Index des revues

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    Par Hugues Vanbésien
    Michel Schneider

    La Comédie de la culture

    Paris : Seuil, 1993. - ISBN : 2 02 019507 0. - Prix : 95 F

    Six mois après sa parution, le livre de l'ex-directeur de la musique et de la danse (1988-1991) a perdu son actualité de pamphlet tout en conservant la valeur d'une tentative de réflexion et de bilan sur au moins dix années de politique culturelle de l'Etat. Ce bilan et cette réflexion ne peuvent pas faire l'économie d'une définition de la culture et se veulent, au contraire de l'essai antérieur de M Fumaroli, une critique de gauche des années Lang. Bien entendu, la lecture et les bibliothèques y occupent une place très réduite...

    Selon Michel Schneider, le vice profond de l'action gouvernementale passée a consisté en la mise en place d'un système comparable à l'ancien mécénat, décrit par exemple par Norbert Elias pour la société de cour au XVIIe et XVIIIe siècle. Dans le rapport de mécénat, le pouvoir politique intervient dans les choix esthétiques, soit directement, soit en organisant les artistes en un groupe hiérarchisé par le biais des gratifications honorifiques, des subventions et des cercles concentriques de proximité avec le pouvoir. Ainsi s'établit la valeur de l'un ou de l'autre, ainsi l'artiste sert-il finalement surtout la gloire du prince.

    Le système aurait entretenu une confusion des pouvoirs entre créateurs, politiques et fonctionnaires et conduit, dans certains domaines, à un art quasi-officiel. Cela serait aussi nuisible à l'art, privé des régulations de la critique et du public, que contraire à la démocratie, puisque dans une société moderne. "il n'y a d'intervention de l'Etat qu'accompagnées de finalités [sociales]. de jugement et d'évaluation". S'intégrant dans l'esthétique, le pouvoir aurait parallèlement abdiqué son projet politique. celui d'un art conçu comme un moyen d'émancipation individuelle et collective. Il aurait substitué une bonne dose de démagogie et une conception dégradée de la culture. réduite au culturel. notion dépourvue de sens à force d'ouverture. Sous le couvert d'un relativisme compatissant, prompt à consacrer n'importe quelle expression identitaire (le tag, le rap, ...), s'est perpétuée. en fait, l'inégalité d'accès à la (vraie) culture, et ce d'autant plus que l'Etat ne parvenait pas à transmettre le patrimoine artistique collectif en raison de la carence des enseignements artistiques dans l'école. Le ministère de la Culture, propagateur d'une culture sans contenu et d'une culture sans public, aura donc surtout fonctionné comme l'agence de communication du gouvernement (fêtes et grands travaux), sans pouvoir infléchir la crise de l'art, ni les tendances longues de l'économie et de la société.

    La crise de l'art résiderait, selon un deuxième postulat "classique" de Michel Schneider, cohérent avec sa restauration de la culture légitime, dans le refus de la représentation dans les arts de la fiction et dans le refus de la figuration dans les arts plastiques : les rejets libérateurs du XXe siècle se referment comme autant de pièges.

    En fin de compte, analyse l'auteur à partir de l'enquête nationale sur les pratiques culturelles des Français (1973-1989), il n'y a eu d'essor culturel que dans le discours gouvernemental. Les fréquentations n'ont pas augmenté, ou même ont régressé (cas du cinéma) et les publics ne se sont pas élargis socio-professionnellement. De plus, les politiques culturelles connaissent des rendements décroissants : augmentation des dépenses publiques, explosion des coûts (notamment du fait du "star System"), stagnation-régression du nombre des spectacles et des entrées. A partir de ces durs constats, l'auteur propose d'en finir avec le relativisme culturel (attribué à l'influence de P. Bourdieu). La gauche aurait, tout en s'accommodant fort bien de toutes les autres inégalités, persisté dans un projet redistributif dans le domaine culturel, par le biais d'une quasi-étatisation des "forces productives" de la culture. Il y aurait là un économisme rédhibitoire. faisant un bien de ce qui est avant tout un rapport au monde humain et à la nature, intrinsèquement porteur, s'il est authentique, de transformation sociale et d'émancipation individuelle.

