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    Des métiers pour les bibliothèques

    Les réponses de la fonction publique territoriale face aux attentes des employeurs

    Par Jacques Guigue, coordonnateur Centre national de la fonction publique territoriale

    Une nouvelle approche des ressources humaines

    La Gpec et les métiers

    Les systèmes de gestion des ressources humaines dans les collectivités territoriales ont connu une première mutation lorsqu'il leur a été demandé de dépasser l'administration des règles statutaires pour recruter, gérer les rémunérations, les présences et les absences, puis former, évaluer les personnels... La dimension statutaire rattachait chaque agent à l'ensemble de la fonction publique territoriale, la gestion des personnels permettait de les resituer dans la dimension organisationnelle de chaque collectivité.

    A côté des catégories, des grades, des postes budgétaires, on a vu apparaître les fonctions et les postes pris cette fois au sens de composantes d'une organisation de travail que l'on cherche à rationaliser et à optimiser.

    La diversification et la complexification des missions assurées par les collectivités du fait de l'évolution de la demande sociale dans un environnement instable et incertain et des contraintes croissantes de ressources ont fait émerger des exigences plus fortes en matière de compétences, point de départ d'un puissant mouvement de professionnalisation. C'est l'origine d'une seconde mutation de la gestion des ressources humaines à qui l'on demande de se projeter dans l'avenir et de se centrer sur la gestion des compétences, des métiers et des emplois.

    Cet enrichissement de l'approche du travail dans les collectivités ouvre l'ère des ressources humaines. Les méthodologies intègrent les approches stratégiques et participatives qui feront progressivement de la GRH (gestion des ressources humaines) une dimension incontournable du projet territorial. Les DRH(directeurs des ressources humaines) et leurs services conquièrent une position plus forte dans les collectivités dans la mesure où ils se voient chargés de rendre opératoire le fameux slogan "faire plus avec moins ». Avec les responsables financiers ils deviennent les vecteurs privilégiés de la logique gestionnaire qui déferle sur les structures publiques. Ils ont pour vocation de moderniser l'administration.

    De nouveaux acteurs font irruption dans les régulations sociales des collectivités. Les regroupements professionnels se multiplient sur le mode associatif. Les IVF (ingénieurs des villes de France), héritiers des dynamiques identitaires développées dans leurs écoles, en sont un exemple prospère dans le monde territorial. Le poids de ces lobbies se retrouve dans les négociations statutaires sur les filières de la FPT. Ces structures professionnelles ont pris à leur compte l'évolution des savoir-faire dans leurs secteurs d'activité. Elles semblent répondre aux interrogations de professionnels confrontés à des contextes d'incertitude et de mutation rapide. Elles sont à l'origine des pratiques de formation les plus novatrices, grâce auxquelles elles maîtrisent toute l'évolution des métiers et des compétences.

    La Nomenclature des métiers territoriaux fait écho à ces dynamiques. Elle constitue une des réponses apportées par le CNFPT à la mutation des dispositifs de gestion des ressources humaines. C'est une référence évolutive pour gérer les mobilités et les évolutions professionnelles. C'est un outil de reconnaissance qui témoigne de l'attention portée par l'institution à ces logiques professionnelles. Le chantier amorcé par la publication de 246 fiches-métiers prévoit d'identifier les passerelles, les compétences nouvelles et les facteurs d'évolution des métiers. Il prévoit également de restructurer l'offre de formation spécialisée autour des métiers, en construisant des dispositifs modulaires qualifiants. Cette évolution dans les démarches de gestion des ressources humaines est à replacer dans le contexte socio-économique général. Elle répond aux exigences de compétences de collectivités que la décentralisation a rendues pleinement responsables de leurs actes. Changeant le cadre institutionnel de l'administration territoriale, la décentralisation a conduit à une mutation profonde de tout le système organisationnel des collectivités.

