Index des revues

  • Index des revues
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓

    Les exclus de la médiathèque

    Par Jean-Claude Le Dro, Bibliothèque municipale de Nantes

    Nantes, 250000 habitants, aune population assez jeune. Bien que très endettée, elle demeure plutôt riche. On commence, aujourd'hui, à parler de non-progression des dépenses ! Cela n'empêche pas l'existence d'une nébuleuse de quartiers difficiles. La ville paraît active sur le plan culturel, même s'il est possible de penser qu'on y confond parfois médiatique et travail de fond. Tous comptes faits, la part du secteur culturel dans le budget municipal est très inférieure à ce qu'elle peut être dans des villes comparables.

    Il existe une bibliothèque importante en centre ville et un réseau d'établissements de quartier : sept, mais seulement deux de taille raisonnable. La « médiathèque » est une institution. Au plan architectural, on peut aimer cet immense bâtiment de 10 000 m2, proche du centre ville et en bordure du tramway mais on lui accorde aisément ses 10 ans. Au plan fonctionnel, c'est un ratage. Il paraît insupportable à certains (trop de monde, impersonnel, pas d'accueil, on ne trouve rien...) qui lui préfèrent les bibliothèques de quartier, pourtant dérisoires. Quelques chiffres de 1994 permettront de mieux en comprendre l'activité : 301 000 documents informatisés (des collections totales estimées à un million de documents), 558000 prêts (438000 livres, 120000 autres supports), 33 000 communications sur place.

    La médiathèque prétend à l'intérêt général. Cette notion est régie par quatre principes : égalité, continuité, neutralité, adaptation. Les trois premiers sont clairs ; le dernier postule que « le service public doit être adapté régulièrement... Cette adaptation est la nécessité de le faire évoluer dans son organisation et son fonctionnement de telle façon qu'à tout moment, il possède une efficacité maximum dans la satisfaction de cet intérêt public . Est-ce vrai pour nous ? L'opinion la mieux partagée dans la profession est qu'il s'agit d'un service public. Pour cette raison, les exclus doivent être présents dans tous nos raisonnements si on veut une vision globale. La notion de nonpublic est ambiguë puisqu'elle mêle illettrés et gens qui ont les moyens de payer leurs livres. Il est plus important de savoir pourquoi ce non-public ne vient pas dans nos établissements que de connaître les motivations des usagers. La curieuse forme de pensée - largement dominante malgré les discours - qui garde un jugement de valeur implicite sur les diverses formes de culture, sacralise le livre, défend l'idée qu'une bibliothèque est forcément littéraire, et amalgame livre et littérature, en est peut-être responsable puisqu'elle fait des domaines techniques et scientifiques - dont on peut parier sans risque qu'ils intéressent beaucoup plus - une sorte de non-monde .

    Missions et prestations

    Il est nécessaire de mieux définir la bibliothèque. D'habitude on parle de ses missions (ce qu'il faudrait faire) mais c'est peu précis ; l'analyse des prestations (ce que l'on fait) est plus intéressante. Celles-ci, évaluables, sont nos offres réelles au public. Elles varient peu d'un établissement à l'autre. La communication des documents, à domicile, sur place ou par le prêt entre bibliothèques est très majoritaire (il y a quelques années, pour nous, c'était 90 % de l'activité). Puis, l'accueil de groupes (classes...), les animations, expositions ; la formation et l'information ; la conservation... On peut en mesurer l'impact. Les ayant évaluées, en cas de baisse de budget ou de diminution du personnel, on saura où couper en mécontentant le moins possible.

    Les publics sont réguliers ou habituels, occasionnels ou spécifiques. Les attentes des uns et des autres peuvent être facilement connues. Par exemple par les enquêtes de type clients/fournisseurs, même si le risque existe d'entendre moins la motivation profonde que ce qui paraît bon... pour les autres - il en va ainsi, parfois, des demandes d'ouverture en continu, tardives ou le dimanche ; des suggestions d'abonnements... En revanche, les attentes du non-public sont difficiles à évaluer, voire impossibles. Il faudrait l'identifier (or il a une infinie variété) et l'interroger, selon des méthodes que nous ne maîtrisons pas. Le jour où notre offre rejoindra sa demande, il n'y aura plus de problèmes. Mais qui le préviendra que nous y sommes ?

    La littérature professionnelle, confuse et incertaine sur nos missions, donne quatre discours. Le premier privilégie le rapport à la culture et au savoir (la notion de valeur des fonds est essentielle). Le deuxième est celui du service public (discours politique sur l'égalité d'accès à l'information...). Le troisième s'intéresse aux nouvelles technologies dont nous ne serons que des canaux de transmission. Dans le but avoué d'augmenter les performances, le quatrième met l'accent sur la gestion. Selon J. Lamy, ces deux derniers sont instrumentaux. À une époque où la fascination pour les nouvelles technologies relève de la mythologie, tandis que l'engouement pour les méthodes de management remplace trop souvent la réflexion, le choix des moyens et des outils n'est pas neutre. Mais il n'interfère pas avec la définition des missions. Seuls les deux premiers discours les concernent au sens propre. Or ces missions, affinées, définiraient les limites à l'intérieur desquelles effectuer les choix. Plus elles sont étroites et précises, plus ils sont simples.

