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Des usagers et des écrans à la Bibliothèque publique d'information

1996
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    Des usagers et des écrans à la Bibliothèque publique d'information

    Par Agnès Vigué-Camus, Service « Études et Recherche

    A la Bibliothèque publique d'information du Centre Georges Pompidou, les écrans ne sont pas des objets insolites. Dès l'origine, ils ont fait partie du décor de la bibliothèque, sous forme de carrousels de diapositives, de lecteurs de vidéodisques ou de microfilms. Ces objets et leur forme familière, surface lisse et plate évoquant le poste de télévision, incarnent en chair et en os », un des principes fondateur de la BPI, celui du " multimédia ", terme qui signifiait, à l'ouverture du Centre, le fait de mettre à la disposition du public pour chaque discipline non pas seulement des imprimés, mais aussi des documents sonores, des diapositives, des microformes, des partitions, des films. Aujourd'hui, l'offre multimédia s'est diversifiée et, simultanément, le sens de ce terme s'est transformé. Il désigne désormais le fait d'assembler des textes, des images et du son sur un même support, de type CD-ROM ou base de données en ligne. Du point de vue de l'offre documentaire donc, les outils multimédias revêtent la forme bien connue de l'écran agrémenté du clavier et se logent naturellement du côté de la bibliothèque. Mais que perçoit-on lorsque l'on s'interroge sur les usages du public, sur ses pratiques face à ces nouveaux instruments (1) ?

    L'un des apports de la sociologie de la lecture et des bibliothèques, et notamment des enquêtes réalisées sur le public de la BPI à partir de 1978 (2) est d'avoir montré combien le public va s'approprier l'offre documentaire et l'espace de la bibliothèque à travers des usages qui lui sont propres, particulièrement lors de parcours de dérive ou d'occasion, parfois fort éloignés du trajet pensé par le bibliothécaire. Quant à l'usage multisupport, il reste fort minoritaire, le public ne passant pas si facilement du support papier au support écran. Cette distorsion entre offre documentaire et usages va-t-elle se poursuivre avec l'arrivée du multimédia (dans son sens actuel) ? Comment le public va-t-il, désormais, utiliser les nouveaux outils accessibles sur écran ? L'une des premières tâches d'un groupe de réflexion, mis en place à la BPI durant l'année 1995 (3) pour tenter de répondre à ces questions, a été de réfléchir à ce que le multimédia ou, pour utiliser un terme paradoxalement un peu ancien, les nouvelles technologies offrent de spécifique par rapport à d'autres outils. Comment se différencient-elles du film vidéo, par exemple ? Elles s'en distinguent par leur dimension interactivé (4) , c'est-à-dire qu'elles impliquent une participation de l'utilisateur, par l'intermédiaire soit d'un clavier, soit d'une souris (souvent les deux), soit d'une télécommande. Le film passait sous les yeux d'un spectateur relativement passif - il lui suffisait de comprendre comment le film se plaçait sur le projecteur vidéo - le CD-ROM, lui, demande une participation du spectateur. L'usager doit être capable, non seulement de réaliser de nouveaux gestes (différents des manipulations nécessaires pour installer un microfilm dans un lecteur) mais aussi de s'engager dans une véritable interaction avec la machine. La spécificité du mode de relation entre l'usager et l'appareil a été identifiée par différents acteurs de l'univers du multimédia et, notamment, par les concepteurs qui parlent du « dialogue » entre le support et l'utilisateur. L'idée que se déroulerait une conversation transparente entre l'objet et l'usager a été fortement remise en cause par l'étude de Joëlle Le Marec (5) . En fait de dialogue, nous dit-elle, les usagers s'engagent, bien souvent, dans un monologue, un trajet embrouillé, car un texte, lorsqu'il se présente à l'écran, n'est plus accompagné des signes de référence familiers comme la page ou la collection (6) . Confronté désormais à un environnement nouveau, cet utilisateur va appréhender les instructions qui sont données non pas comme des règles qu'il s'agirait de suivre, mais comme des repères plus ou moins stabilisés, autour desquels il devra réaliser ses propres explorations, son cheminement individuel.

