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    La lecture comme jeu

    Causerie introductive au congrès de l'ABF "Qui lit quoi ?", mai 1984

    Par Michel Picard, Écrivain

    Je tiens avant tout à remercier l'ABF qui me donne le redoutable honneur d'inaugurer votre congrès, du moins en ce qui concerne les réflexions que vous allez entreprendre. A vrai dire je suis terrifié, d'abord à l'idée de devoir parler devant une assemblée aussi érudite, mais aussi pour une autre raison qui est qu'on m'avait laissé entrevoir une séance d'environ une heure et demie, ce qui aurait permis des débats certainement fructueux ensuite ; mais les littéraires sont compressibles à l'infini, le temps peut-être aussi, et nous essayerons de sauter quelques exemples. Je suis également un peu perplexe quant à l'opportunité de cette « lecture comme jeu » dans la mesure où j'ai observé que l'affiche de ce congrès posait deux questions, certes tout à fait passionnantes : "Qui lit quoi ? » Ma perplexité, presque mon angoisse, vient du fait que ce dont je souhaiterais vous entretenir n'est ni le qui, ni le quoi, mais le comment. Alors, entre les allocutions que vous avez entendues tout à l'heure et le repas de midi qui s'approche, veuillez considérer ce que je vais vous proposer comme un simple hors-d'oeuvre.

    Je souhaiterais aborder la question de la lecture comme jeu en vous parlant d'abord de la « lecture » elle-même car le terme est ambigu ; en évoquant ensuite ce qui est proprement le sujet de ce congrès, le lecteur, et en tentant enfin de vous proposer une théorie de la lecture dont le titre de cet exposé indique assez qu'elle reposerait sur le jeu et sa connaissance.

    Que signifie le mot « lecture » ?

    En ce qui concerne la lecture, il me semble que l'un des principaux problèmes qui se posent à son sujet, et l'ensemble de nos difficultés théoriques viennent tout simplement du fait que nous ne parlons pas tous de la même chose quand nous utilisons le mot lecture. Plusieurs activités radicalement différentes les unes des autres se dénomment indistinctement lecture; d'une manière générale on peut distinguer au moins quatre acceptions du terme.

    Le premier sens du mot lecture renvoie évidemment au déchiffrement, c'est-à-dire à la compréhension des signes écrits. Même si une certaine mode étend à l'heure actuelle cette signification au déchiffrement de tout signe, la lecture est d'abord ce déchiffrement-là. C'est l'acception la plus courante, celle qu'on trouve dans les classements d'une bibliothèque mais surtout dans les librairies. Bien entendu toutes les autres acceptions supposent celle-ci. En fait, ce phénomène de déchiffrement est sans aucun doute l'un des plus difficiles qui soient et il n'est pas du tout aussi aisé à analyser que nous le croyons généralement. Il implique des spécialistes, sûrement il y en a parmi vous. Évidemment l'environnement joue dans le rapport qu'on a avec cette lecture-là un rôle tout à fait capital, je dirais même décisif, ainsi que le rapport qu'on peut entretenir avec le livre dans la pratique de la vie quotidienne. C'est aussi sous cet angle qu'il faudrait envisager les questions de la lecture rapide dont Richaudeau a savamment traité et tout ce qui touche à l'analphabétisme relatif, qui est beaucoup plus fréquent qu'on ne croit mais sur lequel vous avez sans doute beaucoup plus de lumières que moi.

    La seconde acception concerne la lecture comme information. C'est celle à laquelle il a été fait allusion d'une façon à peu près constante dans les allocutions que j'ai entendues tout à l'heure. Il s'agit de l'aspect utilitaire de la lecture, l'appropriation des connaissances par un médium, comme on dit aujourd'hui, particulièrement efficace. Richaudeau avance des chiffres qui sont à cet égard tout à fait éloquents. Si l'on est capable d'enregistrer, si j'ose dire, neuf mille mots à l'heure, lors d'une conférence - et peut-être faut-il que je parle plus vite pour que vous arriviez à ce score - lors d'une lecture on est capable d'en intégrer vingt-sept mille, et jusqu'à soixante mille si l'on est entraîné à la lecture rapide. Je ne crois pas que les écrans des ordinateurs changent grand-chose à cette constatation, ni remettent en cause cette caractéristique de la lecture en tant qu'information.

