Curieux livre que nous offre Bruno de la Salle : est-ce un recueil de contes, une anthologie de plus ? Est-ce un ouvrage docte et théorique ? On peut se poser la question puisque réflexions et récits s'imbriquent étroitement, au début à égalité, puis avec dominante des histoires. Construction qui rappelle le beau livre de Heinrich Zimmer, Le Roi et le cadavre, mais en plus souple.
Il existe de très nombreux livres sur le conte : analyses psychanalytiques, sociologiques, ethnologiques... Mais nous avons peu de choses sur les conteurs eux-mêmes, en particulier ceux d'autrefois. Au mieux, plus récemment, un ethnologue les aura observés, aura analysé leur répertoire, les aura interrogés (cf. le très beau livre de Véronika Gôrôg-Karady, Contes d'un tzigane hongrois : fanas Berki raconte... ou la collecte de Germain Lemieux et son équipe dans l'On-tario Les Vieux m'ont conté). Mais c'est sans doute la première fois que quelqu'un livre, à la première personne, ses réflexions sur sa propre pratique de conteur, sur ses relations avec les histoires, le répertoire.
Tous ceux qui s'intéressent au renouveau du conte en France connaissent Bruno de la Salle : il est l'un des premiers, dans les années soixante-dix, à avoir renoué avec cet art très particulier qui est celui du conteur, alors que lui-même n'était pas de tradition orale.
Il raconta d'abord ses propres rêves, puis une histoire de naissance et, assez vite, inventa une version du Petit Chaperon Rouge contemporaine, inquiétante, énigmatique à souhait. Petit à petit, il s'intéressa vraiment au conte traditionnel et, tout spécialement, aux contes merveilleux et aux épopées.
Quand nous le vîmes « débarquer » à La Joie par les livres à Clamart, en 1971, avec son encombrant orgue de verre, ses manières désinvoltes et autoritaires, ses réflexions moqueuses ou critiques à propos de notre travail, de notre manière de pratiquer l'Heure du conte, nous fûmes bousculées, amusées, souvent irritées, parfois enthousiasmées et finalement, nous en fûmes stimulées et l'on peut dire que, directement ou indirectement, il est à l'origine de ce que La Joie par les livres put faire en ce domaine.
Qu'est-ce qui le poussait donc ainsi à aller raconter partout où il pouvait, toujours prêt à écouter et surtout à inciter d'autres à raconter à leur tour ? Cette formidable passion pour une discipline dont nous ne savions pas grand-chose et qu'il s'efforçait de nous faire partager avec générosité.
Ce livre est le résultat de presque trente ans de chemin et, à la manière d'un artisan, non sans humilité souvent, le conteur fait ici une sorte de point sur son métier, ses découvertes, ses difficultés, son amour de la parole et des récits, sa crainte de ne pas être à la hauteur pour les transmettre. Il avance tout doucement dans sa réflexion en nous racontant, entre deux remarques, des histoires (avoir un répertoire suffisamment riche pour pouvoir trouver le récit adéquat à toute circonstance, voilà l'un des rêves de tout conteur). Et à la manière de ces petits ruisseaux qui mènent aux fleuves, ces brefs récits de tout genre (sagesse, mensonges, devinettes, facétieux...) nous conduisent aux contes merveilleux, que d'aucuns pourraient trouver bien ordinaires, sans surprise, trop modestes, mais qui sont souvent en fait de véritables petites bombes.
Ce qui nous touche dans tout cela, c'est la sincérité et la modestie de celui qui écrit ainsi. C'est aussi, bien sûr, la variété, la beauté, la force des contes retranscrits par ses soins avec des rapprochements qui nous éclairent subtilement sur leur sens. Même si l'on n'est pas toujours d'accord avec certaines réécritures, on est toujours intéressé par le parti qui est pris dans le choix et le détournement des versions proposées. C'est là que le conteur se révèle le plus : dans la manière de construire sa version. Et, de ce point de vue, c'est un grand cadeau qui nous est fait dans ce livre. Ce qui nous touche enfin, personnellement, c'est que nous entendons tout au long de ces pages l'écho de voix à jamais disparues, d'inconnus ou d'amis si chers comme Mohamed Belhalfaoui ou Edouard Prigent. Sans cette mémoire, sans cette fidélité, rien n'est possible. Pour raconter, il faut avoir beaucoup écouté et garder toujours dans l'oreille la musique de ces voix entendues.
Ceux qui aiment les contes ou racontent déjà apprécieront en « connaisseurs ». Mais le livre pourra séduire aussi sans doute tous les autres par la souplesse de sa construction, le charme et la diversité de ces récits peu connus dans l'ensemble par le grand public. Et l'on peut espérer qu'il donnera matière à réflexion à tous ceux qui s'engagent quelque peu inconsidérément dans cette voie.
Quelques notes (attention aux nationalités d'Aame et Thompson !) et des références bibliographiques précieuses pour chacun des contes évoqués aideront les plus curieux à mieux comprendre comment un conteur peut travailler à partir de versions orales. Sans parler de la qualité de l'objet luimême : couverture, typographies, mise en pages, dont la qualité concourt au plaisir de lire.