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    De l'isolement au partenariat

    Par Maud Espérou

    Longtemps lesbibliothèques ont été des îles. Elles étaient de petites communautés qui réunissaient quelques lecteurs, un bibliothécaire assisté de deux ou trois adjoints, dans un hôtel particulier, un ancien couvent, rarement dans un bâtiment neuf, mais toujours identique à lui-même au fil des ans et à l'abri des regards étrangers. Les tables, les chaises et les rayonnages une fois installés, semblaient, là, immuables, pour une très longue durée. Les livres entraient grâce à des dons ; une politique volontaire d'enrichissement des collections était inexistante. Les besoins étaient rares ; hormis les marchands de registres, de plumes et d'encre, on ne « fréquentait pas beaucoup les gens de l'extérieur ; tout se passait entre soi, même le ménage de la bibliothèque était assuré par un aide-bibliothécaire ou par le concierge qui servait d'homme à tout faire. Parfois, un chat se glissait dans les magasins : il était un auxiliaire idéal pour pourchasser les souris. La bibliothèque vivait en autarcie : l'idée d'avoir des partenaires n'aurait pas paru concevable ; on aurait parlé de folie.

    Le partenariat, terme et concept dont nous usons volontiers aujourd'hui, n'est pourtant pas une pratique nouvelle. Sans en faire l'historique, il faut pourtant rappeler que dès 1887, une décision ministérielle accordait aux bibliothèques universitaires la franchise postale pour le prêt inter. La Poste devenait ainsi le premier partenaire officiel des bibliothèques. Ce partenariat, exemplaire, qui a bien fonctionné pendant plus d'un siècle, a cessé malheureusement depuis peu.

    Le livre

    Nos premiers interlocuteurs ou associés, dans le temps comme dans l'importance que nous leur accordons, se situent autour du livre et de l'imprimé. Peu de bibliothèques peuvent faire entrer des nouveautés et enrichir leurs collections en se contentant d'envoyer des bons de commandes à des libraires « fantômes ". Au fil des ans, avec les contraintes financières qui pèsent sur le choix des titres, les liens se resserrent obligatoirement avec nos fournisseurs. Un libraire intelligent nous propose parfois une sélection d'ouvrages et nous permet ainsi de choisir, en toute liberté, livre en main, le bon texte et d'éliminer l'anecdotique et l'inutile. Ils sont toujours précieux quand, grâce à des commandes permanentes, ils nous servent automatiquement le volume d'une suite qui nous aurait échappé lors du dépouillement des catalogues. Les bonnes relations que nous entretenons avec eux peuvent nous éviter des fâcheuses mésaventures, comme celle que nous relate Jean-Claude Kuperminc.

    J'ai connu une libraire spécialisée dans les sciences sociales dont la clientèle n'était pas faite uniquement de particuliers. Ses compétences lui valaient une réputation auprès des petites maisons d'édition et des bibliothèques parisiennes et provinciales ; on pouvait trouver chez elle "l'introuvable », paru confidentiellement, en un petit nombre d'exemplaires et lui faire confiance quand elle signalait l'oeuvre d'un inconnu. Les collègues étrangers, aussi, ne s'y trompaient pas ; ils étaient ses fidèles clients. Sa modestie l'a empêchée de nous apporter son témoignage.

    La littérature étrangère, si indispensable à nos bibliothèques d'étude et de recherche, est très peu visible à Paris. Nous devons avoir des correspondants sûrs et fiables à Londres, Francfort, Rome, New York ; les publications académiques américaines posent tout particulièrement des problèmes ; elles sont décentralisées, publiées à petit tirage et vite épuisées. L'avantage des contacts directs avec des correspondants anglais, américains ou allemands, grossistes, commissionnaires ou libraires, permet, comme pour l'édition nationale, le suivi des collections, suites et séries diverses. Blackwell, à Oxford, assure un service bibliographique en envoyant régulièrement, plus d'une fois par mois, des fiches descriptives aux bibliothèques qui le désirent.

    Nous aurions voulu donner aussi la parole à un partenaire privilégié de certaines bibliothèques : les libraires d'anciens. Les richesses que leurs connaissances bibliographiques et du marché de l'occasion, ont permis de réunir, ne sont pas uniquement destinées à des bibliophiles ; elles nous permettent de compléter nos collections quand les éditeurs commerciaux hésitent à publier des livres, parfois anciens, parfois plus récents, qui seraient, leur semble-t-il, de peu de profit et réservés à un public limité de chercheurs et d'amateurs éclairés. Pour de nouvelles bibliothèques qui se créent, ils sont indispensables dans la constitution de fonds spécialisé de qualité.