    La troisième acception à laquelle le mot lecture renvoie couramment, surtout dans les médias et dans les magazines, c'est la lecture comme « aliénation », si vous me permettez cette expression, que je mets entre guillemets. Qu'entendre par là ? Je consulte les instructions aux instituteurs diffusées par le ministère en 1980 par l'intermédiaire des CNDP et je m'aperçois que page 21 les lectures envisagées pour les enfants sont de deux types très tranchés, et de deux types seulement, étant bien entendu que la lecture dans sa première acception est acquise, c'est-à-dire la lecture comme déchiffrement. Le premier type est la lecture d'information, le second la lecture qu'on baptise tantôt distraction et tantôt, mais c'est la même chose, évasion. L'information, l'utilité, et, d'autre part, l'évasion, la distraction, la gratuité. Cette lecture, je préfère la baptiser d'"aliénation >. Il y aurait une autre conférence à vous faire sur ce thème. Il faudrait justifier le terme que j'aurai à nuancer tout à l'heure. J'appelle cette lecture « aliénation " dans la mesure où elle correspond à une sorte d'oubli de soi et du monde, à une absorption dans le fictif dont on a oublié qu'il est fictif. C'est ce qui faisait écrire à Valéry Larbaud cette phrase si célèbre selon laquelle la lecture est un vice impuni, une drogue. A cet égard j'ai relevé dans Le Monde du 25 février 1983 sous le titre Dévoreuse, cette description d'une lectrice qui m'a laissé des frissons dans le dos (pas la lectrice, la description). Qui lit quoi?... « Dévoreuse de livres depuis l'âge de sept ans... », nous allons voir ce qu'elle lit : « elle lit tout ». Elle lit n'importe quoi ; elle donne dans ses exemples à la queue leu-leu : la collection Harlequin (trente millions d'exemplaires diffusés en France pour 1982, j'ai bien dit trente millions...). Harlequin donc, Bal-zac, Flaubert, Proust... Voilà de l'éclectisme. Sa conclusion - et c'est surtout cela qui m'a épouvanté - était la suivante : Je prends Harlequin et pendant une heure je ne suis plus là. » Il est bien évident qu'il s'agit d'une conception de la lecture assez particulière, qui pourra peut-être justifier le terme indéniablement péjoratif que j'ai utilisé, la lecture comme « aliénation ».

    La quatrième acception, celle dont j'aimerais surtout m'entretenir avec vous aujourd'hui, et j'espère bien devoir répondre à de nombreuses questions sur ce sujet, désigne la lecture comme art. Ce terme fait problème : est-ce qu'il existe un art littéraire, après tout ? On se demande en tout cas si parler de la littérature en tant qu'art ne fait pas simplement remonter d'un cran l'équivoque que je signalais à propos des acceptions du mot lecture. Qu'est-ce qu'on veut dire quand on parle de « littérature ? Il y aurait-il une lecture littéraire et des lectures qui ne le seraient pas ? Est-ce qu'on peut dans le processus de lecture distinguer des éléments, des mécanismes, qui seraient littéraires spécifiquement et d'autres qui seraient extra-, voire infra-littéraires ? Est-ce que cette distinction est pertinente ? Apparemment le terrorisme d'une certaine linguistique dans nos universités et celui encore plus redoutable d'une certaine sociologie de la littérature, dans et hors nos universités, ont répondu d'une manière très claire en ignorant carrément, en refoulant, en piétinant cette pauvre catégorie de la littérarité. On ricane beaucoup à son sujet. L'école de Bordeaux avec Escarpit, l'école de Bourdieu par exemple, si à la mode au-jourd'hui, sont des écoles sociologiques qui ne se soucient plus du tout de cette activité peut-être un peu désuète, la littérature.

    Qu'appelle-t-on « littérature ?

