Index des revues

  • Index des revues
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓

    Les bibliothèques dans leur patrimoine

    Par Jean-Claude Garreta, Ancien bibliothécaire de l'Arsenal, Président ABF 1892-1985

    La notion de patrimoine s'est enflée depuis vingt ans de multiples facettes. À l'origine patrimoine artistique et bien vite architectural, il est aujourd'hui archéologique, industriel, génétique, littéraire (les oeuvres comme textes), écrit (les livres comme supports) : quels secteurs de l'activité et de la création humaine lui sont encore étrangers ? L'ancien ne lui suffit plus, c'est le passé le plus récent qui est progressivement englobé, inconscient aveu de précarité par une société ne pouvant plus ignorer que toutes les civilisations sont mortelles.

    Les bibliothèques ont à leur charge le patrimoine écrit, comme en témoigne la remarquable (sinon complète) collection du Patrimoine des bibliothèques de France, et nous n'avons pas besoin d'y insister ici, mais elles recèlent aussi un patrimoine architectural et parfois mobilier, ce que nous voudrions évoquer non pas sous le seul aspect de la conservation brute, mais dans l'animation, la mise en valeur donc l'appréhension par le public de ces ensembles caractéristiques.

    Quels éléments composent donc ces combinaisons qui confèrent à beaucoup de bibliothèques, en France et ailleurs, dans le jeu de leur fonctionnement propre, un pouvoir d'attraction, de séduction, auquel le public se montre si sensible ? Schématiquement, une bibliothèque publique (c'est-à-dire ouverte au public), c'est une réunion de livres autour d'une table et d'une chaise pour les lire ou simplement les consulter ; les librairies furent aussi, jadis, des librairies à chaise, mais pour faciliter la conversation, objectif que les bibliothécaires expriment d'ailleurs aujourd'hui par le mot rencontre (entre les lecteurs). Ce principe fondamental du rapprochement entre le lecteur et le livre entraîne naturellement le besoin d'une construction qui encourage un tel contact.

    Le plus ancien souci de la création architecturale a peut-être été celui de la mise à l'abri (comme c'est le cas de l'habitation humaine), préservant les collections de manuscrits obtenus, copiés avec beaucoup de peine, de l'humidité du sol, du risque d'incendie et aussi (les livres enchaînés) de l'appropriation égoïste. Après la vulgarisation par l'imprimerie, c'est le temple du savoir qui va être le thème dominant la construction, comme le XIXe siècle en a laissé en France de nombreux exemples, monuments sévères, voire rébarbatifs, car les pouvoirs publics ne devaient connaître et encourager que la lecture d'étude, au service de la connaissance, désintéressée ou utilitaire. À Niort comme à Perpignan, à Marseille comme à Poitiers ou à Rouen, ces bibliothèques, qui ne répondent plus aux besoins ni au goût des lecteurs d'aujourd'hui, ont eu pourtant un public peut-être restreint mais fidèle, appréciant d'abord les res sources que l'on y trouvait, mais aussi la personnalité des bibliothécaires bien informés de leur fonds et un site tranquille loin de l'agitation et des soucis du monde. Et tout naturellement cette création architecturale s'est accompagnée dès la fin du XIXesiècle d'une recherche sur le mobilier pour créer des lieux où le lecteur aime séjourner. N'a-t-on pas pu présenter à Düsseldorf, l'an passé, une exposition consacrée aux chaises de bibliothèques ?

    Le décor architectural est donc le premier élément de base donnant son cachet au site, au gisement de savoirs que constitue une bibliothèque, et la construction y a répondu avec les conceptions et les matériaux de l'époque, ne tolérant de percées que pour assurer l'éclairage naturel ; nous avons maintenant cette volonté d'ouverture et d'accueil donnée -par la transparence du verre dans les réalisations de la fin de ce siècle-ci, limitée pour les magasins (parfois après coup) par les nécessités des règles de conservation des collections.

