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    Par Maud Espérou
    Philippe Urfalino

    L'Invention de la politique culturelle

    Paris : Comité d'histoire du ministère de la Culture, la Documentation française, 1996. 361 p. Prix : 120 F. Histoire des politiques culturelles de la France contemporaine / Philippe Poirrier. - Dijon : Bibliest, Université de Bourgogne, 1996. 128 p. Prix : 90 F.

    Voici deux livres dont les titres sont presque identiques et qui apparemment recouvrent le même sujet. Le pluriel accordé à la politique culturelle nous indique déjà que la conception du second ouvrage diffère notablement du premier ; comme il ne peut y avoir qu'une Éducation nationale, la politique culturelle ne peut être qu'une. Cette toute première remarque ne saurait résumer les différences profondes d'approche de ces deux livres, sur lesquelles nous reviendrons. Le singulier et le pluriel des énoncés ne sont pas indifférents, comme le souligne Philippe Urfalino dans un autre texte (1) : « Le pluriel [est] moins exigeant... [On pourra faire] une histoire du droit d'auteur, de l'intervention de l'État dans les différents domaines - comme le théâtre, les arts plastiques, la musique, la lecture ou le livre, les monuments historiques Le singulier témoigne pour un concept alors que le pluriel focalise sur des mesures, des lois, des réalisations qui émanent de l'autorité publique. Cette vision de la politique culturelle, conçue par André Malraux, s'est faite réalité dans un temps précis, sous la VeRépublique, en 1959, grâce à une structure administrative toute entière vouée à sa mise en oeuvre.

    L'ouvrage d'Urfalino est presque totalement consacré à ce qu'il appelle dans l'article précédemment cité la singularité d'une invention : le moment Malraux ». Le ministère que le Général De Gaulle réserve à l'écrivain marque l'acte fondateur de la politique culturelle qui évoluera, peu à peu, durant les trois décennies suivantes, au gré des ministres et de leurs attributions (2) , et se transformera en politiques publiques de la culture.

    Qu'entendre par politique culturelle ? Urfalino n'en donne pas une définition qui se réduirait à quelques mots. L'analyse de la politique voulue par Malraux et mise en oeuvre par les directeurs du ministère qu'il avait choisis en fait comprendre toute l'originalité, qui par certains côtés s'apparente à une utopie. Le ministère, émancipé de l'Éducation nationale, des institutions académiques et des « politiques façonné par des hommes nouveaux, proches de Malraux, comme le furent Gaë-tan Picon, Pierre Moinot ou Emile Biasini, infléchit sa démarche en deux directions. Deux modèles de démocratisation culturelle furent confrontés. Le premier, issu d'une tradition de l'Éducation populaire, espère attirer le public (théâtre ou musée) par tous les moyens et " que de temps en temps un heureux hasard provoquera les découvertes de valeurs supérieures ». Pour le peuple qui a peu de loisir et « qui n'est pas rompu aux exercices de l'esprit... les manifestations qui lui sont destinées doivent être attrayantes, faciles et utiles ». L'autre modèle, celui qui fut préféré, et qui récuse l'amateurisme ou le mépris sous-jacent de la démarche précédente, s'exprime dans cette phrase prononcée par Malraux devant l'Assemblée nationale en 1966 : « La culture est populaire par ceux qu'elle atteint, non du fait de sa nature. »

    Devant les grandes oeuvres de l'humanité « la culture pour chacun opposée à une « culture pour tous » suppose non pas des cultures singulières mais une appréhension ou une relation individuelle à une culture universelle. Par là il rejoint Jean Vilar dans son TNP. Rien ne fait mieux comprendre la doctrine du ministère que cet extrait d'un texte de février 1961 : «Tant qu'on partira du principe qu'un homme ne peut aimer le théâtre s'il n'essaie pas d'être acteur, d'une part, et que d'autre part, pour le peuple Ces dames aux chapeaux verts et l'Ami Fritz sont plus accessibles que Corneille, on ne pourra jamais entreprendre une action culturelle qui soit dégagée de cette espèce de mépris qui la tue dans son germe. L'exemple de Jean Vilar est ici plein d'enseignements : Vilar n'a jamais voulu tricher avec les goûts du peuple. Il a joué Corneille, Sophocle, Brecht, Claudel. Et le peuple a découvert qu'il aimait mieux cela que les romans de la presse du coeur. »

    C'est à travers le projet des maisons de la Culture que devait prendre forme la politique culturelle. Ces modernes cathédrales étaient destinées à réduire deux inégalités d'accès à la culture, sociale et géographique. Ces maisons ne devaient pas obligatoirement abriter une scène théâtrale, bien que le théâtre ait été ressenti comme un vecteur privilégié de l'action culturelle, mais devaient par l'architecture elle-même être des lieux de rencontre entre le public et la « haute culture ». Confrontées aux réalités budgétaires - 1 milliard de francs était nécessaire, 185 millions furent accordés par le Budget -, à l'absence de personnel, aux conflits avec les municipalités, qui ne voulaient pas se couper de leurs élus et des associations locales et dont souvent les conceptions esthétiques et les idéologies politiques étaient opposées à celles du ministère, déchirées entre animateurs » et « créateurs », les maisons de la Culture perdent leur exemplarité dans le processus de la démocratisation culturelle. Après 1968 elles sont rejetées définitivement autant par la droite qui y voit des foyers de contestation politique que par la gauche pour qui elles « ne font que pallier (au sens précis de dissimuler) les inégalités culturelles (3) ».

