En me demandant de faire l'exposé introductif à cette journée d'étude, Madame Gascuel m'a plongé dans une grande perplexité. Je lisais en effet dans l'étude que Frank Gardner a publiée en 1972, que la France n'avait pas de législation sur les bibliothèques publiques. Je m'apprêtais donc à une intervention des plus courtes et des plus légères, lorsqu'il m'est apparu que cette déficience du législateur n'est nullement un obstacle à la création d'un service de lecture publique, quand les collectivités locales ont la volonté, le pouvoir et les moyens de prendre des initiatives dans ce domaine. Le problème n'est donc pas de recenser et d'analyser les textes législatifs et réglementaires qui concernent les bibliothèques publiques, mais de voir comment, à partir des textes, de ceux qui concernent les bibliothèques et aussi des textes de portée plus générale, les institutions de lecture publique étaient créées et développées, et comment les différentes collectivités intervenaient dans le processus. Les textes législatifs, au sens strict, sont peu nombreux. Il y en a deux : la loi du 20 juillet 1931 qui a réparti les bibliothèques municipales en trois catégories et étatisé le personnel scientifique de la première catégorie, c'est-à-dire des bibliothèques municipales classées, et l'ordonnance du 2 novembre 1945 qui a créé les B.C.P.
La loi de 1931 a subi l'érosion du temps. Elle a été conçue avant 1914, à une époque où les directeurs des vieilles bibliothèques municipales étaient essentiellement perçus comme des gardiens du patrimoine. Beaucoup d'entre eux ne se considéraient pas même comme les chefs d'un service municipal, et encore moins comme des éducateurs et des documentalistes chargés d'exploiter un capital bibliographique, littéraire et artistique au bénéfice d'une collectivité locale. Nous savons ce qu'il est advenu de cette image du bibliothécaire municipal dans la société de consommation culturelle de masse qui est la nôtre, et il n'est pas utile de s'appesantir sur l'obsolescence du texte. Sur un plan fonctionnel la répartition des bibliothèques municipales en trois catégories ne correspond plus à rien. L'étatisation du personnel scientifique est certes demeurée. Mais le fait n'a guère d'importance du point de vue qui nous intéresse ici : nous savons en effet que les progrès de la formation professionnelle font que le personnel de l'Etat n'a ni plus ni moins de compétence en matière de lecture publique que les bibliothécaires municipaux titulaires du D.S.B. ou du C.A.F.B.
Le second texte est des plus lapidaires. L'article 1 dit seulement : « Dans la limite des crédits inscrits au budget annuel du ministère de l'Education nationale, le ministre désigne par arrêté les départements dans lesquels est créée une bibliothèque centrale de prêt ». Les autres articles de l'ordonnance concernent le siège de la bibliothèque et son personnel, matières qui relèveraient aujourd'hui du domaine réglementaire et non du législatif, et ils sont largement contredits parles situations réelles.
Ces deux textes fondamentaux n'ont rien de contraignant. Ils permettent toutes les initiatives, et il convient d'examiner les mécanismes réglementaires qui se sont greffés sur eux et qui ont permis l'essor de la lecture publique. Le préambule de l'ordonnance du 2 novembre 1945 énonce un principe bibliothéconomique fondamental : « l'entretien d'une bibliothèque publique dépasse les possibilités de la plupart des petites communes, notamment de celles dont la population municipale est inférieure à 15 000 habitants. Il est nécessaire que l'Etat vienne en aide à ces communes ». L'application de ce principe va donc déterminer des modalités d'action administrative différentes selon que la commune se trouve d'un côté ou de l'autre de cette limite démographique, qui a été portée à 20 000 habitants par une circulaire de février 1968.
A la politique d'encouragement par le moyen de subventions et de dons de livres qu'il avait pratiquée jusqu'alors à l'égard des bibliothèques municipales et des bibliothèques populaires, l'Etat a donc substitué en 1945 l'intervention directe en créant une institution nouvelle, la B.C.P. Le choix du département comme circonscription d'action mettait en cause deux personnes administratives, l'Etat et le département, dont les interventions peuvent encore être appuyées aujourd'hui par celle de la région. L'action de la B.C.P. s'exerce par ailleurs dans le cadre et en faveur des communes. L'implantation de ce service extérieur du ministère de la Culture ne peut donc être imposée unilatéralement. Elle est conditionnée par le consensus des collectivités intéressées. La décision de créer une B.C.P. dans un département répond en effet le plus souvent à une demande du préfet ou des élus. A contrario, une opinion départementale hostile à l'intervention de l'Etat dans la lecture publique pourrait empêcher l'implantation d'une B.C.P. dans un département. C'est ainsi que l'on peut expliquer la persistance de certaines taches blanches sur la carte des B.C.P. La création est subordonnée à une délibération en forme du Conseil général, délibération qui entraîne une charge financière pour le département : attribution à la B.C.P. d'une subvention annuelle de fonctionnement, achat d'un terrain qui sera cédé gratuitement à l'Etat pour la construction de la bibliothèque. Lors de cette construction, le département et la région interviendront encore en participant au financement sous la forme de fonds de concours.