    Une nouvelle approche de l'organisation et de ses modes de régulation

    Autrefois situées dans un univers stable où elles étaient préoccupées par la continuité du service, les collectivités doivent faire preuve de la plus grande adaptabilité. Leurs modes de gestion et de régulation traditionnels sont mis en défaut. Elles doivent inventer de nouvelles manières de fonctionner, adaptées à cette nouvelle attente. Les mécanismes de coordination fondés sur la règle, propres à la bureaucratie mécaniste, laissent la place à des mécanismes de régulation fondés sur la compétence. A une standardisation des procédures succède une standardisation des qualifications. Les agents gagnent en autonomie : leur activité n'est plus normée par des consignes rigides qui s'opposaient à la personnalisation du service rendu demandée par l'usager. Les agents gagnent en compétences : celles-ci leur permettent d'ajuster les réponses à chaque situation et ainsi d'accroître la performance et la qualité de leur prestation. Ils sont reconnus en tant que » professionnels « . Mintzberg, sociologue des organisations, parle alors de bureaucratie professionnelle. Il n'attache pas de valeur négative au terme de bureaucratie : il y voit seulement des systèmes d'organisation qui reposent sur un mécanisme de standardisation. C'est le cas de l'Éducation nationale où l'autonomie des enseignants dans leur classe est rendue possible par la standardisation et la reconnaissance de leurs compétences à travers des systèmes de formation et de concours professionnels spécialisés.

    Vignette de l'image.Illustration
    Mécanismes de coordination selon Mintzberg

    Le secteur culturel et celui des bibliothèques en particulier ont sans doute anticipé en la matière. Pas question de prestation normée pour une activité complexe où la personnalisation est depuis longtemps intégrée aux critères de qualité du service rendu. Un professionnalisme ancien avec des savoir-faire établis et des techniques regroupées sous le vocable de « bibliothéconomie » proche dans son esprit de ce que l'on baptiserait aujourd'hui « ingénierie ». Des dynamiques professionnelles s'appuyant sur des associations fortes qui ont essayé de se faire entendre lors de la construction de la filière culturelle. Des pratiques collectives constitutives d'une identité professionnelle cohésive : production d'écrits nombreux, dynamisme des structures associatives, appuyés sur des niveaux de formation élevés. Une revendication de légitimité quasi universelle : l'accès à la culture est inscrit dans le préambule de la Constitution comme un droit fondamental. Le contrôle par la profession d'un système de formation largement reconnu. Les ingrédients sont là pour permettre le développement de cette bureaucratie professionnelle, apte à répondre à une demande diversifiée dans un secteur à haute valeur ajoutée en matière d'image.

    Les inconvénients de ce type d'organisation, nous dit Mintzberg, tiennent à ce qu'il est difficilement contrôlable de l'extérieur, qu'il peut être inflationniste sur le plan des ressources qu'il requiert pour améliorer sans cesse la qualité professionnelle du service et qu'il est peu flexible, car fondé sur des profils de compétences acquis dans un processus de formation initiale lourd et entretenu par un système de formation continue sous contrôle strict de la profession.

    Les difficultés financières que connaissent les collectivités et la pression constante du " toujours plus avec encore moins s'accommode mal de systèmes de gestion qui ne sont pas suffisamment axés sur une approche économique de l'activité. Au discours professionnel de la qualité du service rendu à l'usager succède aujourd'hui celui du gestionnaire qui préfère maîtriser le rapport qualité/coût ou la performance. La compétence doit déboucher sur une efficacité accrue. Tout investissement, y compris en matière de formation, doit déboucher sur du mieux ou du plus, que l'on appelle retour sur investissement. La coordination se fait par la maîtrise et l'évaluation des résultats. On peut y voir une autonomie plus forte sur les manières de faire, qui ne sont plus normées par une procédure ou une qualification. Le contrôle se fait a posteriori sur les résultats atteints. Le contrat définit un objectif et des moyens ou ressources affectés : à chacun de trouver le meilleur chemin ! Voilà en termes organisationnels la traduction de la logique gestionnaire évoquée plus haut.

    Après ce détour qui nous a permis de définir une grille de lecture ressources humaines des situations de travail, il est possible de répondre à l'interrogation portée sur « le métier de bibliothécaire ». Nous verrons comment il s'est transformé de l'intérieur et ce qui le met en cause et fait aujourd'hui débat.

