarée, mais en vain !

    DES FICHES PEU ORDINAIRES

    A côté des rapports directs et réguliers qu'elle entretenait avec le Service allemand de protection des bibliothèques, il appartenait à la Bibliothèque nationale de jouer un rôle actif et utile au milieu de l'immense désarroi matériel et moral dans lequel l'armistice laissait la France. Alors que des centaines de milliers de prisonniers se trouvaient dans l'impossibilité de faire connaître leur situation à leurs familles, les autorités d'occupation entreprenaient de créer, au début d'août, un service de renseignements sur les prisonniers de guerre ; mais elles se trouvaient bientôt débordées par l'amoncellement des fiches venues des Frontstalags (en France), des Oflags et Stalags (en Allemagne) qu'il s'agissait de classer d'abord, de dactylographier ensuite, avant de pouvoir les faire imprimer, sous forme de listes, par l'Imprimerie nationale.

    C'est pourquoi, dès le 10 août, à la demande du général Haselmayer, directeur du Service militaire allemand, 30 bibliothécaires de la Bibliothèque nationale, appartenant presque tous au Département des imprimés, sous la direction d'un conservateur-adjoint, s'installaient dans l'ancien immeuble du journal Le Jour, 91 Avenue des Champs-Elysées, et se mettaient aussitôt à la besogne avec ardeur, l'intérêt national de l'oeuvre à accomplir leur faisant un devoir de contribuer rapidement et fortement à l'organisation de ce service. Du mois d'août à la fin de décembre 1940, près de 1.500.000 fiches étaient classées, tandis que 100 listes comprenant plus d'un million de noms étaient imprimées. Les listes furent supprimées après la centième parce que les familles avaient, en général, pu recevoir directement des nouvelles de leurs prisonniers. Le classement des fiches et le service de renseignements n'en continuèrent pas moins à fonctionner jusqu'à la veille de la Libération, par les soins d'un personnel extérieur que les bibliothécaires de la Bibliothèque nationale avaient formé soigneusement, avant d'aller reprendre leurs travaux rue de Richelieu. Ils le firent avec d'autant plus de plaisir qu'il n'était pas moins dur pour des Français d'assister deux fois par jour, à 12 heures et à 14 heures, au défilé d'une musique militaire allemande remontant et descendant bruyamment les Champs Elysées, de la place de la Concorde au Tombeau de l'Inconnu, que de corriger des listes de prisonniers où l'emplacement des camps en Alsace-Lorraine était ainsi désigné: "Elsass-Lothringen, Strassburg, Mülhausen..."

    Quant aux employés demeurés avenue des Champs-Elysées, sous le contrôle direct et serré de l'autorité militaire allemande, ils ne tardèrent pas à devenir de précieux auxiliaires pour la Résistance. On ne compte pas, en effet, le nombre de dossiers de prisonniers qui furent égarés ou maquillés par leurs soins rendant ainsi possible l'évasion d'hommes dont les gardiens avaient perdu toutes traces au cours de leur déplacement d'un point à l'autre de l'Allemagne.

    (Les bibliothécaires de la Nationale eurent également à récupérer et à assurer la sauvegarde des collections des bibliothèques relevant de l'Armée - tâche qui fut interrompue par l'autorité d'occupation)

    UN BATIMENT EN TRAVAUX

    Mais à côté des tâches extraordinaires que lui imposait l'état de guerre, la Bibliothèque s'efforçait de mener à bien, au milieu de mille difficultés, les tâches matérielles et intellectuelles qui sont son lot ordinaire.

    Depuis 1932, d'énormes travaux se poursuivaient dans ses sous-sols et à l'intérieur de ses anciens bâtiments afin de récupérer la place que nécessitait l'accroissement continu de ses collections. C'est ainsi que l'on avait commencé, en 1937, la reconstruction complète du Cabinet des estampes après que tous les services et une partie des collections de celui-ci eurent été transférés rue Berryer. En 1940, quelques semaines de travail eussent seules été nécessaires pour achever la construction : en août 1944, le chantier en était toujours à peu près au même point.