    Je voudrais donc, dans un second temps, toujours en examinant ce que sous-entend ce terme lecture, m'interroger avec vous sur ce que pourrait être la littérature. Je vous ai prévenus charitablement : nous allons remonter d'un cran dans l'équivoque. Quelques exemples : dans l'actuelle réforme du premier cycle des universités et en particulier des universités dites littéraires, qui comprennent toujours la géographie, l'histoire, la philosophie, les langues vivantes, la psychologie, etc., (tout ceci sous la dénomination littéraire, ce qui est déjà en soi une indication au moins d'étrangeté), où est la spécificité de la littérature ? Que demande-t-on aux départements de français », dans ces UER ? Tantôt de la linguistique, tantôt de la culture générale, tantôt de la grammaire française, le tout sous la même dénomination. Lors même qu'on voudrait se restreindre à l'aspect prétendument gratuit de la culture, qu'est-ce que cette culture générale littéraire ? A quoi renvoie-t-elle d'une manière précise quant aux spécialités des soi-disant littéraires ? Indifféremment, et d'une manière qui reste toujours équivoque : à l'histoire littéraire, à l'étude de la langue, à la connaissance des textes (qui est une lecture d'information au second degré), ou à la théorie littéraire, envisagée surtout sous la forme de recettes. Donc l'équivoque n'est pas du tout levée si l'on se réfère à l'institution universitaire ; bien au contraire, elle est aggravée. D'ailleurs, elle se retrouve aussi à d'autres niveaux d'enseignement. Quand il y a-t-il un enseignement d'une lecture littéraire? Jamais. Nous avons des classes de « français », terme qui recouvre la même équivoque que celle que je signalais à l'instant au sujet de l'université. Il existe des professeurs de français », des facultés de « lettres » : le flou terminologique est aussi ahurissant pour le problème de la littérature que pour celui de la lecture. Je souhaitais ici vous proposer plusieurs exemples mais je me contenterai d'un seul : un même enseignement dit littéraire peut être assuré par des enseignants aux compétences extrêmement différentes les unes des autres, formés dans le cadre de spécialisations aussi hétérogènes que celle des instituteurs dits PEGC, l'agrégation ou le CAPES de grammaire, de lettres modernes et de lettres classiques (dont la distinction est tout de même assez surprenante, au moins sur le plan épistémologique). Ne développons pas davantage cette question, qui est rebattue, ni ce problème, qui est relativement patent. Partons du fait qu'il y a un phénomène généralement considéré comme étant la littérature. Mais même si l'on admet cette espèce de donnée factuelle, on ne peut s'empêcher de s'interroger lorsqu'on s'aperçoit qu'aucun étudiant de première année qui se destine à faire des études littéraires, avec tous les guillemets que vous voudrez bien mettre autour de ce mot, n'est tout bonnement capable de répondre à la question : « Quelle est la différence entre un bon et un mauvais livre ? » Aucun. Certes, c'est une question-piège, je le reconnais. J'avoue que moi-même serais embarrassé ; nous serions nombreux dans cette assemblée à l'être, s'il nous fallait répondre à brûle-pourpoint à une question pourtant si claire. Vous remarquerez que cette confusion est propre à la littérature en tant qu'art, jamais elle ne pourrait se poser d'une manière aussi flagrante pour quelque autre forme d'art, la peinture ou la musique par exemple. Tout se passe, en ce qui concerne la littérature, comme si aucun enseignement spécifique qui permette de l'envisager effectivement comme un art n'était concevable. Autrement dit tout lecteur est considéré implicitement comme compétent en littérature, par le biais de cette équivoque que je soulignais plus haut au sujet du mot lecture. Aussi bien n'existe-t-il aucun enseignement méthodologique, a fortiori théorique, concernant le plaisir esthétique de la lecture. Il y a quelque chose de très surprenant à constater que lorsqu'on parle d' enseignement artistique ", par exemple pour les collèges et les lycées, la lecture et la littérature n'en font pas partie : l'expression « enseignement artistique - ne concerne que la musique et le dessin. Tout ceci n'est pas dû au hasard, il y a tout de même une sorte de convergence dans ces flous méthodologiques et terminologiques, dans ces occultations, dans ces absences, dans ces oublis. Si l'on confond littérature et lecteur, on ne confond pas Matisse et Ripolin. En ce qui concerne la musique, il ne viendrait à l'esprit de personne de supposer qu'un exécutant, c'est-à-dire un musicien, puisse jouer, donner quelque valeur concrète à la musique sans jamais avoir appris ; et personne ne réduirait la musique à n'être que la partition (nous allons revenir sur ce problème à propos de la lecture). On suppose que ce musicien doit avoir fait ses classes, c'est là-dessus que je vais m'étendre un peu plus tout à l'heure. En conclusion, je dirais qu'il n'y a pas de spécialiste de la littérature parce qu'on ne sait pas, apparemment, ce que c'est que la littérature.