La nature et la qualité des relations qui existent entre les B.C.P. et les communes varient sensiblement d'un dépôt à l'autre. La réglementation n'est pas intervenue dans un domaine qui relève davantage de la pratique bibliothéconomique, où le directeur et son équipe demeurent maîtres de leurs initiatives, que de la pratique administrative. Aussi est-il particulièrement intéressant de relever dans l'instruction du directeur du livre en date du 17 juillet 1978 un certain nombre d'éléments qui apparaissent comme un premier pas vers la normalisation de ces relations et, peut-être, comme l'amorce d'une réglementation en gestation :
Dans les petites villes, les B.C.P. s'appuient volontiers sur les bibliothèques municipales, parce que celles-ci leur offrent déjà les conditions favorables que l'instruction du 17 juillet 1978 souhaite voir développer. L'institution des B.C.P. en 1945 n'a en effet nullement porté atteinte au droit des communes de moins de 20 000 habitants de créer leurs propres services de lecture publique. En 1975, les B.C.P. ont desservi 475 bibliothèques municipales. La dernière statistique des bibliothèques municipales en recense 685 dans des communes de moins de 20 000 habitants, et 259 d'entre elles sont dans des communes de moins de 5 000 habitants. La brochure publiée en décembre 1978 par le service des bibliothèques publiques sur les équipements municipaux souligne l'intérêt des petites villes pour la lecture publique : 48 villes de moins de 20 000 habitants ont mis de nouveaux équipements en service depuis 1960, et 6 autres ont des projets de bibliothèques centrales déjà subventionnés. Ces communes ont la possibilité de jouer sur deux tableaux : utiliser les services de la B.C.P. (dépôt, conseil technique, animation) et demander les aides normalement accordées aux bibliothèques municipales par le ministère de la Culture. Dans cette situation, la B.C.P. a un rôle privilégié: elle conseillera les maires et les bibliothécaires dans leurs projets, et elle fonctionnera comme un relais de l'administration centrale en fournissant à l'inspection générale et au service des bibliothèques publiques les informations qui permettront à celui-ci de moduler l'aide financière de l'Etat. A cet égard, les communes de moins de 20 000 habitants se trouvent dans la même situation que les villes plus importantes.
La bibliothèque ne figure pas dans la liste des dépenses obligatoires pour les communes. Au-dessus de 20 000 habitants, l'Etat n'a plus la possibilité d'intervenir directement. Seule la municipalité peut prendre l'initiative de créer et d'entretenir un service de lecture publique. Elle peut le faire de trois manières au moins :
Dans les deux derniers cas, la commune fournit un local, verse une subvention, délègue des conseillers municipaux dans les comités des associations ou met au point des procédures pour contrôler l'emploi de la subvention. Mais l'organisation du service et le personnel échappent entièrement à la réglementation administrative.
Si la municipalité opte pour la première solution, elle s'installe dans un système de dispositions réglementaires plus ou moins contraignantes, dont elle peut utiliser à son gré toutes les possibilités et tous les avantages, mais qu'elle ne peut modifier. Ce système est en effet élaboré par l'autorité de tutelle. Il fait intervenir un jeu complexe de relations entre la commune et le ministère de la Culture et ses représentants, direction régionale des affaires culturelles, préfecture et inspection générale. Ces dispositions réglementaires concernent :
Elle est assurée en théorie par le Comité consultatif, institué par un décret de 1961, qui associe les différentes catégories d'usagers à l'élaboration d'une politique locale de la lecture publique. Les comités ne peuvent être crées que dans les bibliothèques d'une certaine importance figurant sur une liste arrêtée en décembre 1961. Mais cette liste est révisable, et rien n'empêche un maire de constituer une commission municipale ou extra-municipale s'il le juge utile.