    Urfalino esquisse les années après Malraux et la lente dégradation de sa vision généreuse. Désormais la culture n'est plus liée à l'universel, le relativisme y a sa place. Culture et économie sont associées, puisque la culture a des vertus économiques : les industries du disque, de la couture et aujourd'hui les grands chefs cuisiniers revendiquent leurs activités comme artistiques. Le ministère n'est plus que le ministère des « artistes ».

    Philippe Urfalino concentre presqu'exclusivement son travail sur les maisons de la Culture et leur évolution. On pourrait lui reprocher son parti pris théorique qui lui fait négliger l'ère des grandes expositions inaugurée par l'auteur du Musée Imaginaire: l'hommage à Picasso, au Grand Palais et à la BN, en 1966, attirait, contre toute attente, plus de 600 000 visiteurs ; en neuf semaines, l'Orangerie voyait défiler plus de 300 000 personnes pour des Vermeer qui n'étaient pas venus en France depuis plus de 50 ans. Au mépris des académismes existants, Malraux commandait à Chagall le plafond de l'Opéra et à Masson celui de l'Odéon. Si, aujourd'hui, les expositions courantes dans les musées de province et les grandes rétrospectives parisiennes sont légitimées, on le doit assurément à cette politique inventée dans les années 1960.

    Pour une nouvelle génération de bibliothécaires, l'absence du livre et de la lecture, au sein du ministère Malraux, peut surprendre. Les bibliothèques ne sont tombées dans l'escarcelle du ministère de la Culture qu'à la suite de manoeuvres politiciennes en 1975 après la disparition de la Direction des bibliothèques et de la lecture publique et en 1981. Les hommes de la politique culturelle pressentaient peut-être l'erreur de séparer des institutions dont les objets sont identiques, quand bien même leurs usages et leurs pratiques différeraient parfois.

    À côté du livre d'Urfalino qui est une véritable thèse appuyée sur des références nombreuses, et dont on ne peut que recommander la lecture à tous ceux qui se reconnaissent dans le legs d'André Malraux, l'ouvrage de Poirrier est un manuel à l'usage des étudiants destinés aux carrières culturelles. Philippe Poirrier porte son attention sur les politiques publiques en faveur de ce qu'on peut appeler aujourd'hui activités et pratiques culturelles. Il remonte aux "héritages depuis François Ier jusqu'à la Révolution, couvre un siècle et demi de gestion des Beaux-Arts, traite en une partie la décennie Malraux et nous amène, enfin, jusqu'en 1995. Institutions et réalisations sont décrites et assorties de tableaux de budgets et d'encadrés, sorte d'aide-mémoire pour examens. Les réalisations des années Lang sont particulièrement bien couvertes ; elles offrent un bilan contrasté et ont attiré les critiques sévères de Marc Fumaroli et de quelques autres intellectuels, critiques que l'auteur analyse en fin d'ouvrage.

    La partie historique, malheureusement, décourage le lecteur un peu attentif : comment écrire « la création du dépôt légal représente également une étape importante pour l'histoire des bibliothèques publiques en France », sans mentionner que l'ordonnance de François Ier visait à surveiller les livres imprimés et à empêcher la diffusion du protestantisme. Le dépôt légal s'avéra un bienfait pour la Bibliothèque nationale, plus de trois siècles plus tard. Un encadré sous le titre "Corneille, un caméléon parmi d'autres » peut surprendre : les conditions d'écriture et de publication du xvnesiècle ne sont pas celles d'aujourd'hui et on ne peut prêter une psychologie moderne à un homme qui a écrit pour le théâtre, il y a quatre siècles. Nous ne poursuivrons pas le catalogue d'approximations historiques que nous avons relevées mais nous tenons à mettre en garde les lecteurs peu familiers avec l'histoire culturelle.

    1. L'histoire de la politique culturelle in Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli : Pour une histoire culturelle, Paris, Le Seuil, 1996. retour au texte

    2. De ministère des Affaires culturelles au départ, il devint, en 1974, ministère des Affaires culturelles et de l'Environnement, ce ne fut plus qu'un secrétariat d'État à la Culture en 1976, pour redevenir ministère de la Culture et de l'Environnement pendant un an ; de 1978 à 1981, la Communication entra dans les attributions du ministère ; de 1981 à 1986, Jack Lang fut simplement ministre de la Culture ; en 1986, nouveau changement, François Léotard s'adjugea en outre la Communication que garda Jack Lang auquel il ajouta, en 1991, les Grands Travaux et le Bicentenaire; de 1991 à 1992, le ministère ne fit qu'un avec le ministère de l'Éducation nationale ; en 1993, nouvelle métamorphose, Culture et Francophonie sont attribuées à Jacques Toubon ; aujourd'hui et pour combien de temps (?), les attributions du ministre se réduisent à la Culture. Toutes ces évolutions dans le titre du ministère en disent long sur les écarts dans la conception de la culture qu'ont eue les successeurs d'André Malraux. retour au texte

    3. P. Bourdieu, A. Darbel, L'Amour de l'art, Paris, Éditions de Minuit, 1969. retour au texte