    Je crois que l'on ne peut pas rester davantage - je sens votre angoisse - dans cette situation, qu'il faut absolument trouver une lumière qui nous permette d'y voir un peu clair, ne serait-ce que d'une manière provisoire, mais opératoire. Cette lumière, nous la découvrons dès que nous cessons de considérer la littérature comme une chose. Dès qu'on l'envisage enfin comme ce qu'elle est réellement, une activité. Une véritable mutation s'est produite dans les mentalités et dans les études littéraires, il y a une vingtaine, une trentaine d'années, lorsqu'on s'est enfin décidé à effectuer ce déplacement. S'il est évident, pour peu qu'on ait un peu de recul - et l'on n'avait peut-être pas assez de recul, souvent on ne l'a pas encore toujours - que la littérature, ce ne peut être un amas matériel d'objets imprimés, qu'aucune confusion n'est possible entre nos bibliothèques et la culture, c'est-à-dire l'utilisation qui est faite de ces bibliothèques, il est évident aussi qu'un livre n'existe que quand il est lu. Ces « évidences sont, semble-t-il, assez refoulées. Remarquez à nouveau que ceci n'existe pas pour la « peinture mot qui désigne principalement l'acte de peindre, et que l'on distingue d'une manière relativement claire la peinture, qui est un art auquel tout le monde peut se référer, et le tableau, qui est un objet (hélas parfois désigné par le terme cadre - ce qui implique un certain vide). Le progrès, s'il est considérable, n'a pas été immédiatement profitable aux études littéraires ni à la lecture. On s'est certes soucié du texte, on s'est aperçu qu'il s'agissait d'une production d'un type très particulier et non pas d'un simple produit, d'une chose qui serait là. On a découvert des critères qui permettraient à ces pauvres étudiants auxquels on posait la méchante question à brûle-pourpoint tout à l'heure, de répondre et de distinguer en gros ce qui serait littéraire de ce qui ne le serait pas. Mais tout ceci restait au niveau du texte, comme s'il n'avait pas de producteur et surtout comme s'il n'avait pas de » consommateur mettons ce terme inadéquat entre guillemets. Ce qui gênait, c'était la référence à l'auteur, cet auteur dont on n'arrive pas à se débarrasser, dans la vieille tradition néo-romantique à laquelle tous nos réflexes nous renvoient (« Qu'est-ce que l'auteur a voulu dire ? », etc.). Malgré un effort, au moins lexical et méthodologique, très important, pendant très longtemps la « littérature comme production renvoyait surtout au phénomène de l'écriture. Il a donc fallu attendre la fin des années soixante, le début des années soixante-dix, pour que cette activité très particulière que j'appelle la littérature soit envisagée du point de vue de la lecture, comme si une sorte d'inhibition s'était pendant très longtemps interposée entre la prise de conscience de l'inéluctable nécessité d'analyser la lecture littéraire en tant que processus et la possibilité mentale de cette analyse. C'est l'école de Constance qui a proposé, par étapes, ce que l'on a appelé l'esthétique de la réception. Apports vraiment capitaux, mais pratiquement ignorés en France. S'il y a là un deuxième déplacement, tout à fait séduisant et irréversible, du regard scientifique qu'on peut porter sur la littérature, ce déplacement est bien loin d'être reconnu. La plupart des grands ouvrages sur la question ne sont pas traduits en France. En langue anglaise, l'ouvrage de Nor-man Holland, qui se place du point de vue de la psychologie du lecteur, n'a jamais été traduit et il a été publié en 1968 aux États-Unis. Pas plus que l'ouvrage de l'Allemand Wolfgang Iser, de Constance, qui a proposé cependant un certain nombre de concepts extrêmement opératoires, comme celui de « lecteur implicite », et dont le titre était précisément L'Acte de lecture. D'autre part, il faut bien avouer que ces percées scientifiques sont méconnues mais parfois aussi récupérées ; par exemple un certain comparatisme universitaire a eu vite fait de ranger ces tentatives parmi des tentatives beaucoup plus anciennes qui en neutralisaient le caractère quasiment révolutionnaire. Enfin, dans la plupart de ces études, si pertinentes, si fulgurantes qu'elles soient, subsistent malgré tout certaines des équivoques que je soulignais en commençant cette communication. Équivoque sur le mot lecture, sur le mot littérature. Dans l'analyse de ce que mes collègues allemands appellent le fictionnel, nous ne trouvons pas la préoccupation d'une éventuelle valeur esthétique du fictif. Tout serait calculable, mais historiquement et sociologiquement calculable. On a donc accumulé des » lecteurs abstraits dont on étudiait les différentes caractéristiques à l'aide de catégories et de rubriques qui appartenaient le plus souvent à l'esthétique, à la philosophie, à la sociologie, à la linguistique, ou à tout cela mélangé. Depuis une quinzaine d'années le nombre de lecteurs » ainsi théorisés est tout à fait impressionnant. Je vous en épargnerai la liste complète sans vous éviter ceux qui sont les plus chers à nos amis d'outre-Rhin. Par exemple le lecteur fictif », le « destinataire ,, le lecteur virtuel », le lecteur empirique ", le «lecteur idéal F- archi-lecteur » - pas d'outre-Rhin ce-lui-là mais d'outre-Atlantique -, le « lecteur inscrit ,, le « lecteur compétent », le « lecteur optimal le « lecteur pragmatique », sans compter des lecteurs certainement tout aussi intéressants mais qui me découragent à l'avance par leur sophistication : le « lecteur idéal auctoral », le « lecteur idéal critique et puis bien sûr le « narrateur extra- ou intra-diégétique ».

