Index des revues

  • Index des revues
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓
    Par Marc Chauveinc
    Katie Hafner
    Matthew Lyon
    Georges Loudière, trad

    Les Sorciers du Net

    Les origines de l'Internet

    Paris : Calmann-Lévy, 1999. - 347 p. -ISBN 2-7021 -2951 -X.

    Tout le monde connaît maintenant l'Internet, mais peu connaissent l'origine et la gestation de cette immense toile d'araignée. Le livre de Katie Hafner (journaliste scientifique au New York Times) et de Matthew Lyon (de l'université du Texas), vivant et circonstancié, nous introduit dans les dédales de la construction du réseau, dont il décrit les protagonistes, souvent inconnus, leurs habitudes, leur caractère et leur situation ainsi que leurs idées originales voire brillantes : ceux qui, d'échecs en succès, construisirent petit à petit les éléments constitutifs du projet. Il nous montre aussi les oppositions, les conflits, les conservatismes qui refusaient de voir dans le réseau une avancée considérable et le jugeaient tout simplement impossible. On s'aperçoit, en lisant ce livre, que ce ne sont pas les plus célèbres, tel Vint Cerf, qui ont été à l'origine du travail. Comme l'écrit Frédéric Fillioux dans sa préface : « Ce livre est avant tout l'histoire d'un défi technologique à la limite du concevable. » Il est tout à fait remarquable et même surprenant que, dès les années soixante, c'est-à-dire à une époque où les ordinateurs étaient énormes, lents, disposaient d'une mémoire de 64 000 octets, sans disque dur ni disquette, travaillaient par lots successifs, donc sans console de dialogue direct, quelques hurluberlus aient eu l'idée de l'interconnexion des machines hétérogènes et du dialogue à distance. Comme toujours, dans tous les domaines, il y a ceux qui voient et ceux qui ne voient pas.

    Au début se trouva le choc psychologique provoqué aux États-Unis par le lancement du Spoutnik russe le 4 octobre 1957. Le président Eisenhower, se méfiant des militaires, créa en 1958 une agence indépendante pour la recherche avancée hors aéronautique, l'ARPA, confiée essentiellement à des chercheurs de haut niveau issus de l'Université et de l'industrie. Pour réaliser son programme, l'ARPA passait des contrats avec les universités américaines. Il faut rappeler qu'à cette époque les ordinateurs étaient peu nombreux, énormes, et travaillaient en temps différé (par lots), ce qui ne satisfaisait pas les utilisateurs et prenait du temps. C'est un nommé Ken Olsen qui développa, au MIT, le premier ordinateur interactif, le TX-2. Joseph C.R. Licklider, recruté par l'ARPA en 1962, a, dans un article de 1960, déjà développé quelques idées sur la « symbiose homme-ordinateur ».

    Très vite apparut la difficulté majeure de faire dialoguer entre eux des ordinateurs différents et Licklider eut l'idée d'un réseau. C'était en 1963 ! L'ARPA se consacra donc aux systèmes en temps partagé, ce qui était à l'époque tout à fait étranger aux informaticiens classiques. Des noms se succédèrent pour développer les techniques autour d'un réseau entre les grands ordinateurs universitaires : Robert Taylor, Larry Roberts, qui dessina les premiers diagrammes du réseau. Paul Baran, travaillant à la Rand Corp., et Donald Davies (en Angleterre) inventèrent, chacun de leur côté, la « commutation par paquets » au début des années 1960 afin de rendre invulnérable un réseau de communication. Il eut aussi l'idée d'un réseau distribué qui permettait aux données numériques, car seul le numérique assurait la fiabilité, de passer par d'autres voies quand le chemin principal le plus court était détruit. Ce fut un pas gigantesque vers le réseau futur. Le premier contact entre deux ordinateurs distants - au MIT de Cambridge (Mass.) et à Santa Monica (Californie) - eut lieu en 1965. Puis vint l'idée de Wes Clark (à Saint Louis) d'intercaler un processeur de gestion des messages entre deux gros ordinateurs plutôt que de les faire dialoguer directement. Le contrat de construction de ces processeurs (appelés IMP, Interface Message Processors) fut confié par l'ARPA à une petite société de Cambridge (Mass.), Boit, Beranek Et Newman, en 1968. Alors le projet s'accéléra très vite, car c'est cette société BBN qui fabriqua la première connexion entre ordinateurs. Qui le sait ?

    Des gens comme Frank Heart, Jerry Elkind, Bob Kahn, Will Crowther et d'autres participèrent à l'opération consistant à programmer un mini-ordinateur d'Honeywell (DDP-516), sans disque dur ni disquette, pour qu'il émette et reçoive des « paquets de bits », les assemble et les renvoie au gros ordinateur qui s'occuperait, lui, de les traduire dans son langage, le tout à grande vitesse. Le moyen de transport était encore les lignes téléphoniques à 50 kilobits d'AT&T, seul fournisseur à l'époque. Une grande effervescence s'installa entre l'ARPA, BBN et les universités partenaires, car les difficultés étaient nombreuses. En 1969, le premier IMP fut livré à l'université de Californie. C'est alors qu'interviennent Vint Cerf et Steve Crocker, qui devaient programmer l'interface entre l'IMP et le Sigma-7 de l'université. La liaison s'établit presque sans difficultés avec le deuxième IMP livré en octobre 1969 au MIT, disposant d'un SDS 940. Le troisième fut livré la même année à Santa Barbara et ainsi de suite.