    Les peintures de la grande salle de lecture du Département des imprimés n'avaient pas été nettoyées depuis 1902. On en entreprit un lessivage complet au début de 1942 ; en septembre 1942 tout était arrêté par suite de la réglementation des autorités d'occupation et de l'institution du Service du travail obligatoire qui plaçait la majeure partie de la main-d'oeuvre française au service de l'Allemagne. Pendant près d'une année, de grands échafaudages métalliques encombrèrent la Salle de lecture, réduisant de moitié le nombre des places qu'on pouvait mettre à la disposition des lecteurs et empêchant la communication de nombreux volumes. A la demande du conservateur des Imprimés et sur l'intervention personnelle d'un général allemand, en juin 1943, l'autorisation fut donnée de reprendre les travaux, mais avec trois ouvriers seulement, dont deux devaient avoir, obligatoirement, plus de 60 ans et un moins de 16 ans. Et cependant, dans des conditions aussi précaires, la tâche fut menée à bonne fin ; les peintures de Desgoffe en haut des murs, les coupoles vernissées ornées de fines bandes de couleurs, les colonnes de fer élancées qui supportent les voûtes, les vieilles reliures qui entourent la salle, nettoyées elles aussi, retrouvaient leur éclat et leur fraîcheur.

    ADAPTATION ET RÉORGANISATION

    Dans le domaine intellectuel, les difficultés rencontrées n'étaient pas moins grandes. L'armistice de juin 1940, la séparation de la France en deux zones et l'établissement d'une ligne de démarcation complètement infranchissable d'abord, difficilement franchissable plus tard, avaient coupé la Bibliothèque nationale d'un certain nombre de départements. Ceci devait apporter un trouble profond dans le fonctionnement du Dépôt légal, principale source d'approvisionnement de la Bibliothèque en revues et en ouvrages français. Il en résulta de graves lacunes dans la presse de juin 1940, qu'on s'efforça de combler par la suite, sans pouvoir toujours y parvenir, tandis que les dépôts des livres s'accumulaient dans les préfectures des deux zones.

    Au bout de quelques mois, en zone occupée, les expéditions purent être reprises à l'adresse de la Bibliothèque nationale et les dépôts effectués à Paris directement dans les services de la rue de Richelieu, tandis qu'il appartenait au Ministère de l'Intérieur de centraliser dans ses bureaux les dépôts de la zone libre en attendant l'installation définitive, en janvier 1942, à Clermont-Ferrand, d'une annexe du Dépôt légal pour la zone sud.

    C'est à peu près à la même époque, le 7 mars 1942, qu'une loi intervint pour décongestionner l'énorme Département des imprimés qui ne comptait qu'un seul conservateur, 8 conserva-teurs-adjoints, 34 bibliothécaires, 14 aides de bibliothèque, 10 auxiliaires et 53 gardiens pour enregistrer, classer, cataloguer, conserver et communiquer plus de 6.000.000 de volumes, des centaines de milliers de cartes de géographie, une très riche littérature musicale. Consacrant un état de fait, la loi nouvelle commençait par élever au rang de départements indépendants la Géographie et la Musique qui, par leur spécialisation et le public auquel elles s'adressaient, avaient déjà acquis une certaine autonomie et formaient des sections aussi distinctes que les Estampes ou les Manuscrits. Un nouveau département, dit des Entrées, fut en outre créé, chargé du dépôt légal, des acquisitions, des dons, des échanges et de la publication de la Bibliographie de la France en collaboration avec le Cercle de la Librairie - en un mot, de tous les moyens d'enrichissement, tandis que la conservation et la communication des documents étaient assurées par le nouveau Département des imprimés. C'est encore à celui-ci qu'il appartenait de veiller à la continuation des anciens catalogues, à la mise en train des nouveaux. C'est ainsi que de 1940 à 1944 furent publiés plusieurs tomes du Catalogue général des livres imprimés, du Catalogue des actes royaux, du Catalogue de l'histoire de la Révolution française, tandis que les services de la Réserve préparaient les catalogues des reliures, des illustrations, des imprimeurs des XVème et XVIème siècles, des ex-libris, des provenances, tous destinés à répondre rapidement aux désirs des bibliophiles et des érudits spécialistes du livre. Aux Périodiques, se poursuivait l'établissement du Catalogue collectif des bibliothèques de Paris et des bibliothèques universitaires de France.

    Une quantité aussi considérable de travaux ne pouvaient naturellement être entrepris et menés à bonne fin sans un accroissement important du personnel. C'est pourquoi, à ne considérer que deux sections seulement de l'ancien Département des imprimés, on s'aperçoit que les effectifs furent à peu près doublés. Aux Imprimés, en effet, on attribua 1 conservateur, 10 conserva-teurs-adjoints, 33 bibliothécaires, 47 assistants et aides, 68 gardiens tandis que les Entrées pouvaient disposer de 1 conservateur, 2 conservateurs adjoints, 29 bibliothécaires, 34 assistants et aides, 11 gardiens.