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    Fabienne, 11 ans

    Le lecteur mystifié

    Ceci m'amène donc au sujet lecteur. Nous parlons de lecture et nous nous apercevons que nous ne savons pas très bien de quoi nous parlons. Est-ce que nous savons un peu mieux de ce dont vous allez parler, puisque vous allez vous intéresser au lecteur ? Le terrain est miné lui aussi mais il n'est peut-être pas impossible au moins d'y voir clair, de voir les mines à l'avance. Ce qui manque à la plupart des études que je mentionnais et ce qui explique le flou relatif de la plupart de ces notions, si pertinentes, si opératoires, heuristiques qu'elles soient, c'est un peu de psychologie. C'est pourquoi j'ai parlé de sujet lecteur. Il s'agit d'individus réels, qui ont une psychologie, dont nous connaissons un peu le fonctionnement. Ne serait-il pas utile, sans tomber dans la mode psychanalysante, d'envisager la lecture sous l'angle de ses processus ? Quelles sont les préoccupations, les attentes du lecteur ? C'est un bon angle d'attaque. Il faut poser la question du lecteur et de la lecture en termes fonctionnels. A quoi ça sert la lecture ? Beaucoup de gens considèrent que «c'est bien », en soi. Je crois que cela dépend un peu de ce qu'on lit: Qui lit quoi ? Mais cela dépend aussi et peut-être surtout de la manière dont on lit, c'est-à-dire du « comment ? » Alors à quoi servirait l'éventuelle lecture littéraire que je présuppose ici ? Pour bien comprendre l'intérêt de cette question il faudrait procéder par l'absurde, selon le raisonnement qu'affectionnent certains de mes collègues mathématiciens. Que serait une lecture aliénée ? Deux exemples : Les Trois Mousquetaires et L'Ile mystérieuse. Le roman de Dumas et celui de Jules Verne ne sont pas parmi les pires qui proposent des lectures aliénantes, au contraire. Mais ces textes escamotent certaines contradictions, car, lorsque nous en parlons, nous révélons des lectures qui ne sont pas assez critiques. Lorsque nous évoquons Les Trois Mousquetaires, nous oublions par exemple presque toujours la seconde partie ; la plupart des adaptations cinématographiques ou télévisées se fondent presque exclusivement sur la première partie de ce roman célèbre ; c'est que la seconde - dont une analyse de la structure montre assez facilement qu'elle reproduit la première d'une manière négative et qu'elle a avec elle des relations d'analogie vraiment très profondes, très fonctionnelles - inquiète, angoisse, révélant l'univers dans lequel progressivement le lecteur, par sa lecture plus ou moins passive, se trouve plongé. Sa lecture est passive car elle est facile, et sans difficulté de lecture il n'y a pas conscience de la lecture. Idée simple, peut-être contestable, dont il faudrait discuter car tout ce qui est difficile n'est pas pour autant littéraire, mais constatation qui, dans le cadre de l'absurde où je me situe, est tout de même relativement irréfutable. Le lecteur est invité à une sorte de régression, diraient les psychanalystes, descendant différents stades de son psychisme dans le temps jusqu'à des situations extrêmement archaïques où il demeure piégé. La fin du roman à cet égard est tout à fait effrayante, dans une certaine mesure psychotique. Il y a éclatement du héros, chaque personnage est renvoyé à sa personnalité narcissique, extrêmement pauvre d'ailleurs ; ce qui peut être mis en relation avec la conception de l'histoire