    Dans cette chaîne qui va du manuscrit au livre publié, l'éditeur est un partenaire, parfois contesté. Une collaboration délicate peut s'instaurer entre eux et nous. Dans le litige que nous connaissons aujourd'hui avec eux sur le problème de la photocopie et celui des droits de prêt, nous devons avoir un dialogue constructif et trouver un terrain d'entente, afin qu'aucune des deux parties ne se sentent pénalisées : nous sommes liés par les mêmes devoirs pour la défense de l'écrit ; nos activités sont complémentaires. Nous n'avons pas réouvert volontairement de dossier dans ce numéro, car il demande encore une réflexion qui va au-delà d'un simple article.

    Des réussites ponctuelles dans ce partenariat avec les éditeurs existent toutefois. Rappelons les Belles Oubliées », qui a été le résultat d'une collaboration entre l'association et Actes Sud, durant trois ans. Plus ancien, et plus important a été le travail en association avec quelques maisons privilégiées comme Edhis en France, Slatkine reprints en Suisse, etc., qui ont permis de faire renaître des textes fondamentaux, des dictionnaires et des périodiques conservés, dans un état précaire, dans quelques grands établissements seulement.

    Les bibliothèques installées ces dernières décennies ont pu ainsi enrichir leurs collections et éviter à leurs lecteurs le recours systématique à la Bibliothèque nationale. Jean Prinet, ancien chef du département des périodiques, poursuivait le même objectif, permettre la communication de journaux fragilisés par le temps ; la BN, grâce à son initiative, devenait cofondateur de l'association pour la conservation et la reproduction photographique de la presse (ACRPP). Ce partenariat exemplaire qui rend disponible plus de 5 000 titres de périodiques nous est exposé par Else Delaunay.

    Les répertoires, les catalogues, les bibliographies qui sont mis en oeuvre dans les bibliothèques, grâce à leurs fonds propres et grâce au travail de leur personnel sont édités à la Documentation française, par des presses universitaires, par le CNRS. Depuis 1955, la Bibliographie annuelle de l'Histoire de France est l'ouvrage de référence le plus utilisé des historiens : ils en sont redevables à cet accord entre BN et CNRS relaté par Colette Albert-Samuel.

    Les murs

    Le bibliothécaire ne gère pas que des collections, il doit être aussi l'intendant de ses murs et de son mobilier : chauffagiste, électricien, plombier, peintre, menuisier, tous les corps de métier du bâtiment sont convoqués. L'hygrométrie à surveiller, la moquette à dépoussiérer, les meubles à cirer, les huisseries à revoir, les corbeilles à vider quotidiennement sont là des tâches bien ingrates qui font apparemment oublier les grandes missions. Quand la bibliothèque est de surcroît inscrite à l'Inventaire, les problèmes se multiplient. Jean-Pierre Roze, depuis quelques années, à Sainte-Geneviève, dialogue efficacement avec tous ces artisans : il nous communique son expérience.

    Il faut aussi faire parler les murs. Un « gentil petit panneau ne peut suffire à guider le lecteur dans sa course au trésor. La lampe merveilleuse d'Aladin doit être à la disposition de chaque nouvel arrivant. Plus la bibliothèque est importante, plus les offres sont multiples, plus les fonctions sont diverses, plus la demande de signalisation s'impose. Esthétique et efficacité ne s'opposent pas : elles se conjuguent au profit de l'utilisateur et du bibliothécaire. D'anciens établissements ont perdu leur grisaille grâce à tout un ensemble de plots, de flèches, d'images, de graphismes lumineux. À la BNF un grand travail a été accompli avec le cabinet Widmer en coordination avec les conservateurs responsables.

    Entre l'époque où tout bâtiment, prestigieux ou non, pouvait servir de bibliothèque et aujourd'hui, des mètres carrés de surface ont été bâtis. Nous apprenons et nous enseignons dans nos écoles quelques éléments pour une bonne architecture des bibliothèques. Les rencontres avec les architectes ont parfois été fructueuses ; mais sommes-nous sûrs qu'une collaboration équitable se soit toujours installée entre nous ? Dans cet échange, sommes-nous certains d'avoir toujours été entendus ? Les architectes n'imposent-ils pas une vision de la lecture et de ses pratiques plus chimérique que réelle ? Rappelons-nous cette bibliothèque de Cam-bridge, d'une conception délibérément nouvelle qui, à peine ouverte, dut fermer ses portes et, n'a pu ouvrir qu'après des réaménagements, ou cette autre, dans un CHU, pour laquelle on dut reformater tous les rayonnages et les tablettes, conçus hors norme. Il serait malsain de passer sous silence ces réserves.

