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Histoire de la lecture dans le monde occidental

1997
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    Par Maud Espérou
    Guglielmo Cavallo
    Roger Chartier

    Histoire de la lecture dans le monde occidental

    Paris : Editions du Seuil, 1997. - 524 p. - ("L'Univers historique"). - Prix : 185 Frs.

    L'acte de lecture n'est pas intemporel ; le vice impuni » cher à une élite douillette et cultivée est un leurre au regard de l'historien des pratiques culturelles. Depuis deux ou trois décennies, des études ponctuelles se sont multipliées, particulièrement nombreuses et riches sur le XVIIIe siècle : colloques publiés, articles de revues, livres collectifs, monographies se sont intéressés à l'homme des Lumières, engagé dans « une révolution de la lecture-, selon l'expression de Reinhard Wittmann. Cette Histoire de la lecture dans le monde occidental, dont Guglielmo Cavallo et Roger Chartier sont les maîtres d'oeuvre, a le double mérite d'allier à un parcours chronologique et thématique érudit de la lecture pour toute l'Europe occci-dentale, une réflexion herméneutique sur l'acte de lecture.

    Comme nous le disent Guglielmo Cavallo et Roger Chartier dans leur introduction, « une histoire de la lecture ne doit pas se limiter à la seule généalogie de notre manière contemporaine de lire, en silence et par les yeux. Elle a également, et peut-être surtout, pour tâche de retrouver les gestes oubliés, les habitudes disparues Si on peut imaginer le lecteur érudit et lettré, à différentes époques, au travers de son journal, de ses correspondances, de ses écrits et de ses commentaires sur les livres lus, il n'est pas aisé d'entrevoir comment « les plus humbles s'appropriaient les textes qu'ils achetaient, empruntaient ou écoutaient Rejetant une conception abstraite et idéale des textes, les treize historiens, spécialistes des cultures occidentales, qui participent à cette Histoire, tentent de retrouver les lecteurs probables des siècles passés ; ils se sont attachés à les montrer, pour chacune des périodes et des aires géographiques étudiées, dans « des communautés d'interprétation et en face d'objets-livres précis « dont les conventions et les agencements portent et contraignent la construction du sens comme nous l'enseigne Roger Chartier.

    Le lecteur « post-moderne », peu familier de cette Histoire et de sa thématique, se sentira peut-être désorienté par la très grande érudition des auteurs. Demandons lui de la patience et «de lire d'une manière ordonnée, de respecter les partitions du texte ", ainsi que nous y engage Armando Petrucci dans sa conclusion. Notre lecteur apprendra beaucoup au fil des chapitres. On trouve en grec classique plus d'une dizaine d'attestations pour le verbe lire. A Rome, au temps de l'Empire, les bibliothèques publiques étaient nombreuses ; on découvre un public nouveau, issu de la classe moyenne qui lit les grandes oeuvres mais aussi une « littérature de consommation Pétrarque devient presque notre contemporain quand il fait l'ascension du mont Ventoux, avec dans sa poche un exemplaire des Confessions de Saint-Augustin. L'influence de la Réforme sur la lecture de la Bible en langue vernaculaire est incontestable en pays protestants ; mais elle a favorisé indirectement les traductions françaises publiées par Plantin en 1572 et en 1578, malgré l'opposition de la Faculté de Théologie de Paris ; dans la décennie suivante, treize éditions suivirent, en dehors de celles publiées à Rouen et à Lyon. En pays hispanique, il fallut attendre deux siècles pour que la première traduction de la Biblevît le jour. On ne saurait énumérer toutes les connaissances réunies dans cet ouvrage de quelques 520 pages, qui est une véritable somme sur les livres et les lecteurs en Europe. Nous exhortons chacun à trouver des réponses à ses curiosités et à ses attentes d'autant que les notes et la bibliographie importantes apportent un complément au texte. Notre demande à Guglielmo Cavallo et à Roger Chartier sera de nous ouvrir, dans un prochain livre, d'autres portes : comment lisait-on en Espagne andalouse, au confluent de trois cultures ? et en Orient extrême, au Japon avec ses trois alphabets ?...

    Dans ce présent numéro de notre Bulletin sur les idéologies, on ne peut manquer, au long des différents chapitres de cette Histoire de la lecture dans le monde occidental, de mesurer leur importance et de là les interdits qui ont pesé sur la lecture. Si les autorités religieuses - quelles que soient les confessions - ont imposé un contrôle très strict des lectures à leurs fidèles et proscrit jusqu'à l'excommunication des livres bien précis contraires aux préceptes traditionnels (1) , les condamnations des laïcs n'ont pas manqué, non plus, au cours des siècles. Dans l'Espagne du XVIe siècle, des décrets royaux interdirent l'exportation vers les colonies américaines « des romances qui traitent de matières prof ânes et fabuleuses et d'histoires inventées». Dix ans plus tard, les Cor-tès de Valladolid demandaient que cette interdiction s'appliquât à toute l'Espagne. Anthony Grafton, dans son chapitre consacré au lecteur humaniste, ne nous dit-il pas qu'en Angleterre « Hobbes lui-même, imputera la responsabilité de la guerre civile aux jeunes gens de formation classique qui s'étaient trop enthousiasmés pour les conceptions républicaines des Grecs et des Latins Les critiques de Jean-Jacques Rousseau contre les lectures de distraction se perpétueront dans différents milieux sociaux au XIXe siècle : cette réprobation, liée principalement à la lecture des romans, s'est adressée particulièrement aux femmes et aux enfants, lecteurs perçus comme fragiles et démunis. Les réticences à l'encontre des ouvrages de fiction sont fréquentes encore aujourd'hui.

    Cette lecture, qui est notre métier et que nous défendons, que sera-t-elle demain? Armando Petrucci porte sur notre présent un regard inquiet. Nous pratiquons déjà dans nos bibliothèques des lecteurs qui « zappent » sur les livres, photocopient dix pages d'un article et en oublient deux sur la machine, pour qui le « Stabilo » tient lieu de prise de notes. Au risque de paraître antidémocratiques, nous penserons, pour nous consoler, à Stendhal, et répéterons avec lui « To the happy few » à qui nous aurons été un jour utiles.

    1. L'exemple de Spinoza, bien qu'il n'entre pas dans l'étude deRobert Bonfil sur les communautés juives de l'Europe occidenta-le, est probablement le plus fameux. retour au texte