    D'autre part, l'armistice avait privé de leur gagne-pain un grand nombre de journalistes ou d'écrivains qui se refusaient à accepter la collaboration et à placer leur plume au service des ennemis de leur Patrie. Pour leur venir en aide et les mettre à l'abri du besoin, le Ministère du Travail avait créé le "Service du chômage intellectuel" qui fournit entre autre à la Bibliothèque nationale une équipe d'environ 400 intellectuels. Ceux-ci, encadrés par des bibliothécaires ou, dans certains cas, par des assistants, purent s'atteler à des tâches nouvelles que les circonstances avaient contraint de négliger jusque-là.

    Malheureusement le terme de "chômeur intellectuel" ne tarda pas à être pris dans une acception si large que si les nouveaux venus pouvaient bien être qualifiés de "chômeurs", il devenait difficile de leur appliquer l'épithète "intellectuels". Il en résulta un certain trouble dans la marche des services ... Les fonctionnaires s'attachaient à limiter les dégâts en songeant qu'il n'était ni facile ni possible pour tous les assujettis au redoutable S.T.O. (service du travail obligatoire) de prendre le maquis et que la Bibliothèque nationale se devait d'abriter dans ses moindres recoins, dans ses kilomètres de rayonnages, ceux qui, sans cela, seraient menacés un jour d'être chassés sur les routes d'Allemagne sans pouvoir avoir la joie d'aller au-devant de leurs libérateurs.

    ENRICHISSEMENT DES COLLECTIONS

    Si les travaux qu'on peut qualifier de rétrospectifs, se poursuivaient de façon satisfaisante, il n'en était pas de même pour l'accroissement des collections en fonds étrangers. Les achats de livres, les abonnements de revues, les échanges internationaux durent être limités à l'Allemagne d'abord, aux pays occupés par l'Allemagne ensuite.

    (suit une longue liste des acquisitions de documents précieux ou remarquables faites par les différents départements)

    Mais il existait encore toute une série de documents imprimés ou illustrés dont la Bibliothèque tenait à honneur de former une collection aussi complète que possible, c'était à côté des affiches allemandes rouges et noires ou jaunes et noires, si difficiles à se procurer, les trop célèbres "Bekanntmachungen" annonçant l'exécution des otages de Nantes et de "communistes", ou bien des mesures de représailles contre les familles des saboteurs qualifiés de dangereux "terroristes", les numéros du "Courrier de l'air" qui venaient apporter aux prisonniers qu'étaient les Français de France les grandes nouvelles du monde entier, les numéros des quelque 400 journaux clandestins (2) publiés par toutes les classes sociales, toutes les professions, tous les métiers, et qui ont compté tant de victimes parmi leurs rédacteurs, les livres et revues édités au prix de mille difficultés et dangers sous "la botte allemande", les Editions de Minuit, les faux-papiers d'état-civil, les manuels de sabotage, les appels à la lutte contre la déportation des travailleurs ou des juifs, les tracts français et alliés etc. - ou bien encore des photographies de parachutages, de sabotages de voies ferrées, d'exécutions de patriotes.

    Il faut bien se rendre compte de la somme d'ingéniosité et de patiente ténacité qu'ont dû déployer les chefs des différents services pour arriver à recueillir, clandestinement, tant de documents précieux et compromettants en dépit de la surveillance constante des autorités d'occupation. Mais ce sont justement ces photographies inédites, ces dessins inspirés par la vision de tant de souffrances, ces pauvres journaux clandestins ronéotypés, ces tracts qu'on trouvait, un jour, déposés sur une table ou sur un rayonnage par une main anonyme, isolément ou en gros paquets, qu'on ramassait dans la rue ou dans les champs, qu'on décachetait dans son courrier, qui constitueront dans peu d'années, peut-être même dans quelques mois, les meilleurs témoins et les plus rares d'une des plus douloureuses époques de l'histoire de la France.

