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Les attentes de l'employeur dans une démarche de métier

1994
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    Les attentes de l'employeur dans une démarche de métier

    Par Maurice Boscavert

    Permettez-moi de vous présenter tout de suite mes plus vives excuses. En effet, pour un maire, pragmatique, confronté chaque jour aux besoins sociaux et culturels de la population ainsi qu'aux charges considérables d'une ville-centre, les exposés de M. Roberts et de M. l'inspecteur général Pallier sont inapprochables. Pour un maire d'une ville de la banlieue parisienne, il faut être inventif tous les matins et faire des paris quotidiens. Tout cela est loin de cette rigueur, de cette logique, de cette réflexion qui marquent leurs interventions. Excusez-moi de ne pas être au niveau.

    Je me bornerai donc, si vous le voulez bien, à vous faire part de mon expérience d'élu local par rapport au métier de bibliothécaire.

    Efficacité, productivité, compétitivité sont aujourd'hui les maîtres-mots qui dominent le discours que nous tenons en tant qu'élus à nos administrés pour justifier notre gestion et notre politique, aux personnels de nos villes pour obtenir l'amélioration et le développement du service public local. Ce sont ces fameux gains de productivité qui sont, en réalité, des gains de services. Mais il faut bien avoir à l'esprit que le « tout management n'est pas sans périls, et pour le service public lequel a des priorités spécifiques et pour les intérêts réels du public. La marge est donc étroite.

    Dans quelle situation se trouvent au-jourd'hui les élus locaux ? A vrai dire, leur réalité est complexe. Il y a d'abord la décentralisation qui, en donnant de nouvelles compétences aux maires, mais aussi de nouvelles responsabilités, leur impose une adaptation conséquente. De cela sont nés des impératifs de modernisation du service public local. Est-ce réussi partout Je ne le pense pas, surtout si l'on se réfère à la gestion des ressources humaines et son adéquation avec le nouveau cadre statutaire.

    Il y a aussi les aspects de l'urbanisation, la crise des banlieues, les nouvelles solidarités à développer entre les communes au moyen de la politique de la Ville, l'aménagement du territoire, la lutte contre les exclusions (même et surtout si cela ne fait pas plaisir au Front national !). Tout cela pousse les élus à trouver de nouvelles formes de modernisation administrative mais aussi de nouveaux gisements de productivité !

    Il y a ensuite la crise et les difficultés financières que connaissent les collectivités locales : la stagnation des recettes fiscales, la diminution des dotations de l'État, les multiples transferts de charges vers les communes. Tout cela nous contraint à rationaliser notre gestion pour retrouver des marges de manoeuvre financière sans augmenter la pression fiscale locale.

    Enfin, il y a les choix politiques : quel secteur privilégier ? La politique culturelle municipale et les exigences de la population ? La notion de coût s'efface-t-elle devant le service rendu ?

    Vous le voyez, parce que nous devons faire plus avec moins, il nous faut assumer la confrontation du politique, du gestionnaire et du professionnel. Lorsque j'entendais, tout à l'heure, M. Pallier parler de sinécure...

    C'est donc dans cette situation que nous nous sommes trouvés, à Taverny, pour engager notre démarche de métier dans le cadre de la médiathèque « Les Temps modernes Un équipement, donc des personnels :

    • la filière culturelle qui définit des niveaux de compétences et des modes de recrutement ;
    • l'adaptation et l'intégration au quotidien des nouvelles technologies ;
    • la capacité à obtenir des résultats, à organiser pour obtenir ces résultats.

    « Résultats » suppose définition de la politique par les élus. Que voulions-nous pour Taverny, ville de 25 000 habitants, à 15 kilomètres au nord-ouest de Paris, ville à vocation résidentielle donc dortoir ? Nous avons voulu un projet d'urbanisme: construire un équipement moderne de 25 millions de francs, placé au centre géographique de la ville, près de quartiers délaissés depuis trop longtemps par les municipalités précédentes.

    Nous voulions un équipement d'une portée sociale pratique. uvrer pour l'égalité continuée des chances, pour l'insertion sociale et professionnelle, pour l'emploi, mais aussi pour encourager, entretenir et développer la pratique de la lecture, telles étaient, rapidement, les composantes de notre projet politique.

    Que savions-nous ? En réalité, peu de choses. Nous avions une idée vague et générale sur cet équipement qui, au fil des ans, avait vu des projets succéder les uns aux autres allant de la bibliothèque à la bibliothèque-discothèque et enfin à la médiathèque. Nous avions une connaissance superficielle à propos des conditions de fonctionnement. Nous avions aussi une interrogation continuelle sur les résultats à en attendre.

    De quoi avions-nous besoin ? Nous avons trouvé une logistique institutionnelle : la DRAC, mais aussi l'ABF et le département du Val-d'Oise qui venait d'éditer son « plan lecture ». De ce point de vue, MmeDanset, dans ses fonctions au Val-d'Oise, nous a apporté son aide et sa clairvoyance. Qu'elle en soit remerciée publiquement. Il nous fallait aussi un chef d'orchestre pour mettre en oeuvre tous ces éléments (intégration de la politique municipale, compréhension du désir des élus, compréhension des moyens financiers de la ville).