Il est assuré par l'envoi d'un rapport annuel d'activité à la direction du Livre. Imposé par un décret du 1er juillet 1897, ce rapport a été normalisé et il est utilisé surtout à des fins statistiques. Le contrôle de l'Etat s'exerce surtout par le canal de l'inspection générale qui a reçu par le décret du 1er juillet 1947 mission de visiter l'ensemble des bibliothèques municipales françaises. Les inspecteurs généraux sont particulièrement sensibilisés aux problèmes des collections, surtout celles des bibliothèques créées au dix-neuvième siècle qui comprennent une part plus ou moins importante de documents appartenant au domaine public de l'Etat. Ils doivent nécessairement être consultés avant toute décision relative au prêt des documents précieux, aux échanges et aux éliminations.
Ici l'initiative municipale est étroitement encadrée par le statut général du personnel communal, qui est maintenant intégré au code des communes, et elle est rigoureusement contrôlée par l'autorité de tutelle. La section des bibliothèques publiques de l'A.B.F. a organisé en octobre 1976 des journées d'étude où les problèmes du personnel municipal des bibliothèques ont été longuement débattus. Il suffira aujourd'hui de rappeler le fonctionnement d'un mécanisme réglementaire qui n'est pas particulier aux bibliothèques, mais qui joue pour l'ensemble du personnel communal. Le ministère de l'Intérieur prend des arrêtés d'application du code dans lesquels il donne la nomenclature et le classement indiciaire des emplois qui peuvent être créés par les communes. Modulée selon l'importance des communes, cette nomenclature n'a qu'un caractère indicatif. Cela signifie qu'une commune qui a une bibliothèque publique peut créer toute la hiérarchie des emplois spécifiques figurant dans la nomenclature, ou n'en créer qu'une partie, ou n'en pas créer du tout et confier le service à des agents administratifs, des contractuels ou des vacataires. Il n'est pas rare de voir la bibliothèque d'une petite ville placée sous la direction d'un sous-bibliothécaire ou d'un rédacteur parce que la commune a jugé la charge budgétaire d'un emploi de bibliothécaire trop lourde. Dans ce mécanisme l'intervention de l'Etat a des aspects multiples : nomination et traitement du personnel scientifique des bibliothèques municipales classées et des bibliothèques des villes nouvelles, transformation des emplois de bibliothécaires municipaux de deuxième catégorie en emplois de première catégorie, formation des bibliothécaires et des sous-bibliothécaires municipaux par l'E.N.S.B. et par ses centres agréés. Cette formation a pris une forme contractuelle à l'égard de la ville de Paris, qui a chargé l'Ecole de former les conservateurs de ses bibliothèques.
Jusqu'en 1968, les interventions de l'Etat s'inscrivaient nettement dans la tradition érudite et conservatoire des bibliothèques municipales : concessions d'ouvrages, subventions pour des achats exceptionnels ou pour la restauration d'ouvrages précieux. Les communes bénéficient maintenant de subventions en espèces qui, à partir d'un certain seuil, sont proportionnelles à la dépense municipale moyenne par habitant. Elles bénéficient aussi de crédits ministériels d'achat de livres lorsqu'elles mettent de nouveaux équipements en service. Evaluée au niveau national, l'aide au fonctionnement s'est stabilisée autour de 5,5 % de 1969 à 1975. A ces subventions et à ces crédits alloués par la direction du livre, il convient d'ajouter depuis 1976 les subventions du Centre national des lettres qui ont leur source dans l'institution de la taxe sur la reprographie.
Elle se manifeste sous un aspect technique et sous un aspect financier Ces deux aspects sont logiquement liés, puisque le ministère de la Culture ne saurait, sans se i éjuger, subventionner des projets qui ne seraient pas conformes à la conception du rôle de la bit liothèque municipale que la direction du Livre s'efforce de promouvoir. La conception et l'étude des projets sont orientées par des documents techniques et normatifs publiés par le service des bibliothèques publiques; leur mise au point est faite par les responsables municipaux en liaison étroite avec l'inspection générale et le service. Les opérations peuvent être subventionnées jusqu'à 50 %. Elles concernent la construction, l'aménagement et l'équipement de bâtiments neufs, l'acquisition, l'aménagement et l'équipement de bâtiments anciens, l'acquisition et l'aménagement de bibliobus. Comme pour les B.C.P., la participation des départements et des régions peut être sollicitée par les communes pour la construction et l'équipement de bibliothèques municipales.