    Qu'en pense le lecteur ? P. Franqueville a justement observé (Contre la bibliothèque idéale, BBF n° 5, 1996) que le lecteur invente de nouveau les espaces construits pour lui, « le programmateur programme, le lecteur détourne, quand ce n'est pas le bibliothécaire lui-même En fin de compte, on peut dire que, si ingrates qu'en soient les conditions, toute bibliothèque réussit à conquérir le farouche attachement d'un noyau de fidèles qui, pas seulement par habitude, regrettent de quitter un bâtiment d'une conception fonctionnelle en son temps mais devenue obsolète.

    Plus nombreux sont ceux qui ont de bonnes raisons de s'accrocher à un site accidentel en rechignant à s'installer dans la bibliothèque qu'on leur impose, conçue selon les plus modernes règles de l'art. Nous voulons dire que les sites les plus appréciés sont plus rarement les bibliothèques construites comme telles que celles qui se sont coulées dans un moule édifié à d'autres fins et qui se le sont approprié par une extension progressive en douceur ; l'Arsenal en est l'exemple le plus flagrant.

    Nous voyons ici apparaître la notion de patrimoine (architectural) avec le facteur de l'ancienneté : il est important, mais non proportionnel.

    Quelques rares bibliothèques peuvent s'enorgueillir de vivre dans une architecture multiséculaire, tardivement réoccupée, comme à Langres, dont la bibliothèque a repris en 1987 sa place dans le cloître de la cathédrale du XIIIe siècle, mais dès l'origine à Noyon, sans doute la plus ancienne bibliothèque vivant à la même place, dans l'aile du chapitre élevée en 1506 (la première se visite librement, la seconde est actuellement fermée au public).

    Plus nombreuses sont celles installées dans des hôtels particuliers ; citons seulement Saint-Quen-tin, Albi (hôtel Rochegude), Châlons (hôtel Dubois-Crancé) : adaptés avec un bonheur inégal à leurs nouvelles fonctions, ces lieux habités, ne serait-ce que par leur taille familiale, si l'on peut dire, donnent ordinairement un cachet avenant mettant le lecteur en confiance pour découvrir à son tour l'intérêt, l'utilité, la saveur des collections qu'on y conserve.

    Car, on ne le répétera jamais trop, le premier critère pour apprécier une bibliothèque, c'est la richesse de son fonds. Et les éléments naturels de ces collections, ce ne sont pas seulement les documents écrits ou illustrés, livres imprimés et manuscrits, estampes, cartes et plans, partitions musicales, bref, une variété dont les départements traditionnels de la Bibliothèque nationale sont le modèle le plus achevé, sans oublier les monnaies et médailles (considérées à l'origine comme une collection complémentaire de portraits) ; on trouve encore des collections d'objets scientifiques dans les bibliothèques spécialisées comme l'École des mines ou le Conservatoire national des arts et métiers à Paris, l'École polytechnique à Palaiseau. Le risque existe de tomber dans l'hétéroclite assemblage que peut apporter une donation globale, acceptée en raison de l'importance des livres ; on songe à la collection de coquillages mentionnée par Max Jacob dans Le Flâneur des deux rives, aux cloches, aux épées plus ou moins académiques, à ces « meubles à incantation gongs et lits de mandarin, dépouilles d'une expédition « à la Chine ". Mais c'est là le résultat d'une série d'accroissements accidentels, non choisis, sans lien entre eux, alors qu'à la Renaissance il y a un érudit dont la curiosité suit l'évolution scientifique de son temps et la formation des sciences. La bibliothèque est un élément du cabinet de cet amateur ; le collectionneur rassemble dans une même pièce des livres et instruments scientifiques, objets d'étude, et des objets d'art. Pendant deux siècles se développe l'idée d'associer ainsi livres et objets divers, qui garderont un rôle décoratif lorsque le laboratoire et la galerie de tableaux auront pris leur indépendance, séparément.