    Étant anthropologue, mon projet est d'essayer de comprendre comment les usagers de la bibliothèque vont s'efforcer de constituer des itinéraires signifiants face aux objets multimédias. Je fais l'hypothèse que ces utilisateurs vont non seulement chercher à démêler les fils d'un parcours labyrinthique, mais tenter d'établir des formes de coopération avec la machine, et seront amenés parfois à y renoncer, et à renoncer du même coup à l'accès aux documents. Je présente ici quelques notes de terrain, premiers jalons pour la mise en place d'un protocole d'observation des interactions entre « nouvelles technologies » et leurs utilisateurs. Soit les quelques cas suivants, collectés au cours d'observations dans la bibliothèque (7) .

    Tous les claviers se ressemblent

    Je suis postée près des CD-ROM bibliographiques. J'avise un jeune homme qui pianote sur le clavier avec dextérité. À l'évidence, c'est un initié. Il fait, sans aucun doute, partie de ces habitués pour lesquels l'accès à l'information, via l'ordinateur, ne pose aucun problème. La suite de l'observation va montrer que ces premières réflexions sont parfaitement erronées. Au bout de quelques instants, en effet, il s'interrompt et regarde d'un air perplexe l'écran situé à côté du sien. Je lui demande, alors, s'il a rencontré une difficulté et me vois répondre qu'il croit être en Allemagne. Le dialogue se poursuit :

    « Savez-vous dans quel document vous vous trouvez ? »

    « Ce n'est pas un document, c'est un livre. J'ai vu un film que j'ai beaucoup aimé et je cherche l'auteur qui a écrit le livre ayant inspiré le film. C'est un auteur allemand ».

    Je lui explique qu'il se trouve sur un poste CD-ROM et non sur le catalogue informatisé de la bibliothèque. « Ah ! C'est ça, s'exclame-t-il, c'est le catalogue que je veux, on m'a envoyé ici devant les ordinateurs ! - Je l'emmène donc devant le catalogue et lui demande s'il a l'habitude des ordinateurs. « Oui, répond-il, j'ai l'habitude de tous les ordinateurs, tous les claviers se ressemblent-. Il m'apprend qu'il est doté d'un « Atari chez lui et d'un logiciel de jeux.

    De cette petite scène, on retiendra deux phénomènes frappants. Ce jeune homme, d'une part, confond visiblement les bases de données internationales auxquelles on peut avoir accès par Internet - confusion renforcée par le fait qu'Internet avait été installé les jours précédents à la bibliothèque - et les CD-ROM qui donnent accès à des documents spécifiques (bibliographies, textes de journaux, etc.). D'autre part, il prétend avoir l'habitude de l'ordinateur. Qu'est-ce que cela signifie ? Cet usager a l'impression qu'il s'agit d'un objet familier qui peut être rapproché d'autres objets connus dont il maîtrise l'usage. Le poste de consultation CD-ROM est ainsi perçu sur le modèle d'une console de jeux, identifié comme appartenant à la 'famille des éléments comportants des écrans, des claviers, des boutons et des manettes de pilotage (8) C'est par le rapprochement de ces éléments qu'il établit un lien culturel entre son univers familier et celui de la bibliothèque. Malgré cette association, ces deux univers sont loin, pourtant, de se superposer. La notion de document, familière aux bibliothécaires, est étrangère à cet usager qui évoque, quant à lui, un "livre pense être transporté en Allemagne et semble voguer dans un monde où tous les accès documentaires sont possibles. Tout se passe comme si son imagination s'exerçait librement, à partir de quelques indices flous. L'ordinateur devient alors une fenêtre ouverte sur un espace de connexions et d'associations multiples, opérations pratiquées sans référence aux instructions visibles sur l'écran. En fait ces instructions s'adressent à un usager qui a priori est doté de certaines capacités (à reconnaître son environnement, à le maîtriser) et qui a sans doute peu de choses à voir avec l'usager concret qui ici manipule le CD-ROM. Ces règles, comme le montrent Dominique Boullier et Marc Legrand (9) , comprennent dès leur conception une représentation des usagers. Elles font partie d'un programme d'action, qui anticipe les compétences - entendues au sens de savoir-faire - de celui qui utilisera l'objet technique. Or, notre interlocuteur, par ses attitudes - lorsqu'il dote le CD-ROM de la capacité de l'emmener en Allemagne - est fort éloigné de ce programme.