    De ce début naquit le besoin de « protocoles » hôte-hôte auquel travaillait le Network Working Group (NWG). Ce fut Telnet d'abord, puis FTP (File Transfer Protocoi), puis rapidement le premier protocole de messagerie. Celle-ci devint, contre toute attente, la principale utilisation du réseau car les utilisateurs scientifiques ne comprenaient pas encore ce que signifiait le partage des ressources. C'est Ray Tomlinson qui inventa par hasard, en regardant son clavier, le signe @ (arobase) pour séparer le nom de l'utilisateur de celui du serveur.

    Et ainsi de suite le projet progressa, malgré les réticences de nombreux « conservateurs », comme AT&T, l'Armée ou UPS, qui voyaient dans le réseau une menace mortelle pour leur monopole. Toujours visionnaire, Paul Baran put écrire en 1977 « Demain, les systèmes informatiques de communication seront la règle pour la collaboration à distance. » Ce qui est vrai aujourd'hui et le sera encore plus demain. Avec cette caractéristique, quasi consubstantielle à tous ces maniaques de l'informatique qui créèrent le réseau : l'égalité d'accès pour tous et la totale liberté de parole sur le réseau, sauf pour quelques protocoles obligatoires et contraignants définis en commun par le Network Working Group. Le réseau devenait bien davantage qu'une collection d'ordinateurs reliés entre eux, c'était une communauté de travail et d'échanges.

    Le réseau s'appelait encore Arpanet, mais Davies en Angleterre et Louis Pouzin en France développaient des réseaux similaires (Cyclades en France) et cherchaient à se connecter au réseau américain. Certains, aux États-Unis, essayaient des réseaux par satellite ou par radio, d'autres créaient leurs propres réseaux. La nécessité se fit rapidement sentir d'un nouveau protocole pour faciliter la liaison entre ces différents réseaux. Il fut développé par Vint Cerf et Bob Kahn en 1973. Il s'appela le Transmission Control Protocol (TCP), plus général et plus fiable que le précédent. Puis les mêmes améliorèrent encore TCP en séparant le transfert, qui serait confié à un nouveau protocole appelé Internet Protocol (IP). D'où le sigle actuel TCP/IP qui, depuis 1978, a permis la véritable naissance de l'Internet comme réseau de réseaux.

    Devant l'extension universitaire du réseau, la DARPA (ex-ARPA) décida de se retirer pour conserver les secrets militaires et le confia à la NSF (National Science Foundation), qui cherchait à constituer un réseau universitaire. Celle-ci, après un financement national, le transféra en 1986 à un consortium d'universités utilisatrices. Le réseau devint stable et permanent.

    Vers la fin, les auteurs consacrent un chapitre un peu ironique au conflit TCP/IP contre OSI : OSI était le produit d'une bureaucratie normative (l'ISO) qui avait lancé une concertation internationale pour la normalisation de l'interconnexion des systèmes ouverts. La norme, publiée en 1988, présentait un protocole à sept niveaux qui fut adopté surtout par l'Europe et les administrations américaines, mais qui était difficile à mettre en oeuvre, au point que peu d'applications ont réellement fonctionné. De l'autre côté, il y avait Internet et la norme TCP/IP, qui fonctionnait bien et qui progressait à grands pas dans le monde, prouvant le mouvement en marchant, soutenue par le développement d'UNIX, la création en 1973 d'Ethernet (réseau local) grâce à Bob Metclafe et son adoption par de nombreuses firmes privées. Silencieusement, malgré quelques essais d'application, OSI abandonna la partie. « Son succès [celui d'Internet], écrivent les auteurs, offrait une leçon de choses sur la technologie et la façon dont elle progresse. Il faut découvrir les normes et non pas les décréter. »

    Ce résumé ne peut que donner une idée succincte du livre, riche de nombreuses anecdotes, des difficultés et des tâtonnements des pionniers de cette aventure intellectuelle qui va révolutionner le monde, de leurs visions et anticipations. Si la grande fête de l'Internet organisée par BBN en septembre 1994 pour réunir les « anciens » du réseau ne fut pas un très grand succès car tous ne vinrent pas, ils avaient quand même l'impression d'avoir vécu une aventure formidable, faite d'inventivité, de conflits certains sur les méthodes mais non sur l'objectif, de travail intensif et d'enthousiasme.

    Le livre est passionnant en ce qu'il nous décortique presque jour par jour le mécanisme de la découverte et de l'invention, en montrant comment chacun, à partir de son histoire et de son caractère, produit une idée nouvelle. Il est important de le lire et de le méditer pour comprendre, à partir d'un exemple important, les chemins du progrès. Merci au traducteur, Georges Loudière, pour son travail précis et clair.