selon Dumas. On peut remarquer une ressemblance avec L'Ile mystérieuse dans les lectures qu'impliquent leurs structures, une sorte d'escamotage commun des contradictions, le maintien plus ou moins forcé, là aussi hypocrite, au sein d'une situation psychologique infantilisante. Mais l'une des caractéristiques curieuses de ce roman par rapport aux Trois Mousquetaires, c'est l'élimination de l'altérité : tout ce qui est autre se trouve nié, tué, annulé et le principal antagoniste du héros narcissique s'appelle Nemo, c'est-à-dire personne. A la fin il disparaît, absorbé dans toutes sortes de mises en boîtes gigognes. Ce Nemo, personne, auquel, d'une manière symbolique, est renvoyé le lecteur passif, nous fait songer au brevet de mousquetaire que reçoit d'Artagnan, à deux reprises - parce qu'on avait oublié qu'il lui avait été déjà accordé une première fois, tant il est peu opératoire, apparemment - et sur lequel ne figure pas son nom. Brevet « en blanc », ce qui nous permet peut-être de comprendre le titre même de Trois Mousquetaires où chacun s'est demandé pourquoi d'Artagnan ne comptait pas : c'est sans doute le sujet même de ce roman, il n'y ait pas de sujet. Machine à décerveler que ce type de lecture, qu'il faudrait analyser avec plus de soin et dans le cadre d'une interdisciplinarité assez solide. En opposition avec cette lecture par l'absurde, essayons d'imaginer une lecture positive, par exemple à l'aide de critères politiques. L'Ile mystérieuse se situe historiquement à un moment où l'écrasement de la Commune, refoulé ou non, est dans toutes les mémoires et où les jeunes bourgeois auxquels s'adresse le roman, lorsqu'ils apprennent que le vrai nom de Nemo, « je ne suis personne », est Dakar (ce que l'on oublie aussi, généralement), ont du mal à ne pas envisager cela confusément en relation avec le Sénégal et les conquêtes coloniales de l'époque. Il ne faut bien entendu pas réduire le roman à cela ; mais cela existe aussi. Impossible certes de définir la lecture littéraire par rapport à des critères purement politiques, ou idéologiques ou même moraux, si noble que cette tentation puisse être. C'est pourtant presque dans cette perspective qu'il faut se situer, sans craindre le ridicule. Non la morale, peut-être, mais l'enrichissement psychologique de l'individu. Pour répondre à la question ridiculement simple et presque primitive que je posais tout à l'heure : « à quoi ça sert de lire ? », on pourrait la mettre en rapport avec la construction positive du lecteur, la construction de ce que les psychanalystes appellent son moi. Prenons l'exemple de Madame Bovary ou du Rouge et le Noir ou de Don Quichotte, livres qui ont tous en commun d'être des livres sur les livres et en même temps des livres sur l'emprise idéologique, quelle que soit l'idéologie, donc de démonter cette emprise, de donner au lecteur les éléments qui lui permettent de lutter à son tour contre les emprises idéologiques de quelque bord qu'elles viennent. Le comble des mauvaises lectures serait de lire Madame Bovary - ainsi que certaines quatrièmes pages de couverture y invitaient, voici peu, dans une collection populaire - comme Madame Bovary lisait ses mauvais livres, c'est-à-dire d'une manière aliénée. Ce serait vraiment un comble : utiliser à l'envers une si belle machine ! Mais Le Rouge et le Noir, Don Quichotte, Madame Bovary, plutôt que des machines, seraient en fait des sortes de jeux éducatifs.