    La même évolution s'observe dans les établissements publics. Au début du XIXe siècle, les bibliothèques municipales ont paru le lieu de conservation le mieux organisé pour accueillir, avec les livres, les objets d'art ou les curiosités apportés par les confiscations révolutionnaires. Des salles séparées ont ainsi existé dans un même bâtiment à Grenoble, Avignon ou Chambéry, mais, le développement des collections marchant de pair avec la spécialisation des conservateurs, on a été amené à consacrer une construction nouvelle dans un autre site en dissociant le musée et la bibliothèque. Les ensembles voués à l'histoire locale ont sans doute résisté plus longtemps ; c'est en 1932 que la bibliothèque de Versailles voit partir les objets d'art pour constituer le musée Lambinet, et en 1969 que la bibliothèque historique de la Ville de Paris s'installe à l'hôtel Lamoi-gnon, à un jet de pierre du musée Carnavalet, dont elle s'était émancipée administrativement juste avant la Grande Guerre tout en continuant d'y résider (dans l'hôtel Le Peletier de Saint-Fargeau, contigu). C'est exceptionnellement que l'unité administrative - et topographique - a survécu, comme à Bergues ou à Carpentras, où l'hôtel d'Allemand abrite maintenant dans deux ailes distinctes les livres et les objets d'art, préservant la proximité des collections fondées par Mgr d'Imguimbert, avec les cartouches anciens balisant les rayonnages du X\llie siècle. Mais c'est encore à la bibliothèque que Sobirats a légué sa collection de meubles, tableaux et estampes.

    Lorsque, à l'inverse, la bibliothèque est une dépendance du musée, et donc soumise aux principes de la muséologie, les lecteurs n'y trouvent peut-être pas leur avantage mais l'ornementation en a profité. En effet, les pratiques (faut-il le rappeler ?) diffèrent profondément : les visiteurs d'un musée parcourent le circuit des salles ouvertes en observant l'interdiction de toucher aux objets exposés; le lecteur, au contraire, vient s'asseoir à une table pour consulter des ouvrages qu'il manie nécessairement (avec toute la délicatesse souhaitable, naturellement). En revanche, le souci général des musées est de disposer les objets dans une combinaison flatteuse pour l'oeil et, tout naturellement, une bibliothèque (patrimoniale) dépendant d'un musée - nous ne parlons pas bien entendu de la bibliothèque de la conservation, de nature scientifique - bénéficie de cette préoccupation.

    C'est ce que l'on rencontre au château de Compiègne comme à Chantilly, au musée Condé, où l'on a soigneusement maintenu l'arrangement décoratif de la bibliothèque réunie par le duc d'Au-male ; mais seuls quelques chercheurs peuvent être autorisés à venir y travailler.

    Qu'on ne nous fasse pas dire que ces lecteurs sont des intrus, car, si leur démarche est agréée, ils jouissent de la même considération que les historiens de l'art, seuls autorisés à se rendre dans les « réserves » des musées (équivalents des « magasins » de nos bibliothèques).

    Les mêmes conditions - public restreint et fonds pratiquement fermé - offrent à la bibliothèque Marmottan (à Boulogne-Billan-court) le charme d'une bibliothèque privée décorée des souvenirs napoléoniens réunis par le fondateur, alors que les visiteurs du musée Marmottan (à Paris) peuvent en ignorer l'existence.

    Ces survivances de cabinets de travail gardant leur mobilier sont beaucoup plus difficiles - sinon impossibles - à réaliser dans les bibliothèques publiques ordinaires. L'unité fonctionnelle traditionnelle se fait elle-même de plus en plus rare, nous voulons dire le magasin des livres (anciens) ne faisant qu'un avec la salle de lecture ; on peut citer toutefois les bibliothèques de Gray, de Semur-en-Auxois, et le grand séminaire de Strasbourg. Cette cohabitation était sans doute un des agréments - inconscients - de la salle Labrouste rue de Richelieu : la vue, rendue à peine distincte par l'éloignement, des livres tapissant uniformément les murs jusqu'au départ des voûtes ne pouvait que faire ressentir la révérence due à l'immensité du savoir (mais, comme partout ailleurs, les lecteurs de la Nationale n'avaient à leur portée que de robustes usuels).

