Publiée conjointement par la Fondation d'entreprise des banques CIC pour le livre et par le ministère de la Culture (Direction du livre et de la lecture), cette série de dix ouvrages peut apparaître soit comme un guide très copieux soit comme une très succincte encyclopédie. L'entreprise était scientifiquement risquée d'une collection trop limitée pour plaire aux érudits du livre, et trop détaillée pour convenir aux touristes même « culturels ». On connaît l'écueil des inventaires systématiques jamais achevés et perpétuellement indisponibles au public, on connaît aussi, hélas, la misère des guides touristiques colorés et vides. Cette collection a su trouver, entre ces deux extrêmes, la juste mesure qui en fait, selon la volonté de son lecteur, un outil précieux de repérage et de découvertes ou un ensemble d'albums très agréables à lire ou à feuilleter. Voilà donc un ouvrage collectif qui se présente délibérément comme incomplet (près de 400 bibliothèques ont été sélectionnées) mais atteint finalement son but de couvrir toute la France et différents types de bibliothèques, aux notices brèves mais qui nous révèlent à chaque page des trésors ignorés, un ouvrage aussi dont la riche illustration (3 000 documents reproduits) n'est ni un décor inutile ni un fatras documentaire comme on en voit trop aujourd'hui.
Réjouissons-nous donc d'avoir cette dizaine de beaux ouvrages, dont la présentation élégante, la clarté de la mise en page, le prix abordable (150 F le volume) et le format pratique attireront un large registre de publics. Le premier usage qu'on en fera sera sans doute celui d'une agréable promenade dans les principaux fonds patrimoniaux des bibliothèques françaises. Au fil des volumes, qui suivent l'ordre des régions, on peut flâner, de découverte en découverte, s'arrêtant ça et là, sur un texte ou une image. Chaque page réserve son lot de surprises et l'on découvrira non seulement les chefs d'oeuvres classiques des grandes collections mais aussi le fonds espérantiste de Saint-Omer ou la Bibliothèque européenne du roman populaire de Laxou. L'exercice est toujours profitable et doit être conseillé à tout esprit un peu curieux. On pourra aussi utiliser ce « guide de bien d'autres façons, plus systématiques. Il est heureusement pourvu d'un abondant (quoique pas toujours complet) index qui permet de retrouver tel écrivain, tel bibliophile, tel thème replacé dans sa collection.
On apprécie les encadrés consacrés aux sujets les plus remarquables, aux livres majeurs : le Livre de prières de Clément VII à Avignon ou le Cartulaire de Landévénec à Quimper, aux fonds d'auteurs : Rimbaud à Charleville, ou aux collectionneurs célèbres : Robien à Rennes, Méjanes à Aix-en-Pro-vence, Michel de Léon à Marseille.
Les notices, bien que sommaires, sont en général agréablement rédigées et supportent une lecture suivie souvent passionnante : elles ont, à travers l'ensemble des volumes, su garder une belle homogénéité et tenir notamment l'équilibre entre l'histoire de chaque bibliothèque comme institution et comme édifice, et l'histoire de ses collections et de leurs documents les plus remarquables.
Enfin, un troisième usage rendra service aux chercheurs et aux bibliothécaires puisque les bibliothèques représentées sont accompagnées de leur notice signalétique pratique (téléphone, heures d'ouverture...) et que chaque notice est suivie d'une bibliographie.
Au-delà de ces usages qui vont de l'agrément le plus désintéressé à l'utilitaire le plus immédiat, quelles leçons tirer d'une si ambitieuse et si généreuse entreprise ? Parmi les nombreuses réflexions qu'une telle lecture ne manquera pas d'inspirer, je voudrais en choisir trois. D'abord, cette publication fait ressortir la pauvreté générale de nos outils d'inventaire. Ensuite elle met en évidence la remarquable variété des richesses de nos bibliothèques. Enfin, elle met en évidence leur extraordinaire dispersion.