Tout ce qui vient d'être dit situe le service de lecture publique dans le cadre communal. Nous savons que ce cadre n'est pas le mieux adapté aux conditions de la vie d'aujourd'hui et que les services collectifs, les services culturels surtout, s'en accommodent mal. La législation et la réglementation spécifique des bibliothèques sont muettes à ce sujet, mais l'action municipale dans ce domaine ne peut ignorer l'ordonnance du 5 janvier 1959 qui a créé les SIVOM (syndicats intercommunaux à vocation multiple) et les districts urbains, ni la loi du 31 décembre 1966 sur les communautés urbaines. La coopération intercommunale est tout à fait souhaitable en matière de lecture publique, et plusieurs réalisations ont utilisé ce support juridique : Moulins et Saumur (centrales), Brest (bibliobus et succursale), Cholet (bibliobus). C'est la seule formule possible pour les services de lecture publique des villes nouvelles.
Ce tableau sommaire de la législation des bibliothèques ne saurait valablement ignorer les réalisations faites hors du secteur public. Deux textes fondamentaux favorisent la libre initiative dans le domaine de la lecture publique : la loi du 1er juillet 1901 sur les associations, l'ordonnance du 22 février 1945 sur les comités d'entreprise.
J'ai déjà évoqué le rôle des associations à propos des B.C.P., dont les sociétés d'amis développent une activité complémentaire de celle de l'Etat, et à propos des communes où elles peuvent être le substitut du service municipal. Mais l'activité des associations ne se limite pas à ces seconds rôles. Elles sont aussi maîtres d'oeuvre et peuvent prendre l'initiative. Il suffit de citer la Ligue de l'enseignement, qui a relayé l'action de l'Etat pour la couverture du pays par des B.C.P. au cours des années cinquante, et celui des Bibliothèques Pour Tous, qui assurent des services de lecture dans de très nombreuses villes où elles se substituent parfois à l'action municipale, pour apprécier l'importance de la vie associative dans la lecture publique.
Les bibliothèques d'entreprise ne sont pas une nouveauté. Elles sont aussi anciennes que les bibliothèques populaires, mais elles ont été jusqu'en 1945 essentiellement des créations patronales, encore qu'on ait vu apparaître entre les deux guerres les formes d'une gestion mixte assurée à la fois par le chef d'entreprise et par son personnel. La création des comités d'entreprise, obligatoire dans les entreprises employant plus de cinquante salariés, ont donné aux bibliothèques un développement notable. Chargés des services sociaux de l'entreprise, les comités se sont occupés de l'organisation des loisirs sous toutes leurs formes. La lecture s'inscrit naturellement dans cette organisation, mais il en va des bibliothèques d'entreprise comme des bibliothèques municipales : leur situation est très variable et dépend essentiellement de l'intérêt que les membres du comité attachent à la lecture.
Voici donc, tracé à grands traits, le cadre institutionnel et administratif de la lecture publique française. Celle-ci s'inscrit dans un ensemble législatif et réglementaire qui détermine les relations entre les différentes personnes morales, Etat, collectivités locales, établissements publics, associations, qui peuvent en être les promoteurs, les artisans ou les auxiliaires. Leur coopération, la convergence des forces et des moyens ont créé, dans un certain nombre de villes et de départements, les conditions qui ont permis la réalisation de services de lecture publique exemplaires, efficaces, tout à fait satisfaisants pour les usagers. Mais nous savons aussi que le droite la lecture solennellement affirmé comme un « droit absolu » lors des journées d'étude des B.C.P. de décembre 1953, demeurera un droit théorique pour beaucoup de Français, aussi longtemps qu'un service national de lecture publique ne leur permettra pas d'avoir réellement accès à tous les livres utiles. Dans cette perspective beaucoup des textes que j'ai cités au cours de l'exposé sont insuffisants et lacunaires, inadaptés aux besoins de notre époque. Au moment où l'on parle de redéfinir les rapports de l'Etat et des collectivités locales et de légiférer en matière de lecture publique, la journée de réflexion à laquelle la section des bibliothèques publiques nous a conviés, ne pouvait mieux venir, à condition toutefois que nous sachions l'utiliser à une réflexion prospective réaliste, que nous résistions aux tentations de l'utopie, du bibliocentrisme et du corporatisme, et que nous gardions bien présente à l'esprit la réalité contraignante de textes fondamentaux et d'institutions vivantes que les réformes projetées devront nécessairement respecter et préserver.