    À Louviers, la rotonde pimpante de 1833 toujours garnie des livres anciens de la bibliothèque municipale est maintenant une salle du musée, mais souvent les bibliothécaires ont réussi à laisser les livres dans leurs meubles - à défaut de maintenir pleinement l'unité de fonctionnement (magasin-salle de lecture) - en transférant les rayonnages du XVIIIe siècle lors des aménagements et déménagements. Comme un rappel tangible de ces « biens de première origine » - les bibliothèques des établissements religieux supprimés - que le raffinement des bibliothèques d'émigrés ne doit pas laisser oublier, ce sont les bibliothèques monastiques qui ont fourni souvent du mobilier fonctionnel de grande capacité, et d'abord les abbayes bénédictines, comme il se doit, que ce soit celles de Saint-Bertin pour Saint-Omer, de Saint-Denis pour l'Institut de France, ou les douze cabinets en épi de Moyenmoutier pour Épinal. Mais il y a aussi le collège jésuite de Pont-à-Mousson pour Nancy, la chartreuse de Val-Dieu pour Alençon et les cisterciens de La Ferté-sur-Grone pour Chalon-sur-Saône.

    Et, lorsqu'une bibliothèque occupe un monument historique, l'activité est tiraillée entre les deux besoins divergents. La priorité reste bien entendu au fonctionnement propre qui est d'assurer dans la salle de lecture la communication des livres aux lecteurs, mais il convient aussi, comme le prêche l'État aux propriétaires privés, d'entrouvrir aux visiteurs les parties monumentales, souvent classées monuments historiques précisément, alors qu'elles sont utilisées en magasins où les lecteurs n'ont pas accès. Cela suppose des moyens de surveillance, humains plus que matériels, qu'il est difficile d'obtenir, même à titre exceptionnel pour les Journées du patrimoine, dont le succès montre bien que nous ne pourrions pas nous y dérober.

    Parmi les bibliothèques assumant ce double rôle, il faut citer en premier lieu la bibliothèque de Versailles installée dans le ministère des Affaires étrangères édifié en 1761-1762 par Berthier, avec ses plafonds voûtés de briques (pour limiter l'emploi du bois) et les délicates vues des capitales européennes. Conférences et concerts attirant un large public se déroulent dans ces salles entièrement tapissées de livres, avec un éclairage très réussi. À cet exemple, depuis deux ans, des soirées littéraires et musicales sont organisées à l'Arsenal quand il n'y a pas d'exposition temporaire dans la salle.

    La mise en valeur du patrimoine des bibliothèques peut prendre des formes, des solutions absolument opposées. Au dernier étage du collège des Irlandais à Paris, la bibliothèque est dans son état d'origine, avec pour seul décor contre les murs les hauts rayonnages du XVIIIe mais regarnis au siècle suivant par des livres qui ne sont pas tous anciens. M. Caillet souhaite depuis longtemps qu'elle puisse en l'état retrouver sa fonction, mais pour l'instant il n'est pas possible d'y admettre les lecteurs. Un cas voisin est celui de la bibliothèque des Jésuites de Reims, dans un décor peint fastueux dont le cadre est d'autant plus intact qu'elle n'est plus qu'un site dans le parcours touristique de la ville ; les rayons seraient vides s'ils n'avaient gardé les faux livres fabriqués avec goût lors du tournage d'un film historique récent. Plus frustrant nous paraît le cas des musées où de vrais livres anciens sont disposés dans des meubles d'époque à titre purement décoratif. Les visiteurs du musée Gulbenkian ne peuvent à distance identifier que par leur taille les plus beaux exemplaires des grands illustrés français du XVIIIe siècle existant à Lisbon-ne : il n'en existe pas de catalogue.