    Lector ludens

    Ceci nous mène directement à la dernière partie de mon exposé. Après cette première mutation qui était vraiment déterminante, une coupure épistémologique dans les études littéraires, la mutation que représentait le fait de considérer la littérature comme une activité, la seconde mutation, le second décrochement épistémologique pourrait être de considérer cette lecture sous l'angle du jeu. C'est encore une évidence, pour peu qu'on y réfléchisse deux minutes ; mais rien n'est plus curieux que les évidences apparemment, car, si c'est une évidence, pourquoi n'en n'avons-nous jamais tiré de conséquences ? Pourquoi tout se passe-t-il comme si l'on ignorait radicalement qu'il existe des relations profondes, consubstantielles entre la lecture artistique et le jeu ? Un jeu, comme le Lego (qui veut dire « je lis »). On découvre, lorsqu'on aborde la bibliographie relative au jeu, d'immenses difficultés épistémologiques mais également un certain type d'accord. Un accord interdisciplinaire pour assigner au jeu un rôle fondamental dans la structuration de la personne humaine. A quoi sert la lecture ? Elle pourrait servir à cela. Le jeu a un rôle d'apprentissage positif, un rôle d'intégration sociale voire de thérapie douce. Passons sur les désaccords entre les spécialistes du jeu, qui ne font que répéter ceux de nombreuses sciences humaines intéressées par le fait ludique. Aucun spécialiste du jeu n'aborde la littérature sous l'angle du jeu. Inversement aucun spécialiste de la lecture ou de la littérature n'aborde la lecture ou la littérature en se servant du jeu - ce qui rend l'évidence dont je parlais bien douteuse. Il existe toutefois un accord, tout involontaire sans doute, entre les différents spécialistes de différentes disciplines, dès qu'ils abordent le jeu, pour le définir par une espèce de bipolarité. Le jeu oscille entre deux limites, ou deux pôles : le fantasme, le réel. Entre fantasme et réel, qui sont hors jeu, deux types de jeux, qui correspondent à deux types de lecture. L'une qui serait proche des jeux de l'enfance, lecture qu'on pourrait appeler playing, du mot anglais to play, compte tenu de la pauvreté du vocabulaire français pour désigner les différentes modalités du jeu. Playing, proche du fantasme, s'immergeant dans le fictif mais sans jamais y tomber complètement, comme les lectures aliénées, sans jamais oublier que le fictif est fictif. Ce sont les lectures que nous connaissons tous bien, nos premières lectures. Lectures d'exploration : « Qui suis-je ? « Où est le monde ? » Lectures d'équilibres instables sur les limites entre le moi et le monde, entre le je et l'autre. Lectures de vertige et de maîtrise, face aux métaphores des situations traumatisantes que nous rencontrons immanquablement dans la vie - et en cela caractéristiques de la fonction même du jeu, ou du moins d'une de ses fonctions principales. Essais de rôle, que l'on appelle d'un terme bien commode, mais tout à fait contestable, identification à des personnages (en réalité à des situations) et qui ne sont rien d'autre que ces jeux de simulacre auxquels se livrent les tout petits enfants, ceux du « comme si ». Jeux d'agressivité aussi, de destruction ludique (je ne suis pas certain qu'il faille interdire les jeux violents aux enfants, ni les livres qui évoquent la violence, dans la mesure où le défoulement ferait aussi partie d'un apprentissage de la maîtrise).

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    Marcel Jouhandeau et l'écriture

    Il s'agit, dans ce type de lecture comme dans ce type de jeu, de donner du jeu au réel que nous vivons. Si ce n'est une préoccupation consciente de nos lecteurs, c'est en tout cas l'une des fonctions majeures de leur lecture.