    Un métier « emblématique » soumis aux évolutions des collectivités

    Vers une tension entre les logiques professionnelles et gestionnaires

    Au singulier de l'interrogation lancée par les professionnels, le gestionnaire des ressources humaines aurait sans doute répondu par un pluriel en posant le problème des « métiers des bibliothèques ». Prenons ce singulier comme la volonté de faire de ce métier le point de mire de toute une profession, une famille professionnelle. Il rassemble des emplois qui peuvent se situer à des niveaux de maîtrise du métier variables en fonction de la taille de la structure et de la place qu'on y occupe. Il exclut de l'espace tout autre métier. Il se doit à lui seul de couvrir toutes les fonctions nécessaires, à moins qu'il ne renvoie en coulisses tout ce qui n'est pas le noyau dur des techniques de la profession... C'est en ce sens que nous proposons de parler de métier emblématique.

    Suivons les étapes de ce métier au fil des mutations qu'ont connues les collectivités et essayons de proposer un sens à l'interrogation d'aujourd'hui. Une première mutation se trouve loin derrière, celle qui nous a fait passer du livre au lecteur et de la conservation à la diffusion. Dès les années soixante-quinze, nous voyons apparaître des professionnels qui revendiquent d'être des militants de la lecture, amoureux du livre au point de vouloir faire partager leur passion aux non-lecteurs. La finalité première qu'ils assignent à la fonction de conservation du patrimoine, c'est l'accès de tous et en particulier des exclus à la lecture. Cela devient leur défi. Cette approche militante a sans doute alors bousculé bien des habitudes, des pratiques et des représentations. Elle est à l'origine d'une profonde évolution dans la définition du métier, des fonctions et d'une invention des méthodes et des outils qui permettront d'en rendre opératoires les objectifs. La formation a été mise au service de ce projet auquel la profession s'est identifiée.

    Des questions ont jalonné cette évolution. Elles ont interpellé le métier de l'intérieur.

    Quelles sont les missions des bibliothèques ?

    Entre culture, éducation et social, quelle est la vocation des bibliothèques ? N'y a-t-il pas un risque d'abandon de leur finalité propre, lorsque les bibliothèques sont sommées de s'intégrer dans les politiques d'insertion ? N'y a-t-il pas un risque de réduire les bibliothèques à un instrument éducatif, pédagogique lorsque la priorité est mise sur le partenariat avec les écoles ?

    Quels sont les publics ?

    Comment établir les priorités ? Les tentations sont grandes de glisser dans une approche marketing fondée sur l'audi-mat pour répondre à la nouvelle obsession du quantitatif.

    Quels sont les produits ?

    Comment se situer face à la diversification des supports et de leur mode de diffusion ? Si le métier est celui de médiateur, est-ce dans le sens d'intermédiaire entre le lecteur et le document ou est-ce parce qu'il vise la diffusion de médias ?

    Quelles sont les méthodes et techniques appropriées aux missions ?

    Sur quelles orientations d'activité a-t-on construit l'ingénierie du métier ? Ou encore à quels types de prestations peuvent servir les techniques de base du métier ?

    Ces questions ont permis de définir, de redéfinir le noyau dur du métier. Ensuite, pour construire la carte des emplois des bibliothèques, il suffisait de hiérarchiser les compétences requises, d'identifier des niveaux d'exigence à chacune des catégories structurant la fonction publique territoriale (aux A les responsabilités les plus larges et le métier complet, aux B le noyau dur des techniques et aux C un rôle d'assistance logistique...).

    En plaçant l'ensemble sous l'autorité des meilleurs on saurait, grâce à leur habileté de négociateurs et à leur aura professionnelle, décrocher les rallonges budgétaires nécessaires à la qualité d'une prestation dont personne ne pouvait contester la légitimité universelle.

    Les contraintes financières et l'introduction des logiques gestionnaires dans les collectivités ont accentué les pressions, notamment sur les univers professionnellement structurés et rechignant à la moulinette du « moins disant ». Après avoir vaillamment résisté aux logiques politiciennes du clientélisme, il faut trouver les parades à la dictature du court terme et des ratios anglo-saxons. Les stratégies sont diverses : il serait tentant de se réfugier dans une tour d'ivoire et d'y organiser la résistance, nouveau combat pour le militant. Et si l'on apprenait à manier les outils du nouveau tyran et que l'on en détourne les effets à notre profit ? N'est-ce pas le prix à payer pour rester maître chez soi ? A moins que l'on y perde son âme en contrepartie du pouvoir de gérer la pénurie ?