    Mais le lieu qui offrirait les plus riches possibilités est sans doute la bibliothèque de l'Arsenal, monument historique habité par une bibliothèque depuis que la résidence de fonction du grand maître de l'Artillerie, commencée par Sully, est devenue en 1757 la demeure d'un bibliophile, le marquis de Paulmy. Comme pour la grande galerie de Troyes ou celle de Saint-Mihiel avec son plafond orné de guirlandes et la corniche de médaillons représentant des jeux d'enfants, au-dessus des rayons contenant le fonds ancien, une porte vitrée, au fond de la salle de lecture de l'Arsenal, permet aux lecteurs quotidiens de jeter un regard sur le salon Louis XVI aménagé pour la marquise de Paulmy avec ses fauteuils signés Jacob ou BVRB qu'utilisa plus tard, dans la même pièce, Mme de Genlis, et une table décorée dans le goût chinois. À certaines périodes d'affluence, des lecteurs sont admis à s'installer dans ce salon. C'est aux visites-conférences de la Caisse nationale des monuments historiques et d'autres organismes, groupes limités et dûment escortés, que l'on peut, non sans quelque risque, montrer le médaillier de Paulmy avec son dessus en mosaïque de marbre, le grand salon (1730) du premier lieutenant de l'Artillerie, et, au-delà du salon où se réunissait le cénacle de Charles Nodier (où se trouve le fonds des estampes), le bureau aménagé pour Henry de Bornier et décoré par son successeur José Maria de Heredia : le logis de l'Arsenal n'évoque pas des ombres anonymes

    Au passé propre de la bibliothèque appartiennent encore l'ancienne salle de lecture avec ses cartouches au nom de grands écrivains européens, décorée à l'époque où Charles X remit à l'État la bibliothèque achetée à Paulmy en 1785, le magasin aménagé dans la galerie Morland en 1880, quelques grands escabeaux roulants semblables à des hélépoles (comme il s'en rencontre également à Troyes et ailleurs) et les attributions qu'obtint Ameilhon, le premier bibliothécaire fonctionnaire, en 1797 : la pendule (1718) décorée par Boulle qui se trouvait dans la bibliothèque de Saint-Victor, le pupitre tournant des capucins de la rue Saint-Honoré, les six fauteuils de cuir de l'ancienne bibliothèque de la Sorbonne. Ce mobilier vint compléter celui délibérément laissé par Paulmy dans les salles qu'occupait sa bibliothèque. Les portraits donnés ou acquis plus récemment sont en rapport direct avec la bibliothèque : le duc du Maine, son fils le comte d'Eu, dernier grand maître de l'Artillerie, le lieutenant de police d'Argenson (grand-père de Paulmy), dont l'intervention se fait voir dans plusieurs dossiers des archives de la Bastille ; tout concourt à étoffer l'histoire d'une bibliothèque fondamentalement intégrée à son cadre, et la possibilité d'une extension sur place (sous le terre-plein) rendait d'autant plus aberrante l'idée d'une évacuation générale proposée par l'autorité même qui a depuis 1934 mission de protéger la bibliothèque de l'Arsenal.

    Pour terminer ce parcours sur une note optimiste, nous pouvons enfin citer des bibliothèques où la bibliothèque réussit à fonctionner dans les lieux les plus attrayants, ayant conservé leur décoration d'origine ou reconstitué un ameublement permettant aux lecteurs de se retrouver dans des sites raffinés.

    Au pinacle de ces ensembles, nul ne s'étonnera que nous placions la bibliothèque Mazarine. Non pas pourtant qu'elle soit parvenue jusqu'à nous dans son état ni son site primitifs, mais les éléments ajoutés par les siècles ont su se fondre dans une unité composite du meilleur aloi.

    Dès l'entrée dans l'Institut, la noble architecture de Le Vau donne le ton, l'escalier de Biet ménage un accès discret mais de haute tenue à la porte du premier étage (qui ne peut prétendre rivaliser avec celle de l'ancienne bibliothèque Sainte-Geneviève laissée dans le lycée Henri-IV). Mais, une fois entrés dans la galerie en équerre, on se trouve sans conteste dans la plus belle bibliothèque de Paris. On sait que les rayonnages ont été transférés dès 1689 de l'hôtel Mazarin rue de Richelieu au collège des Quatre-Nations, mais, sans parler des cantonnières de drap vert équipant toutes les tablettes, les bustes restituent le décor même d'origine, les lustres dispensent un éclairage mesuré. Et la lumière naturelle entre suffisamment par les fenêtres, d'où l'on a la plus belle vue du monde, osera-t-on dire en enchérissant sur J.C. Nemeitz qui, dès 1718, jugeait très agréable la situation de cette bibliothèque. Et l'on sait que la vitalité de la bibliothèque ne le cède pas à son glorieux passé.