    Le métro sous un autre angle

    Envisageons, dans la scène suivante, une nouvelle combinaison entre programme d'action et échappées imaginaires. Je suis à présent postée près des serveurs Internet - les vrais - à l'entrée de la bibliothèque. Tous les postes sont occupés. Deux jeunes gens, après avoir attendu un bon moment (à peu près 20 mn) s'installent devant l'écran. S'avisant de ma présence, ils me demandent s'ils peuvent aller dans les planètes, Vénus, Mars, etc. Je ne sais pas très bien de quoi ils parlent et leur pose quelques questions sur leur recherche. Ils m'expliquent qu'ils viennent là sans projet particulier, « pour voir ». Leur intérêt de nouveau se focalise sur la machine, ils cliquent » autres serveurs dans le monde » et, au fil des manipulations, voient s'afficher une liste de clubs de football. Ils cliquent, alors, sur un élément de la liste et le message « error» s'affiche. Le jeune homme qui se trouve à côté de l'écran invite alors son compagnon à « faire autre chose », en cliquant un nouvel élément de la liste. Après s'être exécuté, il constate « qu'il est dans les trajets de métro ». « Est-ce que tu as le plan du métro de Londres ?» lui demande l'autre. Après une manoeuvre apparemment pertinente, l'écran affiche : » Vous avez demandé un trajet dans le métro de Londres », les noms des stations défilent. La navigation s'avère cependant impossible car l'ordinateur demande un nom de station de départ et un nom de station d'arrivée, éléments d'information que nos deux utilisateurs sont incapables de lui donner.

    Devant la situation de blocage, ils accèdent au plan du métro de Paris. Là, ils tapent le nom de deux stations : « Gabriel-Péri et « Châtelet Un parcours métropolitain sous forme de graphique s'inscrit à l'écran. "Pas mal" susurre, admiratif, celui qui conseille. « Essaie Balard-Créteil", ajoute-t-il, et il m'explique qu'ils essaient de calculer le temps de trajet de « leur ligne celle qu'ils prennent tous les jours. Après s'être entraîné de la sorte, ils voudraient passer à autre chose. Ils essaient de " sortir » sans y parvenir. Ils s'avisent de la file d'attente qui s'allonge et abandonnent l'écran.

    On voit que le programme d'action rend ici impossible certaines manoeuvres - se promener dans le métro de Londres, au hasard, sans connaître le nom de la station de départ et d'arrivée - cependant, très vite, une autre brèche imaginaire se présente à nos deux utilisateurs. Il s'agit de parcourir une ligne de métro qu'ils utilisent chaque jour, mais sur un autre mode, par la médiation de l'ordinateur. Ainsi, s'instaure une sorte de rapport différent au réel. Le trajet dans le métro n'est plus cette expérience routinière, ce parcours réalisé le long d'un itinéraire connu, appréhendé au fil des stations qui se succèdent, mais un parcours sur un plan, ce qui signifie une mise à distance du trajet familier, un basculement par rapport à l'expérience quotidienne de leur univers urbain. Là encore, on constate un écart entre l'offre documentaire proposée par les concepteurs du programme - le plan de métro d'une ville est pensé pour les éventuels touristes qui la parcourront - et l'usage ludique qui en est fait. Si le programme imaginé par le personnel sert bien de rappel à l'ordre, il peut être contourné, détourné, et ramené dans un registre ludique.