Dans sa préface, Jean-Sébastien Dupuit note justement que, en la matière, il n'existe rien de comparable depuis 1932, date de la publication des deux volumes des Richesses des bibliothèques provinciales de France de E. Dacier et P. Neveux. Comment expliquer un tel désintérêt devant notre patrimoine littéraire et documentaire ? Encore une fois, faut-il s'en prendre à la « malédiction des organigrammes qui fait que les documents des bibliothèques échappent à la catégorie des objets d'art dont les musées auraient l'exclusivité et à celle des archives qui obéissent à des lois spécifiques ? On sait que l'Inventaire des richesses artistiques de la France, créé par André Malraux en 1964 laisse de côté les livres, les estampes et les photographies. Les inconvénients de telles distinctions, au fond inévitables, pourraient être tempérés par des entreprises parallèles dans le domaine documentaire : il n'en est rien. On connaît les malheurs de la base de données Oriadoc, répertoriant les bibliothèques et centres de documentation, aujourd'hui délaissée, et l'attente dans laquelle nous sommes du répertoire du Catalogue collectif de France, qui élargira celui du Catalogue collectif des publications en séries. De tels outils seraient de bonnes bases pour l'inventaire systématique des collections patrimoniales des bibliothèques, qui manque parmi nos grands projets. Or, l'inventaire de ces collections patrimoniales devient une nécessité à l'heure où l'on s'interroge sur l'opportunité du classement des collections, préalable ou parallèle à l'établissement d'une loi sur les bibliothèques permettant, entre autres, de mieux connaître et contrôler leur patrimoine. Sans avoir une telle ambition, les dix petits volumes qui viennent de paraître nous mettent si je peux dire, l'eau à la bouche et prouvent l'intérêt et la nécessité d'une démarche plus méthodique et plus scientifique.
Cette nécessité est aiguisée par la richesse et la variété des fonds. Ceux qui s'interrogent encore sur l'opportunité d'accueillir dans nos bibliothèques des documents autres que des imprimés auront intérêt à parcourir la France dans ces volumes. Il en ressortira convaincu que le caractère multimédia des bibliothèques n'est nullement une invention moderne : il est constitutif de leur nature et de leur histoire. On trouve de tout dans une bibliothèque, et cela sans doute, dès l'Antiquité, plus encore au XVIIe siècle, lorsque la bibliothèque était indissociable du Cabinet de curiosité ». Non seulement on nous rappelle que Paul Valéry fut aussi un aquafortiste (Nice) et Ambroise Paré un écrivain (Laval), mais la liste des objets qu'on trouve dans les bibliothèques françaises est véritablement surréaliste, des mannequins anatomiques de la Bibliothèque de l'académie de médecine (Paris) aux collections de marionnettes (Roubaix), en passant par les échantillons de cachemire (Saint-Quentin) et même de la collection de pipes d'Alice de Rothschild (Grasse). Bien sûr abondent les affiches, cartes postales et photographies (des superbes autochromes de Georges Marionez à Cambrai ou aux 7 000 plaques de verre sur les Alpes du Chevalier de Ces-sole à Nice), mais aussi les tableaux et les sculptures, comme le triptyque d'ivoire du XIVe siècle d'Amiens. La riche iconographie des ouvrages nous prouve que l'image est partout présente, de façon éclatante, dans les livres, en album et en feuilles. À ce point, la séparation administrative entre bibliothèques et musées apparaît fort peu pertinente et vient confirmer que la législation propre à ceux-ci ne peut pas s'y limiter.
La variété inimaginable des fonds nous amène à découvrir aussi la diversité des lieux. On dit à juste titre que la France a peu sauvegardé ses bibliothèques in situ, et ne possède plus l'équivalent des grandes bibliothèques monastiques ou palatiales qu'on visite encore au Royaume-Uni, en Espagne ou en Europe centrale. Des exemples nombreux viendront tempérer ce jugement : beaucoup de notices du « guide » s'ouvrent sur un aperçu des bâtiments les plus remarquables : la bibliothèque du Chapitre de Noyon, la bibliothèque de l'abbaye de Saint-Mihiel sur la Meuse et la grande salle de Troyes (dont la bibliothèque fut ouverte au public dès 1651, nous rappelle la notice), mais, moins connues, les salles anciennes de Châteaudun ou d'Alençon.