    Les bibliothèques ont été conçues pour délivrer un service universel. Pourtant cette notion d'égalité est souvent perçue de façon restrictive : offrir le même service à chacun. Si on admet que ce sont les plus cultivés qui fréquentent le plus nos institutions, comment éviter que notre offre ne concerne qu'eux ? Comment concilier l'ouverture à tous et l'envahissement par une catégorie ? Les crédits culturels profitent aux nantis alors que nos exclus sont consommateurs assidus des industries privées de la culture. Il est évident que la relation de la bibliothèque avec ses publics est subie : elle propose un produit ou un service, éventuellement elle le fait savoir et elle attend que le client se manifeste. N'est-ce pas une approche contestable ?

    Analyse de publics, par prestation

    À partir de quelques exemples on ne peut traiter notre sujet qu'en le ramenant à une identification par prestation. Parler du « public des livres » est banal... Mais que sait-on des emprunteurs de logiciels ? de vidéocassettes ? de disques ? des visiteurs d'expositions ?

    Les chiffres donnés en introduction font apparaître l'importance des prêts de documents audiovisuels. J'aurais aimé mener une enquête plus approfondie à ce sujet. Nous réalisons 120 000 prêts avec 13 600 documents (1) . Ces usagers, dont beaucoup ne sont pas emprunteurs de livres, sont-ils porteurs de valeurs culturelles inférieures ? Parvenu à ce stade où le public se divise en un emprunteur de disques pour quatre lecteurs, ne doit-on pas, comme l'exigerait une approche mercatique, revoir les répartitions budgétaires en diminuant la part des livres et en augmentant celle des autres supports (nos budgets sont constants) ?

    Sur la fréquentation de la logithèque, nous avons quelques éléments empiriques mais intéressants : l'utilisateur est jeune, avec deux types de comportement selon l'âge. Avant 18 ans c'est un garçon que l'on revoit souvent, joueur, très demandeur, curieux, consommateur, communicateur, lecteur sélectif, mais ignorant le reste de la médiathèque qu'il ne fait que traverser. Après 18 ans (et rarement après 40 !) il est majoritairement masculin, ouvert aux utilitaires et aux jeux éducatifs, attentif et critique, marqué par un souci pédagogique et culturel, toujours prêt à discuter de ce qui tourne à la marotte sinon à la passion, utilisateur plus fréquent qu'avant dix-huit ans des autres prestations.

    Notre salle d'exposition, séparée des autres services, a bien des défauts. En 1994, deux expositions ont touché plus de 1 000 visiteurs : sur La Fontaine et sur le Surréalisme à Nantes, deux autres en ont eu respectivement 277 et 247. Toutes ont duré plusieurs semaines. Dans le passé, on a vu des fréquentations plus importantes (mais avec un fort pourcentage de visites de classes, c'est-à-dire un public captif). Nous investissons beaucoup (argent, temps de recherche et de travail, réunion, scénographie à l'occasion). Le rapport qualité/prix (même si la notion appliquée brutalement peut être contestée) est dérisoire. Force est de constater que la médiathèque ne crée guère l'événement, contrairement au musée. Il lui faudrait une progression exponentielle de ses moyens budgétaires, et l'acquisition d'un nouveau savoir-faire. Elle semble donc condamnée à des opérations moins prestigieuses. On peut se demander pourquoi notre public, que toutes nos statistiques disent de haut niveau, fréquente aussi peu nos expositions...

    Essai d'identification du public

    En 1990, un stagiaire ENSSIB avait mené, à Nantes, une étude intéressante, bien que fragmentaire à ses yeux. Sans en retenir les chiffres exacts on peut s'intéresser aux grandes masses qui vraisemblablement n'ont pas beaucoup changé.

    Sur une quarantaine de milliers d'usagers, 25 700 avaient moins de 25 ans, 13 300 entre 25 et 60 ans, 11 000 plus de 60 ans. On y apprend encore que 80 % des usagers ont au minimum le bac, 39 % sont inscrits à la discothèque, 30 % fréquentent une autre bibliothèque (45 % la BU, 12 % un CDI). La très forte proportion de scolaires et d'étudiants (68 %) pose la question tant du service public pour tous que de la politique de substitution aux carences de l'Éducation nationale. Rattraperons-nous l'Afrique en ce domaine (où les pourcentages de fréquentation scolaire montent aisément - mais c'est compréhensible - à 95 %, voire plus) ? Beaucoup parmi nous ont connu la circulaire interdisant aux BCP de faire des dépôts dans les écoles. En aurons-nous une nous demandant de faire une place au troisième âge ? Il existe, en bien des établissements, une possible contamination du service lecture publique par celui d'études ou de référence. Le public emprunte dans le premier et consulte dans l'autre. Faut-il une politique draconienne pour éviter la fusion des deux, et protéger le premier comme une espèce en voie de disparition ?