    Les techniques nouvelles

    Notre formation universitaire et professionnelle ne nous prépare pas à toutes les avancées de la recherche scientifique et technique qui sont entrées dans les bibliothèques. Depuis plus de dix ans, des stages d'informatique, pour les plus anciens, et des cours, pour les nouveaux arrivés dans la profession, nous familiarisent avec des pratiques indispensables mais différentes de tout ce qui avait été l'usage auparavant. Cette mutation, fondée sur des savoirs théoriques, n'est pas automatique, d'autant que les applications sont en perpétuelle évolution. Les bibliothécaires, accaparés dans la gestion quotidienne de leur bibliothèque, ne peuvent suivre, au jour le jour, ces évolutions et mesurer avec pertinence le bien-fondé de toutes les nouveautés informatiques. Il sera nécessaire alors de faire appel à un cabinet de consultants qui sera un guide dans la rédaction d'un cahier des charges et évitera, par ses conseils, des projets mal adaptés à l'établissement. Le consultant, souvent lui-même ancien bibliothécaire, est au fait de tous les systèmes disponibles sur le marché ; il éclairera le bibliothécaire sur les avantages et inconvénients de chacun d'eux et lui permettra de choisir en fonction de ses besoins propres.

    Il existe aussi des collaborations directes avec les informaticiens. Gérer le catalogue d'une très grande bibliothèque ou le catalogue collectif d'un grand nombre de bibliothèques nécessite une entente parfaite avec ceux-ci. Les paramètres de saisie, d'accessibilité sont particulièrement exigeants quand la base compte plus d'une centaine de milliers de notices, dans des langues diverses. Nous sommes confrontés à des situations où le partenariat est indispensable. Nous regrettons de ne pouvoir présenter le témoignage d'un professionnel des bibliothèques qui nous avait promis un texte que nous avons attendu en vain. Seul l'article de Serge Salomon attestera de cette collaboration obligatoire.

    Application plus récente de l'informatique, la numérisation des documents devient aujourd'hui une pratique courante dans les bibliothèques. La numérisation peut avoir plusieurs finalités : avoir un but uniquement de sauvegarder les manuscrits, les livres et images précieux, tout comme le font les microfiches. Par ailleurs, sa grande flexibilité autorise des lectures nouvelles, des redécouvertes de textes anciens, des comparaisons fructueuses pour tous les philologues, exégètes et herméneuticiens. Quant aux cartes, estampes, photos, elles forment des collections virtuelles d'une grande efficacité dans la recherche sur un thème spécifique. Le choix du document appartient au bibliothécaire, la technique à l'informaticien. Tel est le propos de Claude Collard.

    Nous sommes habitués, à tort, à ne voir de progrès techniques pénétrer dans nos murs que sous forme d'ordinateurs, CD-ROM, etc. Les chimistes et les biologistes nous enseignent leurs savoirs propres pour la maintenance de nos collections. Les études faites sur les papiers, les encres, les colles ont apporté un progrès indéniable pour sauver d'un état précaire des millions de feuillets brûlés par le temps et prévoir, pour l'avenir, des matériaux inertes. Toutes les bibliothèques n'auront pas nécessairement besoin un jour de laboratoires d'analyse pharmaceutiques, de centres de désinfection pour se protéger des champignons et parasites de tout genre. Dans les grandes institutions, des partenaires multiples et divers, comme nous l'explique Christian Peligry, sont indispensables pour la sauvegarde des collections.

    Les marges

    Les comédiens entrent à la bibliothèque. Le texte, inconnu, difficile, est apprivoisé à travers la voix qui sait dire. Depuis quelques années, la BM de Saint-Denis et le théâtre Gérard Philipe travaillent ensemble pour une meilleure connaissance de la littérature. Cette année, autour des pièces présentées, dans ce théâtre, les comédiens associés firent des lectures, à la bibliothèque, les samedis matin, autour de textes de et sur Thomas Mann ainsi que sur la tragédie, en relation avec le théâtre de Sénèque. Ce bel exemple où un projet culturel commun peut être développé, dans la liberté et l'identité de chacun des acteurs existe aussi à Corbeil-Essonnes avec le théâtre du Campagnol. Sa directrice, Évelyne Loew, s'exprime ici.

    Il n'est pas facile de conclure. Nos partenaires ont l'air de sortir d'un inventaire à la Prévert. Il en est de toutes sortes : du plus prestigieux, l'architecte, au plus modeste, le personnel d'entretien ; du plus institutionnel, le CNRS, au plus indépendant, le comédien ; du plus traditionnel, le libraire, au plus inattendu, le chimiste. Il aurait aussi fallu donner la parole à beaucoup d'autres corps de métier, à des photographes, des chauffeurs de bibliobus, aux fournisseurs de photocopieurs... Chaque bibliothécaire a une expérience personnelle de toutes ces collaborations et les confrontera avec celles qui sont présentées dans ce Bulletin; elles sont loin d'être automatiques et toujours idylliques. Comme dans toute autre profession, nous vivons au milieu d'un réseau de contingences et de nécessités qu'il nous faut assumer. Les bibliothèques sont bien entrées dans le siècle.