Tous les types de bibliothèques sont ici représentés et l'ouvrage ne prétend pas se limiter aux grandes bibliothèques publiques, héritières des confiscations révolutionnaires. On trouve mention des bibliothèques privées religieuses : celle du Consistoire protestant de Strasbourg, celle du Grand séminaire de Montpellier ou la Bibliothèque juive Medem à Paris et des bibliothèques de sociétés savantes : la société d'émulation de l'Ain à Bourg-en-Bresse, la Société des lettres, sciences et arts de l'Aveyron à Rodez et la Société de Borda à Dax. Mais il semble que d'autres catégories soient sous-représentées : sans doute en raison de leur importance, mais aussi du fait qu'elles sont peu connues, peu ouvertes au public ou moins directement liées au ministère de la Culture, auteur scientifique du recensement. Les bibliothèques universitaires auraient pu y être plus présentes ; on y trouve bien sûr Montpellier, Nancy ou Rennes, mais on ignore le fonds Ferdinand Brunot à Tours. Il est vrai qu'elles ne font l'objet d'une politique patrimoniale que timide et récente. Les bibliothèques des musées de même sont curieusement faiblement représentées, malgré la présence de celles du musée botanique d'Angers, du musée Dauphinois ou du musée Pyrénéen de Lourdes. Les musées des Beaux-Arts, à une exception près (Tours) sont absents : la superbe salle du fonds Déchelette à Roanne, la bibliothèque du musée de Caen, riche du fonds Mancel et réinstallée dans ses nouvelles salles et surtout les bibliothèques des musées nationaux, à commencer par celle du Louvre, auraient bien mérité une notice.
Ces absences sont le témoignage d'une marginalisation de la bibliothèque dans ces institutions orientées vers d'autres trésors, mais elles sont aussi le fruit d'une dispersion à laquelle il faut porter remède notamment par des outils collectifs : ainsi, les fonds anciens des bibliothèques ministérielles (fonds anciens des Affaires étrangères, fonds Cambacérès curieusement recueilli par le ministère de l'Équipement) ou ceux des grands corps de l'État (Conseil d'État, Assemblée nationale, Sénat) particulièrement riches, sont ignorés ou préfèrent conserver le silence qui en fait, il est vrai, le prix.
Dans une France peuplée de bibliothèques anciennes, lesremous imprévisibles d'une histoire bouillonnante a brasséles richesses et les a, parfois, projetées dans des lieux inat-tendus, voire peu accessibles. À la suite de quelles aventuresle fonds Fabri de Peiresc est-il arrivé jusqu'à Châlons-sur-Marne ? Comment le masque original en terre cuite de VictorHugo par Rodin est-il parvenu à la bibliothèque municipalede Nice ? Seule une patiente cartographie peut aujourd'huiguider le chercheur. Certaines régions l'ont entreprise, par-fois sous l'égide des agences de coopération (Bourgogne),parfois des bibliothèques départementales (Val-d'Oise),parfois grâce aux responsables du patrimoine de la DRAC(Languedoc-Roussillon, la Bretagne...). La dispersion des res-ponsabilités rend indispensable une vue d'ensembledétaillée. Espérons que cette courageuse initiative dont il fautrendre grâce à la Fondation d'entreprise CIC et féliciter, pourl'organisation scientifique, le service du patrimoine de laDirection du livre, fera prendre à chacun conscience de lagrande obscurité qui entoure notre patrimoine bibliophiliqueet du retard dont souffrent le livre et l'image par rapport auxautres monuments de notre histoire.