    Ainsi, deux pistes d'observation se précisent pour l'ethnologue. La première analyserait les pratiques de l'actant, c'est-à-dire de l'usager et de son environnement tel qu'il est prévu par le concepteur : quels types de gestes, attitudes, connaissances sont supposés par un programme d'action ? La seconde voie d'observatiorf serait la posture, c'est-à-dire les opérations réalisées par l'usager réel qui s'approprie l'objet et réalise autour de lui un certain nombre à' explorations (10) . Lucy Schuman (11) , un chercheur qui a travaillé sur la question des relations hommes/ machines, montre à partir d'analyses conversationnelles, que l'interaction entre des individus et des machines requiert le même type de travail interprétatif que celui qui caractérise l'interaction entre des personnes. On a vu, effectivement, que les usagers observés mettaient en oeuvre un certain nombre de ressources pour explorer les potentialités de l'objet (imputation de responsabilité, attributions de capacités à la machine, etc.). Si l'on décide de séparer ces deux pistes de recherche (l'une concernant l'actant et l'autre la posture de l'usager concret) on peut tenter de décrire le travail au cours duquel l'usager, par ses différentes postures, va se rapprocher de l'actant ou, au contraire, s'en éloigner. Comment, et par quelles manoeuvres, l'utilisateur va-t-il se plier aux instructions dictées par la machine ou, au contraire, lui résister ? J'ai fait l'hypothèse que les usagers cherchent à coopérer avec l'objet technique, et que les écarts entre posture et actant seront involontaires. En effet, dans l'exemple précédent, le jeu de nos deux jeunes gens avec les lignes de métro parisien reste une ressource intermédiaire qui prépare à l'abandon définitif. Remarquons, toutefois, que les usages documentaires et ludiques qui sont parfois proposés comme deux options différentes par les concepteurs s'imbriquent ici dans les pratiques de nos utilisateurs. L'usage ludique devient, pour chacun, une ressource, un moyen de donner sens à l'environnement, à un moment de l'interaction où la situation pourrait lui échapper. Quelques instants plus tard, cette ressource est abandonnée et, ne parvenant à s'ajuster au programme d'action, nos adolescents abandonnent l'ordinateur.

    Explorer les instructions

    Je voudrais à présent éclairer la gamme des ressources mises en oeuvre par les usagers pour se conformer au dispositif élaboré par les concepteurs. Quels types de savoir-faire vont-ils mobiliser pour se loger dans le cadre mis à leur disposition ? Soit donc l'observation suivante. Devant un autre écran, j'avise un jeune homme qui essaie vainement d'avoir accès à une base de données qui lui est familière. Après avoir cliqué, Autres serveurs dans le monde sur la liste disponible, il indique l'adresse à laquelle il souhaite accéder et m'explique qu'il s'agit d'une base de données musicales, située aux États-Unis, dans l'université d'Indiana. Sa demande n'aboutit pas. « Le réseau doit être saturé commente-t-il. Derrière lui, une jeune fille conseille avec un fort accent américain :

    "Il faut mettre de nouveau son adresse... lorsque le réseau est saturé, ça marche quelquefois». Le jeune homme s'exécute, sans succès. "D'habitude, m'explique-t-il déçu, j'y passe des heures. » Il laisse alors sa place à la jeune fille qui essaie, elle aussi, d'obtenir l'accès à une base de données, le site de Michael Jackson. Dès lors, une conversation en anglais s'engage entre nos deux protagonistes. Tous deux comparent l'outil Internet que leur propose la bibliothèque à ceux dont ils ont pu disposer ailleurs. La jeune fille constate que d'habitude », il y a beaucoup plus d'icônes. Le jeune homme abonde dans ce sens, insistant sur le fait qu'il lui suffit, d'ordinaire, de donner un ordre pour que la machine s'exécute. Durant l'échange, l'écran affiche « Bienvenue au site de Michael Jackson », avec en fond, une photo de l'artiste. Une liste apparaît bientôt et ils en prennent connaissance tout en continuant à converser. L'adolescent évoque quelques endroits de Paris depuis lesquels on peut accéder à Internet. Il signale un cinéma dans les Halles dans lequel il y a un serveur Internet qui offre plus de services, mais dont l'utilisation coûte 25 F la demi-heure. Une troisième personne, attendant son tour, se joint à la conversation et demande des précisions sur ce café : Y a-t-il des personnes qui sont là pour vous renseigner ? Est-ce qu'il y a une messagerie ? Pendant la discussion, la jeune fille jette parfois un coup d'oeil à l'écran. Elle s'exclame : « Que c'est long !» évoquant, encore une fois, les autres serveurs qu'elle connaît. L'adolescent met en cause la nature du logiciel, peu performant, selon lui. Finalement, la jeune américaine abandonnera la tentative de connexion, découragée par le temps que prennent les manoeuvres.