    Plus modestement, à la bibliothèque Sainte-Geneviève, on a pu décorer la salle de la réserve avec les portraits des rois de France et quelques bustes ; des instruments scientifiques et le masque d'Henri IV sont dans le bureau du directeur, contigu, mais, si l'atmosphère connaît l'aimable recueillement de toutes les salles de réserve, on ne peut dire que l'architecture de Labrouste de 1850 contribue à recréer le climat du cabinet de curiosités décrit par du Molinet en 1692. Cependant, si l'on s'enfonce au-delà, on découvre, bien à l'abri, l'atmosphère feutrée qui convient à la précieuse section littéraire de la bibliothèque Doucet.

    À Paris encore, mais le public y est plus limité, il faut citer aussi le cabinet des monnaies et médailles de la Bibliothèque nationale de France. Les numismates dûment agréés y retrouvent les conditions de travail d'une collection particulière dans le décor reconstitué en 1901 à sa place actuelle, avec les médailles de Louis XV ; ils y parviennent après avoir traversé, en haut de l'escalier monumental du site Richelieu, les salles où le département a disposé des objets d'art variés autour du « trône de Dagobert >,.

    Les lecteurs qui ne sont pas numismates peuvent tenter pour des recherches exceptionnelles d'être admis dans les deux bibliothèques parlementaires, toutes deux aménagées sous la monarchie de Juillet. Celle du Sénat, conçue par A. de Gisors (comme la bibliothèque de l'École normale supérieure), est rythmée par des travées qui esquissent habilement ce qu'on nommerait aujourd'hui des carrels, de la surface d'un petit salon. Les six grandes baies donnent sur le jardin du Luxembourg, qui offre pour reposer la pensée la belle ordonnance de ses plates-bandes à défaut de hautes montagnes et de l'immensité des champs, comme le recommandait Claude Clément, ce théoricien des bibliothèques du XVIIe siècle. Et, si le regard monte au plafond, il embrasse les voûtes peintes par Delacroix tandis que bustes et objets d'art ponctuent le décor.

    On retrouve le même principe à l'Assemblée nationale, réalisée peu auparavant par J. de Joly, là aussi avec la collaboration de Delacroix, dans le même souci de donner aux parlementaires le confort orné d'un cabinet de travail particulier. Des vitrines protègent quelques-uns des fameux manuscrits de cette bibliothèque. Est-il besoin d'ajouter que le style de fonctionnement de ces bibliothèques est en harmonie avec leur cadre ?

    C'est un cas exemplaire de reconstitution qu'offre la bibliothèque de Dijon depuis l'aménagement de la salle de lecture sous l'impulsion de Charles Oursel en 1909, dans la chapelle de ce collège jésuite des Godrans où avait été ouverte une bibliothèque publique en 1705. La plus belle salle de France, écrivait Pol Neveux en 1932, ce que l'on peut encore soutenir grâce aux proportions admirablement mesurées voulues par le père Martellange au début du XVIIe siècle. N'importe quelle église ne conviendrait pas à un tel aménagement, mais ici la hauteur égale à la largeur engendre un volume qui n'écrase pas le lecteur, sans non plus qu'il y ait de la place perdue en hauteur. Les lecteurs se partagent quatre tables dans l'axe de la nef, les postes de consultation informatique sont discrètement regroupés dans le choeur, les rayonnages de livres équipent tous les murs des chapelles latérales et, à l'étage d'où les élèves des jésuites, de Bossuet à Buffon, suivaient la messe, les tribunes sont closes de grilles en fer forgé. Une chapelle latérale a conservé la décoration de sa voûte, des bustes dus à Caffieri, Lemoyne ou Attiret somment le pourtour, rappelant le décor traditionnel.