    Une politique étatique de la culture devrait se concentrer surtout sur la conservation et la transmission du patrimoine, sur la formation du public (par l'école), sur la réduction des inégalités géographiques et économiques, devant l'accès à l'art, et sur la réglementation. Elle devrait éviter de soutenir la création et d'entreprendre la production d'oeuvre : l'argent public exclut, par nature. la relation personnelle du mécénat, et il ne revient pas non plus aux artistes de gérer la culture. Une telle politique, forcément plus décentralisatrice, peut d'ailleurs se passer d'un ministère "ad hoc".

    Une évolution positive, dont on peut se douter qu'elle se produise dans la mesure où d'autres pouvoirs peuvent trouver le même intérêt à l'utilisation du ministère comme agence de corn", dans la mesure où "l'Etat culturel n'est que la forme spécialisée du gouvernement du spectacle", passerait par une révision des dérives affectant les entreprises culturelles publiques qui fonctionnent trop souvent selon le vieux principe de la socialisation des risques et de la privatisation des bénéfices (par exemple grâce aux rémunérations en droits d'auteurs) s'affranchissent des contrôles administratifs et démocratiques en recourant au statut associatif, ou alimentant la spéculation sur le marché de l'art et le vedettariat.

    Les contraintes de l'exercice "note de lecture" rendent difficiles les commentaires de type éditorial qu'appellerait cet essai et ne permettent pas non plus de communiquer les données chiffrées qui alimentent l'argumentation de Michel Schneider. Je remarquerai cependant que, jusqu'à la Bibliothèque de France, qui fut un bâtiment avant de tenter d'être une réponse à des besoins, les bibliothèques et la lecture publique furent le parent pauvre de la politique culturelle. L'augmentation des moyens mis en oeuvre par l'Etat, significative en comparaison avec la période antérieure, doit être tout à fait relativisée en considérant les efforts des collectivités locales et la répartition des dépenses de l'Etat. Le peu d'intérêt à leur égard et l'indépendance du Directeur du livre de l'époque, expliquent largement le transfert des bibliothèques départementales, qui tourne d'ailleurs au transfert de charges non compensées. Quant aux crédits du concours particulier, ils furent précocement soustraits au ministère de la Culture par la décentralisation... Aux exceptions près de Villeurbanne et de Chambéry (mais qu'y ou qui finance-t-on au juste ?), il n'y eut pas de programmes comparables à ceux entrepris au titre des grands travaux, ou pour la multiplication des "zeniths". Dix ans plus tard, l'avantage du nombre conféré par le public apparaît toujours rarement pertinent, pour l'Etat ou pour les pouvoirs locaux qui se sont édifiés à son image et dans ses appareils privés ou publics (formation, média...), face au prestige que confère à d'autres équipements culturels le rapport direct avec le créateur ou le recours à l'événement festif. Les analyses de Michel Schneider autour du concept du mécénat fournissent une explication de cette situation. La bibliothèque publique se situe, par rapport à la création, à l'extrémité d'une longue chaîne d'intermédiaires. Elle est ancrée dans la diffusion et dans le quotidien, elle se prête mal à la geste mécénale... Elle est aussi, désespérément. un service public et une administration, plutôt qu'un cadre de sociabilité pour le milieu culturel ou une pourvoyeuse de sinécures. Du désintérêt, on passe même à la contradiction avec le projet d'établir un droit de prêt au profit des auteurs.

    En ce qui concerne la théorie politique de la culture développée ici. on peut la qualifier de néo-classique par sa restauration d'une clôture entre le culturel et le non culturel, d'une hiérarchie des valeurs, voire d'une conception universalisée ou progressiste de l'acte culturel. De telles conceptions posent à la lecture publique de véritables problèmes et nous renvoient à notre propre incertitude. Nous avons, dans certaines limites, transgressé ou dépassé les limites de la "vraie" culture en accueillant toutes les musiques et les formes d'expressions autrefois proscrites (BD,...). Jusqu'où sommes-nous allés (des exclusions demeurent), jusqu'où irons-nous. jusqu'où nous laissera-t-on aller ? La transparence informatique (sur le détail des prêts) aidant, jusqu'où alignerons-nous nos acquisitions sur la demande effective, jusque quand pour-rons-nous assurer de faire 80% des prêts sur 20% des collections (dans des genres "peu culturels") et de stocker 80% des collections à l'utilité très occasionnelle ? L'acceptation par les élus de cette réalité n'irait pas sans problèmes, et suppose en tout cas une politique de la lecture clairement formulée et comprise.