    Comme dans les exemples décrits précédemment, nos deux interlocuteurs mettent ici en oeuvre un travail interprétatif pour comprendre les difficultés de coopération avec l'écran (pourquoi l'accès à la base de données est difficile ? Pourquoi est-ce si long ?). Cependant, ce travail prend appui ici sur un certain nombre de ressources qui n'étaient pas mobilisées auparavant. Nos deux usagers vont parvenir à faire parler l'objet technique dans un langage qui leur convient, non en l'utilisant partiellement, en saisissant à défaut quelques éléments dans un parcours ludique, mais en orientant l'outil suivant le but d'origine : accéder à une base de données spécifique. On se souvient que nos deux précédents usagers, après s'être exercé à faire des trajets dans le métro parisien, souhaitaient utiliser d'autres services, en continuant à se promener dans le réseau. Or, n'ayant pu adapter l'objet à leurs souhaits, ils se sont contentés de suivre les rappels à l'ordre du programme pour rebondir sur un autre plan et finalement abandonner. Ici, au contraire, les usagers font converger leurs efforts pour parvenir à leurs fins. Pour ce faire, ils mobilisent un certain nombre de ressources sociales, faisant ainsi preuve d'une capacité à prendre appui sur des connaissances acquises dans le passé pour maîtriser la situation présente. En premier lieu, parce qu'ils dominent une langue commune, l'anglais, mais aussi parce qu'ils connaissent un certain nombre d'éléments qui peuplent l'univers Internet (un logiciel, un réseau saturé, des icônes, un serveur, etc.), ils vont identifier ensemble les problèmes rencontrés, puis imputer ces difficultés à des causes extérieures, c'est-à-dire dont ils ne sont pas responsables (la saturation du réseau, le logiciel trop peu performant). Ils se déchargent ainsi des problèmes éventuels qui paralysent l'action. On voit la différence avec les cas précédents où les usagers, bien qu'ayant le sentiment que l'ordinateur appartenait à leur univers culturel, ne disposaient pas des éléments de connaissance suffisants pour diriger la machine. Naviguant à vue, ils cherchaient à contourner les instructions pour continuer un cheminement chaotique et solitaire. Ici, les instructions sont explorées à l'appui de signes connus, non pas seulement d'indices fragiles collectés un peu au hasard des manipulations, mais de repères communs qui seront activés dans le cours de l'action (les icônes, les autres serveur, etc.). Ce mode de traitement des problèmes permet de poursuivre l'interaction avec la machine. Même lorsqu'ils décident d'abandonner la recherche, les raisons de l'abandon sont connues, elles ont été débattues. Ils sortent gagnants d'une situation dominée, une situation qui a d'ailleurs été l'occasion de nouer des liens, d'instaurer une convivialité à deux, puis à trois. Nous allons examiner, dans l'exemple suivant, une scène toute différente.

    Ça a explosé...

