Si l'histoire de la librairie à laquelle est consacré ce volume est encore peu explorée, c'est sans doute parce que les archives d'entreprise sont rares : le livre de caisse de la librairie Jullien à Genève en 1840, mentionnant chaque acheteur, est un document exceptionnel.
Malgré le défaut inhérent aux colloques réunissant sur un thème des contributions non coordonnées, Jean-Yves Mollier a réussi finalement à présenter un tableau assez clair de l'évolution connue par la librairie dans le siècle où elle a conquis son autonomie par rapport à l'édition et à l'imprimerie, surtout au second Empire. Delangle, inspiré par Nodier, est le premier en 1827 à se vouloir éditeur au sens moderne, mais on rencontre à Bordeaux des libraires-imprimeurs jusqu'à la fin du siècle et jusqu'à l'entre-deux-guerres dans de plus petites villes.
La première partie, intitulée « Géographie de la librairie française », remet à sa juste mesure la notion mythique de la librairie d'hier, haut lieu d'une rencontre culturelle ouverte (Anatole France déplorait déjà la disparition de ces « librairies à chaise ») dont Clamecy offre un rare exemple hors de Paris. Il est évident en effet que dans une France où la province rurale et ses villes moyennes tiennent encore la capitale en équilibre, les libraires étaient des commerces polyvalents où le livre apparaît comme une activité annexe, partageant l'éventaire avec la papeterie, les articles de bureau, voire le papier peint et les bibelots en tous genres. On trouve même le livre associé aux commerces les plus divers, de l'épicerie au débit de charbon, et S. Juratic rappelle que le corps des marchands merciers de l'ancien régime était, comme les colporteurs, autorisé à débiter les brochures. Mais la diversification se retrouvera aussi en sens inverse à partir du livre, lorsqu'à la fin du siècle, comme en Bretagne, les libraires vont lancer des journaux.
Au lieu des cabinets de lecture parisiens, on rencontre partout dans les librairies de province la pratique de la location : première forme de nos bibliothèques de prêt.
Le brevet délivré par le préfet est une obligation réglementaire de 1810 à 1870, mais un peu partout, les libraires sans brevet sont tolérés et tout autant surveillés que les autres par l'autorité. Lors des débats qui précédèrent sa suppression, il apparaît bien que par-delà sa fonction de contrôle, le brevet soit souvent ressenti comme un privilège de situation, limitant la concurrence.
La caractéristique générale reste l'accroissement des points de vente du livre, avec, dès la Restauration, des ouvertures nouvelles - le plus souvent par des libraires étrangers à la ville - à un rythme tel que les faillites sont nombreuses et qu'une crise se fait jour après 1830, l'offre étant supérieure à la demande. Il ne faut pas sous-estimer d'autre part l'importance du colportage, hors des villes, parfois réseaux à l'échelle européenne où les Pyrénéens tiennent la première place, comme en témoigne le cas de l'Eure-et-Loir étudié par F Barbier. Leur importance diminuera après 1870, alors que la vente directe par les éditeurs parisiens (« Nos ennemis », proclament les libraires de Lyon) grâce à la publicité dans la presse et par la création de rayons de librairie dans les grands bazars et magasins de nouveautés à partir de 1878. On voit que la querelle actuelle existait il y a cent ans (mais celle-ci prit fin en 1905). Tout cela confirme l'effet bien connu produit sur le développement de la diffusion du livre par le chemin de fer, l'instruction publique obligatoire et l'expansion de la grande presse.
Dès le XIXesiècle, la librairie est contrainte d'adopter les pratiques commerciales modernes. Les « rabaisseurs » vendant à des prix sacrifiés étaient apparus dès 1770 chez Ménard et Desenne, précise W. Kirsop, mais l'édition adopta largement cette pratique cent ans plus tard et le prix marqué, réclamé par le Syndicat des libraires (fondé en 1891 face au Cercle de la librairie - la confédération des éditeurs - tenté en 1827 et réussi en 1847) ne sera obtenu qu'à cause de la Grande Guerre ; seulement, de 7 000 les libraires seront ramenés à 5 000. Désormais, le pouvoir, à la suite de la loi de 1881, se désintéressant des libraires, portera sa vigilance sur les éditeurs et sur la presse.
La fin du XIXesiècle voit encore d'autres transformations. La propagande catholique conservatrice, réagissant tardivement, imitera la tactique des républicains en ayant recours à des collections populaires (dont le type est la Bibliothèque nationale et ses premiers véritables livres de poche), aux brochures (et almanachs) au tirage important et aux tracts dix fois plus répandus.