    Voilà bien la tension installée entre les logiques professionnelles et les logiques gestionnaires.

    La responsabilité n'est plus seulement l'excellence de la technique, elle repose aussi sur la capacité à intégrer cette tension et à assumer les réalités économiques d'une activité démythifiée. Ceux qui n'y ont pas gagné en pouvoir ou en autonomie sont tentés de crier à la trahison ! Et voilà un conflit intérieur largement répandu chez les managers » qui se double d'une rupture de cette cohésion professionnelle qui soudait les équipes au-delà des différences statutaires.

    Voilà à l'oeuvre les mécanismes de différenciation et de hiérarchisation des emplois qui ébranlent les énergies militantes construites pour une part sur l'idée que tout le monde pouvait tout faire. La démarche métiers amène dans ce contexte un bouleversement dans les conceptions des compétences. Elle distingue celles qui sont attendues, celles qui sont maîtrisées, celles qui sont gaspillées, celles qui sont disponibles ailleurs, celles qui sont transférables et légitiment les redéploiements incertains. Elle brouille les cartes dans un univers où l'on avait une forte conscience d'appartenance à un même métier, à une profession. On a vu récemment apparaître de nouveaux groupes professionnels particuliers. Ils traduisent à leur manière la fin de cette période d'indifférenciation. Il y a sans doute aussi une opportunité à enrichir le ou les métiers des compétences périphériques et transversales que ce nouveau regard sur les ressources humaines a permis de développer.

    En revanche, on peut tirer de l'approche du métier qui prévalait chez les bibliothécaires un enrichissement de la démarche de la nomenclature du CNFPT : une conception plus globale du métier qui va dans le sens de la réduction du nombre des métiers dans les nomenclatures.

    Une conception plus évolutive des compétences et des qualifications : dans la mesure où le métier peut être exercé à différents niveaux, il y a possibilité de progression professionnelle. Il ne s'agit pas de définir une polyvalence floue où l'on pourrait attendre tout de tout le monde selon les circonstances, mais plutôt de cerner ce que l'on peut attendre de chacun tout en laissant ouvertes les perspectives d'évolution de l'organisation et des personnes. Il ne s'agit pas non plus de découper des territoires étanches, mais aussi, dans le prolongement des axes de compétences transversaux, de repérer des terrains de coopération avec d'autres métiers.

    Les atouts d'une identité et d'une dynamique professionnelle fortes

    Les défis de la problématique « métiers / compétences »

    Le métier est aux prises avec le statut qui le dilue dans le culturel pour les emplois les plus modestes, avec la formation initiale qui l'expose à l'entrée des métiers de l'information et de la communication et avec la Nomenclature des métiers territoriaux qui l'écartèle dans plusieurs familles et risque de briser sa cohésion.

    En conclusion, peut-on identifier les atouts que l'antériorité et la prégnance du métier confèrent au secteur des bibliothèques ? Quelles sont les opportunités, quels sont les défis dans ce secteur pour maîtriser le passage à une gestion prévisionnelle des ressources humaines ?

    Dans les collectivités, saura-t-on préserver les ardeurs de l'époque militante tout en introduisant les outils de pilotage de l'efficacité et de la performance ?

    Pour développer les missions spécifiques du secteur et négocier les moyens adaptés aux résultats attendus, sera-t-on en mesure de construire les réponses organisationnelles en valorisant la dimension qualifiante de l'activité ? C'est elle qui a permis ce haut niveau de mobilisation qui caractérise le secteur.

    A l'égard du CNFPT, pourra-t-on produire des orientations de formation fondées sur une vision dynamique des métiers et compétences du secteur ? Saura-t-on identifier les frontières extérieures entre notre métier et les autres ? Saura-t-on reconstruire un système de formation susceptible de garantir la cohésion et la cohérence audelà des dispositions spécifiques à chaque cadre d'emplois ?

    Pour la promotion d'une fonction publique professionnalisée et la reconnaissance des compétences spécifiques du secteur, saura-t-on valoriser chaque emploi à sa mesure dans un métier évolutif, ouvert sur son environnement technique, économique et social, garantissant à chacun des possibilités de progression et d'évolution professionnelle ?

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    Axes de multicompétence du métier