    Je reviens, à présent, à l'espace des CD-ROM, une jeune étudiante se tient devant un écran multicolore. Je lui demande si je peux l'observer. Elle me dit qu'elle n'y voit pas d'inconvénient, mais que ça a explosé». Tandis que nous regardons toutes deux, perplexes, l'écran, un homme s'approche et vient nous demander si "ça donne accès à des livres ». Je lui explique que ça donne surtout accès à des bibliographies Il est amusé par l'allure de l'écran multicolore. La jeune étudiante a l'air passablement agacée par son air hilare. Elle demande, agressive: « Ça vous amuse que ça explose? » Puis, elle décide de demander de l'aide au bibliothécaire assis au bureau d'information. Pendant ce temps, j'appuie, un peu au hasard, sur une touche qui permet de ré-initialiser et je fais repartir la machine. La jeune fille revient et s'installe devant le poste de consultation. Elle se dit encore « très énervée », accepte du bout des lèvres de me dire qu'elle est étudiante en histoire et qu'elle recherche une bibliothèque où trouver une revue d'histoire contemporaine dont elle a le titre. Son ton agacé, cependant, et son attitude peu coopérative - elle me masque l'accès à l'écran - me dissuadent de continuer l'observation.

    On assiste ici à une façon distincte de traiter les problèmes de coopération avec l'écran. Il n'y a pas de travail d'exploration, autour des règles définies par les concepteurs. Cette étudiante ne cherche pas à constituer ses propres repères face à ce qu'elle identifie comme une explosion ». Les troubles de compréhension appellent immédiatement une demande d'aide auprès du bibliothécaire. C'est un recours à la médiation humaine, auprès d'un personnel identifié comme compétent, c'est-à-dire qui aura la capacité de rétablir une communication avec la machine, capacité dont elle se sent elle-même dépourvue. Parallèlement, les autres interventions humaines sont vécues comme une intrusion, elles éloignent de la solution. Il n'y a pas de recherche d'entente, pas de création de liens autour de l'objet technique.

    Baliser l'espace

    Si l'interaction entre les hommes et les machines, comme le montre Lucy Schuman, requiert le même type de travail interprétatif que celui qui caractérise les interactions entre des personnes, des ressources fondamentalement différentes sont à leur disposition. Les individus, en effet, mettent en oeuvre quotidiennement, dans les échanges avec autrui, pour rendre intelligibles leurs actions ou certains événements, des compétences communicatives, c'est-à-dire qu'ils s'assurent que la personne leur faisant face a bien compris ce dont il est question, coopérant ainsi pour que la situation de communication soit effective (on s'assure par une multitude de petits gestes, signes de tête, regards, etc. que l'interlocuteur a compris un propos). Or, on le voit dans les exemples précédents, ces éléments font défaut dans un procédé de communication avec la machine. Il y a, ainsi, des ruptures de compréhension qui, si elles existent dans le cadre d'interactions de face à face entre humains, sont traitées en terme de détection et de réparation. L'absence de ce type de ressources peut être problématique dans la communication homme-machine. Les cas étudiés montrent que dans les situations de face à face avec l'objet technique, les méthodes mises en oeuvre pour traiter et réparer un processus d'incompréhension, sont variables et qu'elles dépendent largement des compétences sociales et cognitives acquises par les usagers avant le face à face avec l'ordinateur dans la bibliothèque.

    D'autres observations permettraient de mieux connaître la gamme des compétences mises en oeuvre par les usagers et d'esquisser différentes figures du traitement des troubles de compréhension. Comment, par exemple, les usagers inter-prètent-ils les messages inscrits sur l'écran ? Certains disent ne pouvoir en prendre connaissance. Ainsi, une jeune femme, interrogée lors d'une utilisation du CD-ROM Le Monde, explique certaines de ses difficultés de manipulation de la façon suivante : « L'écran est chargé de messages... je ne sais pas par où commencer, par quelle touche du clavier». Elle ajoute qu'elle aurait besoin d'un exemple de recherche, c'est-à-dire d'une image mentale de l'ensemble du logiciel (12) . D'autres usagers ne semblent pas voir les messages inscrits à l'écran. Ainsi, l'image qui apparaît dans les serveurs Internet, situés à l'entrée de la BPI, propose plusieurs services, dont autres serveurs dans le monde Or, atteindre une base de données située ailleurs qu'à la BPI, exige de passer par cet item. Il semble pourtant, au grand regret du personnel, que beaucoup d'utilisateurs « s'obstinent à passer par l'icône et essayent d'inscrire directement leur adresse, ce qui ne marche pas On est, ici, devant un phénomène identique à celui décrit par Yves Toussaint (13) à propos des utilisateurs des services Minitel. Il met en évidence le fait que face à l'accroissement considérable de services, les usagers du Minitel craignent bien souvent de s'égarer. Ils choisissent ainsi deux ou trois parcours, quelques services dont ils savent qu'ils ne leur réserveront pas trop de surprises et de la sorte ils ne s'y perdent plus. Certains usagers des écrans, cherchent ainsi à baliser l'espace. Lorsqu'ils ont établi des repères, des trajectoires, un peu comme on trace des itinéraires familiers dans une ville, ils éprouvent la plus grande répugnance à en sortir.