    C. Oursel pouvait écrire en 1929 : « Ainsi, l'opposition qui selon quelques théoriciens à courte vue existerait entre la bibliothèque musée et la bibliothèque utile est une idée arbitraire et une conception abstraite a priori. » Et on peut certains jours aller voir au second étage la bibliothèque primitive du collège des Godrans, avec son plafond à caissons orné de devises et, au premier, dans les galeries réalisées autour de la cour à la fin de la Révolution, le globe terrestre du père Legrand (1750). Dijon est donc l'exemple d'une bibliothèque ayant établi un décor selon les principes anciens dans un bâtiment classique pourtant non conçu à cette fin, en répondant avant tout aux besoins des lecteurs, jeunes ou vieux, par d'importantes collections d'usuels ; et c'est en plus, si l'on peut dire, qu'ils jouissent du site.

    Certes on dépasse à Dijon les dimensions du cabinet de l'amateur, mais en gardant la tradition. Les chercheurs savent bien que pour avoir à portée de main ne serait-ce que l'essentiel des livres utiles, il faut d'importantes surfaces, en attendant le jour où la numérisation permettra la consultation à distance sur son écran d'innombrables collections sans bouger de sa place, mais en gardant par-devers soi, gageons-le, quelques bons vieux dictionnaires sur papier. La fin des bibliothèques publiques n'aura pas lieu tant que l'on gardera le besoin du contact sensible avec le livre imprimé traditionnel, et l'attraction d'un lieu consacré par les lecteurs qui nous ont précédés.

    De même qu'habiter un château historique c'est le faire vivre, de même les monuments anciens (désaffectés) ne trouvent-ils leur véritable sauvegarde que dans une activité engagée dans la vie actuelle, et une bibliothèque y convient particulièrement, surtout avec des fonds anciens. Nous avons voulu montrer que l'existence d'un patrimoine mobilier était un privilège pour les vieilles bibliothèques, dans la mesure où elles réussissent à en faire bénéficier le public. Nulle part peut-être n'y est-on mieux parvenu qu'à Valenciennes : aux heures d'ouverture, les lecteurs ont accès au magnifique décor peint au XVIIIe siècle dans la bibliothèque des jésuites avec les trente-six portraits d'écrivains de l'Ordre au-dessus des rayonnages.

    Ce rôle supplémentaire, nous y insistons, de musée n'est réussi que si les circonstances historiques locales s'y prêtent ; toutes les bibliothèques ne peuvent donc y prétendre. Il ne faut surtout pas, en tout cas, qu'elles se restreignent à cette fonction de musée (même de la reliure), c'est-à-dire limitent leur usage à la seule contemplation de documents sous vitrines. Le lecteur doit rester le personnage principal et la bibliothèque le lieu d'une rencontre individuelle, tactile, directe, entre celui-ci et un texte ; l'ornementation ne doit pas devenir l'essentiel. Par ailleurs, en voulant accueillir toujours plus de lecteurs dans un même espace, il faut craindre d'obtenir une démesurée salle de montage intellectuel rappelant le film Les Temps modernes: les immenses salles de lecture, même anciennes, n'apportent pas l'intimité souhaitable pour la lecture, à de très rares exceptions près, comme à Berlin la Staatsbibliothek II, construite à l'Ouest il y a vingt ans, où, dans un volume unique, sont étagés comme sur des nuages des espaces séparés de capacité restreinte.

    Oui, nonobstant les sarcasmes adressés, avant que la notion de patrimoine s'impose à l'opinion, aux défenseurs de vieilles pierres accusés de vouloir transformer les villes en « musées » (sous-entendu : des vitrines mortes), heureuses sont les bibliothèques dont les livres profitent d'un environnement architectural et mobilier où se complaît le public. Privilège d'une élite, dira-t-on, mais notre volonté constante est justement d'élargir constamment cette élite, et le difficile est d'adapter au public de masse les restrictions dictées par la priorité de conservation parfaite du patrimoine, écrit ou non, accumulation d'un héritage composite résultant de l'histoire. Nous devons le transmettre aux générations à venir tout en pennettant aux lecteurs d'aujourd'hui d'en jouir.