    EPREUVES

    D'ailleurs rien ni personne ne pouvait ni ne voulait échapper à la rigoureuse contrainte et aux souffrances que faisait peser sur toute la France la dure loi de l'occupant. C'est ainsi que douze personnes durent être exclues de la Bibliothèque nationale pour raisons raciales, entre le 18 décembre 1940 (la loi contre les Juifs avait été promulguée en octobre 1940) et le mois de juin 1944. L'Administrateur général, révoqué par le gouvernement de Vichy, M. Julien Cain, arrêté par la Gestapo au début de 1941, fut d'abord interné en France, au camp de Romainville, considéré comme otage n° 1, puis transféré au camp de Buchenwald durant l'hiver 1944 (il en est heureusement revenu au mois d'avril 1945). Quatre autres fonctionnaires furent arrêtés, à leur tour, par la suite et déportés en Allemagne : à l'heure actuelle on est toujours sans nouvelles d'eux. Enfin, au printemps de 1944, un jeune assistant renonçait à assumer régulièrement ses fonctions à la Bibliothèque et rejoignait, au moment du débarquement, les Forces Françaises de l'Intérieur dans lesquelles il avait contracté un engagement. Il fut fait prisonnier par les Allemands en juillet 1944 et malgré toutes les recherches entreprises par sa femme, également assistante à la Bibliothèque, sa trace se perdit pendant de longs mois. Son corps devait être retrouvé par les Américains, en automne, dans un charnier de la forêt de Fontainebleau. Il avait été horriblement torturé avant d'être abattu d'une balle dans la nuque ainsi que ses camarades de combat.

    En dépit de toutes les épreuves, les mois, les années interminables de l'Occupation, illuminés par une espérance qui grandissait chaque jour, s'écoulaient cependant. Le 19 août 1944, les Parisiens, les larmes aux yeux, les Allemands, la rage au coeur, voyaient monter les trois couleurs au fronton des monuments publics. C'était le début de la semaine de batailles pour la Libération de Paris. De nouveau, la Bibliothèque fermait ses portes au public. Une vingtaine de fonctionnaires, dont plusieurs restaient à demeure rue de Richelieu, assuraient la permanence et la surveillance des locaux tandis qu'un piquet de F.F.I, du 2ème arrondissement montait la garde à la porte de la Bibliothèque située rue des Petits-Champs; alors que l'on entendait la mitraillade dans les rues avoisinantes "et sur l'avenue et la place de l'Opéra toutes proches, seuls quelques carreaux furent cassés aux fenêtres quand un "tigre" allemand entreprit de bombarder un immeuble proche de la Banque de France. Pour le Cabinet des estampes, toujours installé rue Berryer, la situation fut plus critique au cours de la journée du 24 août. Entre 16 h 30 et 17 h 30 deux autos allemandes pénètrent dans la cour du Rüstungskommando, avenue Friedland, face à la rue Berryer, et servirent de cibles à un détachement de F.F.I. L'alerte fut donnée aussitôt au Majestic par les occupants du Rüstungskommando : deux sections de S.S. arrivèrent bientôt sur les lieux et ouvrirent en direction des Estampes une fusillade qui brisa toutes les vitres de la façade, tandis qu'un canon d'accompagnement d'infanterie expédiait quelques obus dont un vint se loger à l'intérieur d'un volume de gravures relatives à la topographie suisse.

    Le 25 août au soir toute résistance allemande cessait ; le 26 Paris faisait, au Genéral De Gaulle et à ses libérateurs français et alliés, un accueil débordant d'enthousiasme ; le 29 la Bibliothèque nationale rouvrait ses portes au public. Elle avait de nouveau à sa tête Monsieur Laran qui, après en avoir assumé l'Administration pendant les délicates semaines qui suivirent l'armistice (de juin 1940), avait bien voulu présider à sa réorganisation en attendant la libération de Monsieur Julien Cain des geôles allemandes. La tâche était importante et difficile, car il restait beaucoup à faire ou à refaire.

    Mais "ceci, comme dirait Kipling, est une autre histoire".

    1. Si les livres figurant sur les listes Otto ne disparurent pas des rayons de la Bibliothèque nationale ni même de ceux des autres bibliothèques mais furent seulement interdits de communication, en revanche plus de 2 millions de volumes furent saisis chez les éditeurs et envoyés au Moulin à papier d'Alfortville - cf : FOUCHÉ. Pascal .- L'Edition française sous l'Occcupation. tome 2. pp.32-33. NDLR. retour au texte

    2. Voir illustrations pp.9. 12 et 13 retour au texte