    Observer dans les bibliothèques

    Cette promenade dans la BPI nous a permis d'identifier plusieurs points qui devraient être éclairés pour qui voudrait mieux comprendre les modes de coopération entre les usagers et les écrans. Retenons tout d'abord que les nouvelles technologies, lorsqu'on les met à la disposition du public, s'accompagnent d'un programme d'action, c'est-à-dire d'un certain nombre de présupposés sur les opérations qui seront effectuées par les usagers, sur leurs compétences. Or, les activités des usagers réels sont parfois très différentes. Un bon protocole d'observation doit donc distinguer deux pistes d'enquête : la première s'intéressant à l'actant, l'usager tel qu'il est conçu par les concepteurs, et la seconde envisageant les postures des usagers réels. Ainsi, lors de la mise en place des CD-ROM ou des bases de données dans une bibliothèque, le responsable pourrait s'interroger sur les compétences dont les utilisateurs sont supposés dotés, avant même de se lancer dans des investigations sur les compétences réelles du personnel.

    Ayant différencié ces deux pistes, il s'agit donc de porter attention simultanément aux activités interprétatives des usagers, à leurs explorations diverses et plus particulièrement aux différentes figures de traitement des problèmes de compréhension face à l'écran. Ceci permettrait de mieux comprendre quel savoir-faire leur est nécessaire pour mener de façon satisfaisante une interaction. À quelle condition peut-on coopérer ? Quels processus conduisent à être persévérant, à comprendre que l'on doit avancer une recherche documentaire, pas à pas, étape par étape ? Quels facteurs vont permettre une lecture facile à l'écran ? Le fait d'avoir déjà disposé d'un traitement de texte ? D'avoir utilisé un logiciel de jeux ? Ou d'autres ressources dont, pour l'instant, nous n'avons pas idée ?

    Un tel programme présuppose d'accumuler les observations in situ, d'usagers utilisant des outils interactifs, en combinant observations et entretiens autour de l'usage des instruments. Comme on l'a vu l'observateur doit être en mesure de décrire les troubles de compréhension qui parfois ne sont pas identifiés comme tels par les utilisateurs. Il s'agit de faire expliciter aux usagers les difficultés ressenties, en forgeant, par là même, des outils pour enregistrer des opérations cognitives, sociales qui ne peuvent être visibles dans l'enquête sur questionnaire. Autrement dit, il faut se situer dans les mailles du filet de l'enquête réalisée par questionnaire, en mettant en lumière des processus, des opérations qui restent dans l'ombre lors-qu'on a recours au recueil de données quantitatives. Il s'agirait de mettre en place de véritables observatoires des pratiques des usagers des outils interactifs dans nos bibliothèques.

