Le 40eanniversaire de la création d'un secrétariat d'État à la Culture, puis du ministère du même nom, a été l'occasion de nombreux travaux. Le Comité d'histoire du ministère nous a également fourni textes et analyses, telles celles de Philippe Urfalino, recensées dans ce bulletin en son temps.
Ce nouveau volume de travaux, autour des politiques locales de la culture et de leurs relations avec le niveau national, m'a semblé passionnant. Présenté comme un fort volume (456 p.) fait d'articles variés de chercheurs sociologues, historiens et même bibliothécaires, il présente une réelle cohérence grâce à une organisation des textes au premier abord étonnante, mais qui révèle à la lecture toute sa pertinence.
Quatre parties structurent ce volume :
Le livre et les bibliothèques y trouvent une place importante, sous plusieurs facettes. Marine de Lasalle (dont la thèse soutenue à l'université Paris-I a été critiquée ici) signe un article sur 1'« Équilibre introuvable » où elle reprend rapidement les deux époques de la politique d'incitation de l'État dans le domaine des bibliothèques publiques : de 1945 à 1965, plutôt un frein, par manque de moyens notamment ; puis, après le rapport du 5ePlan, une dynamique incitatrice à la construction, aux achats de livres et de disques... Elle revient sur sa pensée que, pendant quelque trente ans, il y a eu confusion entre les porteurs de projets professionnels « de terrain » et les fonctionnaires qui décidaient et mettaient en oeuvre les actions de l'État, tous bibliothécaires et conservateurs. Après 1990, l'administration centrale (Direction du livre et de la lecture) décide très clairement de s'éloigner des professionnels, ce qui modifie les équilibres entre les trois types d'intervenants : élus ter-ritoriaux/professionnels des bibliothèques/État-Direction du livre.
Pour elle, cet équilibre introuvable est aussi la marque de l'impuissance de l'État sur cette politique de développement de la lecture, impuissance dont elle voit un exemple supplémentaire dans la non-intervention et le manque d'efficacité sur les villes du Front national. Elle s'interroge en conclusion sur le rôle que l'on pourrait assigner à une loi sur les bibliothèques : structurer clairement ce rapport État/collectivités ?
Plus historique et non moins intéressante, une étude sur les bibliothèques populaires en Ardèche et dans la Drôme, départements très proches géographiquement, mais dont l'auteur, Mariagella Roseli, montre combien les origines sociales et religieuses des notables ont imprimé des différences fondamentales quant à la conception du rôle des bibliothèques populaires entre 1865 et 1890, de leur gestion... Plusieurs remarques peuvent probablement expliquer certaines formes de réseaux départementaux aujourd'hui.
Pour ce chercheur, la création et le développement des bibliothèques ont pu être aussi une façon de limiter la liberté de lecture, ou du moins de la contrôler dans des espaces publics, donc visibles, où les pratiques sont encadrées. Cette lecture n'est pas à négliger. Elle examine aussi les relations entre loges franc-maçonnes, sociétés philanthropiques, instituteurs et inspecteurs de l'Instruction publique.
Olivier Tacheau nous narre un épisode de l'histoire de l'ABF et des bibliothécaires municipaux : comment, entre 1906 (création de |'ABF) et 1940, des dissensions très fortes ont émergé entre bibliothécaires parisiens (la BN, les BU) et bibliothécaires municipaux (pourtant chartistes en bibliothèque classée après le décret de 1897). Lutte d'influence, conflit entre Paris et « la province », cela entraînera en 1932 la création d'un syndicat des bibliothécaires municipaux, impulsée par Oursel et Joly, en réaction contre l'inertie de l'ABF sur les questions statutaires. Les relations personnelles de l'un, les connivences politiques des autres seront efficaces pour mettre en application la loi de 1931 et donner aux bibliothécaires municipaux les mêmes statuts qu'à ceux de l'État. Le combat ne sera pas terminé, mais les dissensions au sein des bibliothécaires municipaux sur les appartenances syndicales limiteront les suites de cette action. Certaines lignes, découvertes dans les archives de l'ABF entre autres, sont d'une actualité impressionnante !
Je devrais également parler longuement de l'article d'Isabelle Charpentier sur la lecture publique dans l'Aisne, département sinistré en 1917, dont le Comité américain pour les régions dévastées (CARD) avait relevé les bibliothèques dans un plan concerté, en faisant le premier département de France pour ses bibliothèques en milieu rural vers 1924. L'histoire de la lecture publique dans ce département en est restée marquée ! Charpentier examine une configuration complexe, où les bibliothèques sont sous la double influence d'une association soutenue fortement par le conseil général (la fédération, qui met en place des Centres de ressources et de la lecture, CRLD) et de la bibliothèque départementale, transférée au département en 1986. Outre les questions d'organisation, se posent selon l'auteur des questions de fond sur le professionnalisme des bibliothécaires de l'État, comparé (et parfois opposé) à la bonne volonté des acteurs bénévoles de la fédération, conflit parfois caricaturé par les uns ou les autres.
Il faut lire cet article, car il n'est pas très complaisant et nous oblige à toujours essayer de comprendre une autre logique de fonctionnement, d'objectifs, y compris pour mieux étayer ses propres idées !
De même que, dans ce volume, il faut lire l'histoire d'Etienne Clementel par Philipe Veitl, élu local auvergnat qui s'intéresse à la culture grâce à des relations politiques et personnelles, mais qui aussi pratique le « racinement lequel sonne comme les débuts du régionalisme alors que n'existaient à l'époque, administrativement, que les départements.
Comme il ne faut pas passer sur le texte d'Anaïk Puyenne, qui dissèque les débuts de l'action transversale du ministère de la Culture, la création d'une Délégation au développement culturel (DDC) et, dans les DRAC, des conseillers à l'action culturelle dont le champ d'intervention traverse les compétences des conseillers techniques pour les fédérer (parfois en opposition) dans la négociation de conventions de développement. Où l'on entrevoit que l'action culturelle a parfois des effets très pervers, et que la démocratisation de la culture n'est plus toujours le seul moteur des actions de développement culturel.
Il faut lire l'ensemble de cet ouvrage, dans l'ordre ou dans le désordre, car les articles se répondent et se complètent. Originaux, précis, ils forment un puzzle très illustratif des difficultés de positionnement des décideurs, et parfois des professionnels, dans le domaine culturel, par essence difficilement évaluable et de plus en plus politique.