Index des revues

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    Par Jean Claude Utard
    Martine Poulain, dir

    Lire en France aujourd'hui

    Paris, Ed. du Cercle de la Librairie, 1993 (Collection Bibliothèques). ISBN: 2 7654 0522 0-Prix : 180 F.

    Cinq ans après un premier bilan des recherches en sociologie de la lecture (1) , ce livre vient témoigner de la richesse des études françaises récentes sur ce sujet, de la pluralité des questions posées, et bien évidemment de la diversité mais aussi de la complexité de l'objet abordé.

    Schématiquement, deux types de recherche et de contributions se retrouvent. Les uns, que nous examinerons en premier, sont plus liés à des interrogations sociales, à des débats et enjeux sociaux et politiques, alors que les seconds sont plus dépendants du mouvement même de la recherche, des rencontres et interrogations inter-disciplinaires, et prouvent d'abord que la lecture est bien un phénomène social digne d'études et susceptible d'intéresser historiens ou sociologues, littéraires ou ethnologues...

    La lecture et la sociologie de la lecture sont en effet au coeur de nombreuses discussions, voire de nombreux procès, qui portent aussi bien sur ce que l'on considère être la culture, et partant sur ce qui doit être appris dans le cadre scolaire, que sur les résultats et fréquentations des bibliothèques... Et pendant longtemps les sociologues ont refusé, preuves à l'appui, les discours alarmistes qui ne voyaient, ou plutôt n'imaginaient, depuis les années soixante, que le déclin de la lecture. Malheureusement, ce discours raisonné et unanime des sociologues, s'est vu remis en cause depuis le tout début des années 90 : pour la première fois, des enquêtes et études ont révélé un véritable renversement de tendance. Des évolutions négatives sont apparues : baisse de la lecture et augmentation des non-lecteurs dans certaines catégories socio-professionnelles ou certaines tranches d'âge, par exemple.

    Sur ces questions reviennent divers auteurs présents dans ce recueil : François de Singly reprend et résume ses travaux et les diverses autres enquêtes sur la lecture des jeunes, Jean Marie Besse s'interroge sur les marques mais aussi sur les représentations de l'illettrisme, Martine Poulain fait le point sur ce que l'on sait des publics des bibliothèques.

    Cependant, même si chaque auteur nous redonne un minimum de faits, de chiffres, de preuves, et surtout nous signale les enquêtes existantes sur son sujet (profitons en pour mentionner la très utile bibliographie sélective qui termine cet ouvrage) l'originalité de ces articles, et de ce livre en général, vient plutôt des questionnements que l'on y trouve. Il n'était pas utile en effet de répéter seulement ce que d'autres ouvrages et d'autres enquêtes brutes, celle par exemple des Pratiques culturelles des Français en 1989, nous avaient déjà apporté. Chaque auteur a donc à coeur d'interroger, de mettre en doute les résultats connus : J.M. Besse, avec quelque provocation, parle des "savoirs" des illettrés, et nous fait observer qu'il existe plusieurs formes d'illettrisme, que cette notion est relative et "qu'elle reçoit ses définitions d'une société incertaine d'elle-même". De même M. Poulain termine son article par quelques interrogations prospectives sur la bibliothèque électronique.

    Ces réflexions et doutes mis en avant dans ces contributions un peu classiques, classiques parce qu'induites par des débats qui font partie de la vie du citoyen et encore plus du vécu des bibliothécaires, rejoignent ici la partie plus novatrice de l'ouvrage, celle qui provient des avancées de la recherche, et qui est moins en coincidence immédiate avec les inquiétudes sociales actuelles. Cette seconde partie du livre, en fait la principale par le nombre d'articles et de pages, ouvre la sociologie de la lecture à des réalités plus subtiles et à des interrogations en provenance d'horizons très différents.

    Ainsi Roger Chartier essaie de construire deux modèles de compréhension pour rendre compte des textes, des livres et des lectures : un premier qui voit s'agencer deux catégories, la discipline et l'invention, à manier en couple et non comme deux catégories antinomiques, et un second qui marie distinction et divulgation, notions qui, elles aussi, entrent dans un jeu de relations accouplées. La lecture est donc à la fois ce que l'on recrée et ce que l'on hérite, ce qui nous distingue, comme ce qui nous regroupe.

    Michel Peroni nous présente une intéressante étude des définitions même de la lecture, définitions qui semblent toujours osciller entre la pratique culturelle (et donc un modèle sociologique classique employant pour sa connaissance statistiques et questionnaires) et activité de réception (où s'engouffrent littéraires et philosophes qui parlent de l'action même de la lecture, de cette expérience unique de "déterritorialisation" que nous offrent les textes de fiction), et il nous démontre qu'il n'y a aucune solution de continuité entre ces catégories sociologiques de la lecture...

    Jean-Pierre Albert nous soumet quelques approches anthropologiques de l'écriture ordinaire, prolongement évident, quoique peu abordé, de la lecture ordinaire... Bien évidemment nous nous interrogeons d'abord sur cet ordinaire : qu'est-ce que ce "quotidien de l'écriture" et existe-t-il des modalités de l'écriture domestique ? Chemin faisant nous rencontrons le "moi des jeunes filles", où écriture et identité se rejoignent dans la tenue d'un "cher cahier", mais également, chose plus surprenante, nous retrouvons évoqués les liens non encre dénoués qui unissent religion et écriture...

    A travers ces trois études comme à travers celles que je ne puis citer, on imagine fort bien toutes les discussions qui peuvent éclore... Et tous les désaccords que l'on peut supposer. C'est tout le mérite de cet ouvrage : ne point avancer de certitudes, mais au contraire accompagner débats et recherches sur un objet qui est à la fois distraction et épreuve, acculturation et information et qui est toujours bien plus que ce que l'on en dit ou ce que l'on en définit.

    1. Pour une sociologie de la lecture, lectures et lecteurs dans la France contemporaine - sous la dir. de M. Poulain. - Ed. Le Cercle de la Librairie, 1988. retour au texte