    Il nous fallait un responsable pour nous aider à définir le futur équipement : médiathèque et réseau, collections sans cloisonnement, contact avec les publics absents... Il nous fallait un directeur pour constituer une équipe : définition des postes, intégration de la demande des élus dans l'équipe... C'est sur le responsable de la médiathèque que les élus (bien obligés) se sont reposés pour la mise en oeuvre et le fonctionnement de ce qui était, au début, une intention.

    C'est au responsable de la médiathèque qu'incombait, finalement, la responsabilité de mobiliser l'adhésion des personnels plus sensibles à la reconnaissance par tous de leurs qualités d'investissement dans un projet politique que dans un choix de gestion de leur carrière. La qualité des ressources humaines est, à n'en pas douter, la clé du succès de la médiathèque des Temps modernes (en 1993 : 8 000 adhérents et 200 000 prêts en huit mois !). La qualité foncière des bibliothécaires du service public, je le répète, a été - est - un des atouts essentiels pour que les collectivités locales puissent mener à bien leurs projets d'investissements lourds.

    Cela affirmé, il m'apparaît utile de cerner la situation des personnels pour des élus qui voudraient se lancer, aujourd'hui, dans la réalisation d'une médiathèque.

    Directeur et cadres A :

    • hier : recrutement basé sur une formation professionnelle obtenue avant le recrutement (CAFB par exemple) ;
    • aujourd'hui : concours nationaux sans compétences professionnelles préalables et formation post-recrutement (12 mois).

    Cadres B :

    • hier : recrutement basé sur un niveau de diplôme (bac par exemple) ou sur une formation professionnelle obtenue avant le recrutement (CAFB par exemple) ;
    • aujourd'hui : concours nationaux (bac) sans compétences professionnelles préalables et formation post-recrutement... sauf pour les assistants qualifiés recrutés niveau bac + 2 (DUT) sans obligation d'une filière « métiers du livre » par exemple.

    A Taverny, si nous avions aujourd'hui à reprendre ce que nous avons fait hier, nous aurions à tenir compte du recrutement de personnels non formés, des délais liés à l'organisation des concours, des envois en formation de ces personnels. Pour l'encadrement, je veux dire conservateurs, bibliothécaires, imaginez quelle serait mon attitude sur le recrutement après concours, envoi en formation longue durée... Vous savez ce que je ferais - comme vont le faire bon nombre de maires -, je me dirais, après tout, j'ai un excellent attaché, bon gestionnaire que je connais bien... et basta le conservateur ou le bibliothécaire ! Voilà comment on organise la mort d'un métier et cela au détriment d'une politique vouée à l'intérêt public.

    Alors que faire ? Recruter, par mutation, dans un réservoir à conservateurs - un vrai vivier qui risque de se tarir rapidement. Et l'on risque de se retrouver avec cette compétition entre collectivités locales pour engager « l'oiseau rare ». On sait comment cela se termine : villes riches et villes pauvres ne jouent pas dans la même catégorie...

    Trouver l'oiseau rare » dans la filière administrative ? Mais cela est contradictoire avec l'affirmation du métier de bibliothécaire qui doit évoluer face aux changements technologiques, face à ses missions nouvelles et face aux différentes professions du livre.

    Embaucher un contractuel. Outre le principe, qui déontologiquement peut poser problème à certains (dont je suis), il reste à savoir où l'on peut trouver un professionnel, formé en France, de ce niveau. J'attire votre attention sur le fait qu'avec la perméabilité offerte par l'espace européen, on peut maintenant trouver des professionnels européens ayant une formation de ce niveau.

    Mme Danset, votre présidente, déclarait il y a peu de temps : « Le métier de bibliothécaire risque bien de se laisser enfermer dans des statuts administratifs hiérarchisés à outrance, qui ne reconnaissent que de loin le métier de bibliothécaire. » Vous aviez raison Madame.

    En vérité, la gestion des compétences peut être un moyen déguisé de favoriser les recrutements extérieurs. La spécialisation, la professionnalisation de la fonction publique vont engendrer des rigidités que les maires ne pourront gérer que par des dérogations », des « arrangements ». De ce point de vue, j'écouterai avec beaucoup d'attention l'intervention de Jacques Guigue, du CNFPT, pour qui la formation doit être au coeur de la démarche de métier.

    Le maire que je suis, maintenant, avec ces nouvelles règles pour les personnels, y regarderait à deux fois avant de se lancer dans une aventure pareille. Aux aléas de l'élaboration du projet, il me faudrait ajouter ceux du recrutement, en amont ; ceux de la formation des personnels choisis, avec, en plus, le danger de les voir filer après avoir tout appris... !

    Le résultat de tout cela : de moins en moins de communes risquent de se lancer dans des projets d'envergure. Cela veut dire des réalisations au compte-gouttes ou seulement dans des villes riches. Cela veut dire moins d'efforts pour la lecture publique, alors que c'est un combat essentiel pour l'amélioration de la connaissance et de la formation.

    Il n'est plus temps de céder au découragement. Élus et bibliothécaires sont du même côté : celui de la promotion de la lecture publique, celui de la qualité sans cesse améliorée de la fonction publique territoriale, celui de l'extension du champ des possibles pour chacun afin que l'usager devienne un citoyen actif de la République.

    Grâce à vous, une ville qui lit est une ville qui vit.