Il est bien connu que l'édition parisienne imposa son hégémonie à la province mais il faut apporter quelques retouches à cette donnée. En Bretagne, non seulement l'édition populaire en breton reste l'affaire des libraires-éditeurs locaux, mais encore l'édition religieuse et scolaire se maintient comme dans tout l'Ouest, à Lyon ou dans le département du Nord. (C'est aussi dans ce dernier domaine qu'apparaissent après 1850 les premières librairies spécialisées.) De son côté, l'imprimerie provinciale se développe : si l'édition des livres de jeunesse est dès le début du siècle parisienne à 90 0/0, on observe que les ouvrages ne sont imprimés à Paris qu'à 75 0/0. Sur les 60 imprimeurs que fait travailler l'éditeur Eymery, un sur deux se trouve en province, rapporte M. Manson : s'agi-rait-il en même temps de diffuseurs ?
Pour revenir à la librairie proprement dite, on s'aperçoit que la prépondérance parisienne joue aussi un rôle au-delà des frontières. L'arrivée des réfugiés espagnols sous la Restauration suscite à Paris une édition de livres en espagnol mais des éditeurs d'Espagne choisissent Paris comme base d'exportation vers l'Amérique latine. C'est le même choix que fait Henri Castermann, l'éditeur de Tournai, ouvrant en 1857 à Paris une librairie dont le chiffre d'affaires prévu est triplé en trois ans. Il fait preuve ainsi d'une salubre réaction à la fin, en 1852, de la grande époque de la fameuse contrefaçon belge (que J. Hellemans cherche à réhabiliter, donnant au passage une bonne synthèse de la bibliographie nationale belge), fin dont profita pleinement la littérature belge d'expression française.
Quelques contributions concernent la librairie dans la francophonie. Si l'activité liégeoise locale avec l'édition de manuels pratiques, de romans passionnels et de contes, ressemble à la situation française, la Suisse romande présente des traits originaux se repliant sur le marché local après avoir connu au XVIIIe siècle une dimension européenne. Le niveau d'instruction favorise la lecture mais l'achat de livres reste marginal. L'imprimé protestant (sous forme de brochures) connaît un grand développement. Le Canada, en revanche, représente un cas d'isolement culturel crispé sur son passé. Le fils de Bossange (établi à Londres !) crée difficilement une librairie à Québec où n'existaient que des libraires anglais à l'époque où la ville était la capitale du Bas-Canada. Le droit civil reste régi par la coutume de Paris, si bien que l'on continue de vendre les oeuvres de Loyseau et de Cujas mais c'est la librairie religieuse, on s'en doute, qui domine le marché, tandis que les auteurs controversés, comme Rabelais ou Victor Cousin, sont évincés des collections d'auteurs français proposées au public. Les romanciers français modernes, ajoutent J. Michon et J. Vincent, trouvent peu d'acheteurs, sinon de lecteurs. Au demeurant, la place de la librairie francophone reste minime face à l'anglo-saxon, où l'Amérique a évincé l'Angleterre et impose aussi son modèle commercial : la publicité par voie de presse est très active et les grossistes sont des commerçants, non des lettrés.
On appréciera à la fin du recueil la savante rigueur de 0. Godechot et J. Marseille mise à exploiter les statistiques d'exportation du livre français, où l'on n'est pas surpris de voir que les progrès réalisés après 1870 sont dus surtout à l'empire colonial, tandis que la place de l'Europe diminue considérablement et définitivement après un dernier éclat sous l'Empire, quand Buloz quadruplait le tirage de la Revue des deux mondes dont la moitié était envoyée à l'étranger. Enfin, F. Leblanc décrit une subtile physiologie du libraire français depuis deux siècles.
Les perspectives d'avenir de la librairie sont liées à l'évolution de l'édition, dont la presse professionnelle nous entretient régulièrement. Ch. Horellou-Lafarge et M. Segré se veulent optimistes en prônant le rôle que doivent jouer pour l'édition (dont dépend toute la chaîne du livre) les « libraires-conseils ». Il faut plus que jamais s'adapter, et la librairie multimédia doit être une solution, alors que le livre subit la concurrence d'autres produits culturels.
Voilà donc un ouvrage riche dans son morcellement et qui a le mérite de présenter des études de détail neuves. On nous permettra de regretter, en post-scriptum, que Gilles Ragache soit le seul universitaire à écrire « librairies de gare » comme il convient, alors que tout au long de ce volume, on tombe sur des bibliothèques de gare sans aucun guillemet. Étrange sujétion à la terminologie née du titre d'une collection de Louis Hachette !