    De ce point de vue, les remarques des formateurs qui s'efforcent de mettre à la disposition du public ces nouvelles ressources que sont les CD-ROM sont forts utiles. Cependant la réalisation d'études effectuées par des chercheurs (anthropologues, sociologues) extérieurs au monde des bibliothèques apparaît tout aussi nécessaire. Le bibliothécaire, en effet, engagé dans les relations quotidiennes avec le public, cherchant à orienter les lecteurs vers l'accès aux documents, à les conseiller dans la manipulation de ces outils, n'occupe pas la position idéale pour enregistrer toute la gamme des difficultés rencontrées face aux écrans. Dans cette perspective, une collaboration entre chercheurs en sciences sociales et bibliothécaires, déjà amorcée dans le passé dans le domaine de la sociologie de la lecture, doit être envisagée. On pourrait, d'ailleurs nouer cette collaboration dans d'autres champs de recherche, notamment la psychologie cognitive. Cela permettrait de traiter plus spécifiquement des problèmes d'apprentissage et d'acquisition des connaissances qu'entraîne la lecture sur écran. La multiplication de ce type d'observations qualitatives, apporterait un éclairage sur une réalité bien souvent inconnue et qui fait pourtant le quotidien de la vie des bibliothèques. Les bibliothécaires pourraient ainsi accumuler des données sur l'usage, dont les concepteurs disent de plus en plus avoir un besoin criant.

    1. Une large réflexion sur ce sujet est amorcée depuis plusieurs années par des chercheurs de différentes disciplines (sociologues, anthropologues, cognitivistes, politistes, linguistes). Pour une synthèse sur l'état de la question voir l'article de Pierre Chambat Usages des TIC : évolution des problématiques -, miméo-L'IRIS. retour au texte

    2. Publics à l'oeuvre/ Jean-François Barbier-Bouvet et Martine Poulain - BPI, Centre Georges Pompidou ; Constances et variances / Martine Poulain - BPI, Centre Georges Pompidou. retour au texte

    3. Ce groupe, qui s'est réuni de janvier à juin, s'est interrogé sur le rôle des bibliothécaires, comme médiateurs entre les outils multimédias et le public. Une réflexion collective a ainsi été amorcée sur les usages diversifiés de ces techniques interactives. Cet article bénéficie largement des idées, suggestions et lectures communes qui ont été réalisées par les participants : Luce-Marie Albiges. Dominique Baude, Éliane Bernhardt, Anne-Marie Bertrand, Marie-Annick Chapuis, Sylvie Chétaille. Christiane Clerc. Philippe Debrix. Nic Diament, Jean Dufour. Philippe Guillerme, Jean Jouffret, Patrick Mignon, Michel Piquet, Maryse Rosso, Claire Stra. Chantai Simon et Bernard Tarayre. retour au texte

    4. Selon une définition proposée par Dominique Baude, lors de la première réunion du groupe de réflexion. retour au texte

    5. Dialogue ou labyrinthe. La consultation des catalogues informatisés des usagers- BPI, Centre Georges Pompidou. retour au texte

    6. Voir sur ce point l'article de Dominique Baude . Formation aux CD-ROM à la Bibliothèque publique d'information in BBF, T 40, n° 4, 1995. retour au texte

    7. Ces observations ont été menées en collaboration avec Anne-Marie Bertrand et Patrick Mignon, au sein du service Études et Recherche Elles participent également des travaux en cours de Phung Bui, Florence Danquiny et Cécile Morzadeck, toutes trois étudiantes et stagiaires à la BPI. retour au texte

    8. L'interactivité, rencontre entre visiteurs et concepteurs. / Joélle le Marec in Publics et Musées, n° 3, juin p 95, 1993. retour au texte

    9. Les mots pour le faire, conception des modes d'emploi / Dominique Boullier et Marc Legrand (dir) . - Paris, Éditions Descartes, 1992. retour au texte

    10. Ces concepts sont empruntés à Madeleine Akrich Les objets techniques et leurs utilisateurs. De la conception à l'action in Raisons pratiques - les objets dans l'action. De la maison au laboratoire, n° 4, pp. 35-57, 1993. retour au texte

    11. Plans d'actions / Lucy Schuman, in Raisons pratiques- les objets dans l'action, n° 4, pp. 15-34, 1990. retour au texte

    12. Observations extraites du mémoire de Phung Bui « L'utilisation des CD-ROM pour la transmission des savoirs .>, étudiante en information-communication à Paris-VIII, qui a contribué par ses analyses régulières à la mise en place d'un observatoire des usages des nouvelles technologies à la BPI. retour au texte

    13. La parole électronique - / Yves Toussaint in Esprit, novembre 1992, pp. 127-139. retour au texte