    Le second pôle du jeu, sur lequel je suis contraint de passer plus vite, n'est ni opposé, ni contradictoire : il est différent. Il s'agit d'une lecture hélas peu démocratisée, lecture comparable au jeu d'adultes - jeu d'échecs si vous voulez, mots croisés - ou aux jeux de construction plus complexes, Meccano n° 2 et non plus Meccano nO1, Lego quand même, mais très élaborés, ce que les Anglais appelleraient games, les jeux, et qui donne par conséquent, le terme game le montre aussi, son importance à la matérialité du signifiant, à l'ensemble de ce qui constitue le code ou les codes. Plus proche par conséquent de la conscience, de la réflexion, impliquant une appropriation de ces codes, qui produit une possibilité de mise à distance de ces mêmes codes : on jouit en amateur éclairé de reconnaître des modèles culturels et d'en apprécier les variations. Certes, ce type de plaisir n'est pas encore très répandu, mais ce n'est pas parce qu'une élite s'est approprié un certain type de plaisir qu'il faut nier l'existence de ce plaisir. Je suis de ceux qui rêvent d'un élitisme pour tous : ce n'est pas en niant le fait qu'il y a un apprentissage, auquel malheureusement jusqu'ici tous n'ont pas droit, que nous résoudrons la question des privilèges (sociaux et culturels : les uns impliquent les autres). Car il est vrai que ce type de lecture, jeu comme game, implique des études, un milieu environnant favorable et toutes sortes d'acquisitions que nous sommes loin encore de trouver, même dans les pays les plus prétendument civilisés, chez tout le monde.

    Pour terminer : ce qui fait la difficulté d'une analyse de la lecture un peu poussée, c'est tout simplement que la littérature tient des deux types de lecture dont on vient de parler. La lecture littéraire est celle qui est capable d'établir une relation constructive (je dirais dialectique si ce mot n'était tellement galvaudé) entre les deux sortes de jeux que j'ai tenté de définir plus haut. Ni rêve passif, ni activité de docte réservée à une certaine élite mais s'enracinant dans les deux à la fois. Il est extrêmement difficile de savoir comment fonctionne ce double processus et c'est à quoi on peut espérer que s'engageront les études futures, en tout cas celles que nous allons tenter dans le cadre du centre de recherches sur la lecture littéraire qui existe à Reims. L'intérêt de ce type d'analyse est généralisable. Si l'on parvenait à comprendre la lecture comme jeu dans sa complexité et sa dualité, peut-être serait-il possible d'étendre les résultats de cette compréhension à toute espèce de forme d'art. Pour ma part, je le crois. Cependant le jeu de la lecture est bien spécifique, car son matériau est le langage, le langage écrit élaboré en texte, lu par un individu généralement solitaire. Voilà ce qui singularise, plus que sa dualité, qu'il est possible de retrouver dans d'autres formes d'art, la lecture littéraire. On notera que tous les caractères relevés par les spécialistes du jeu pour définir celui-ci se retrouvent dans la lecture littéraire, que corollairement, aucun des siens ne s'oppose à eux et enfin - ceci me semble tout à fait décisif sur le plan de la rigueur scientifique - que toute dénaturation de la lecture littéraire comme telle, par exemple vers la lecture d'information ou d'évasion, peut être mise en rapport avec la disparition de l'une des caractéristiques du jeu. Il me semble que nous tenons là quelque chose de très solide.

    Les conséquences de ces perspectives pourraient être considérables. D'abord un décentrement radical des études littéraires, ou prétendues telles ; une véritable mutation : la fin des bavardages journalistiques et amateuristes sur la littérature ; mais aussi une prise de conscience plus dramatique, presque tragique. La lecture littéraire, si profitable qu'elle ait pu être, ainsi grossièrement définie, se trouve à l'heure actuelle dans un péril que tout le monde peut voir. Il n'est pas directement lié à la fin de la galaxie Gutenberg, à l'importance de l'image ou à celle de tous ces objets sur lesquels trébuche notre société de consommation (il n'y a pas à proprement parler d'antinomie). C'est plus grave que cela. Si on lit moins et si nous avons pu constater toutes ces équivoques quant aux acceptions du mot « lecture » ou du mot « littérature », s'il eût été facile d'en découvrir de pires pour le mot «jeu tout cela doit se comprendre par référence au phénomène de déludification générale de nos sociétés. Il ne faudrait pas en effet se laisser abuser par tant de faux jeux qui nous assaillent un peu partout : les loteries, les jeux télévisés ou radiodiffusés, le stade, tel qu'il est devenu en tout cas, les jeux vidéo, etc. Cette prolifération semble, précisément, suspecte. Même si elle est datée, même si son usage a été pendant trop longtemps restreint à une élite (et peut-être même servant d'une manière élitiste à une certaine sélection sociale), je ne pense pas en tout cas qu'il soit réactionnaire de regretter une activité aussi fructueuse, aussi enrichissante pour l'humanité, que le jeu de la lecture qui fut si puissamment efficace et, depuis maintenant longtemps, si bon marché.