    Phénomène classique, un public chasse l'autre. La surreprésentation des jeunes (moins de 25 ans : 63,5 % ; moins de 35 ans : 82 %) écarte les personnes plus âgées d'un service qu'elles ne pensent pas pour elles. Dans la médiathèque, devenue pour l'essentiel une auxiliaire de l'école, la place des animations sera-t-elle à réétudier ? Ne ferons-nous bientôt que des expositions sur les écrivains du bac ?

    Cependant, le plébiscite dont la médiathèque de Nantes est l'objet empêche de la condamner ; elle répond manifestement à une nécessité. Alors, bien que ce soit une aberration économique, faudra-t-il créer une vraie bibliothèque publique en centre ville, dont le besoin apparaît à travers la très considérable demande de médias autres que le livre ? Sans préjugés élitistes au niveau de l'offre, elle cherchera moins à faire « monter on public qu'à l'éclairer en fonction de ses centres d'intérêt, tout en préservant son droit absolu au loisir. Peut-être plus de logiciels, de livres de recettes ou de voyages, de revues informatiques ou techniques - et moins de littérature ?

    Si on met en rapport les catégories fréquentant la médiathèque avec leur place dans la société, on trouve que les professions intellectuelles supérieures sont près de 15 fois plus importantes, les élèves et les étudiants 5 fois, les cadres supérieurs et les membres des professions libérales près de deux fois et demi les professions intermédiaires 2,2 fois-plus. À l'inverse, les commerçants, artisans et agriculteurs sont présents dans une proportion douze fois inférieure à la moyenne nationale, les ouvriers cinq fois. Les retraités et les employés bien que sous-représentés (2,6 fois moins pour les premiers, 1,8 pour les seconds) sont plus présents. Il apparaît évident, là encore, que la majorité des usagers a une activité en relation avec les études, et que les autres sont bel et bien exclus. La démocratisation de la culture que devaient autoriser ces grosses structures ne s'est pas réalisée. À côté des classes les plus favorisées, on ne trouve à la médiathèque, en hiver, que les clochards ! Et la cohabitation n'est pas aisée.

    On dit souvent qu'outre les emprunteurs existent « les lecteurs sur place ». C'est incontestable. Mais il faudrait affiner et admettre qu'à la médiathèque on prend rendez-vous, on tue le temps, on se met au chaud ou à l'abri, on drague, on vient travailler - dans un lieu qu'on aime - ses propres cours, on y séjourne pour voir du monde... Et tout cela varie en fonction des saisons ! Personne n'a fait le compte de ces lecteurs et les pourcentages qui circulent varient de 11 à 30 %. Nous ignorons sur quelles bases ils s'appuient.

    Les publics ne s'étudient et ne se comprennent que par les prestations qu'ils utilisent. Nos grandes médiathèques reçoivent - c'est une fatalité ! - un public ciblé scolaire/universitaire. La profession évolue puisqu'on ne peut plus aborder de la même manière la relation entre le personnel et le public. Jusqu'à une époque récente nous travaillions avec un personnel compétent en bibliographie. On pouvait se contenter de renvoyer le public vers les documents susceptibles de lui rendre service. Avec les médiathèques, la formulation de la demande change. L'usager exige non l'indication du lieu probable de la réponse, mais la réponse elle-même (ce qui peut être interprété comme une incapacité à comprendre nos classifications). Et nous voilà bientôt - à notre corps défendant - à faire de l'aide aux devoirs (et aux concours !). Les coûts de fonctionnement ne sont plus les mêmes. Ne doit-on pas d'abord savoir ce qu'en pensent nos élus ? Et, si cette évolution est acceptée (ce qui n'est pas impossible), étudier les moyens humains nécessaires pour y faire face ?

    On peut terminer sur une note d'espoir. Le public jeune d'aujourd'hui n'oubliera pas le chemin de la médiathèque... Les problèmes soulevés ici n'en seront bientôt plus ! Mais nous disions déjà cela il y a vingt-cinq ans lorsque, dans nos bibliothèques publiques qui n'étaient pas encore des médiathèques, nous avions les adultes et que nous nous battions pour avoir les jeunes. Aujourd'hui nous avons conquis ces derniers, quand ils font des études, mais nous avons exclu les premiers !

    1. Chiffres arrondis. retour au texte