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    Approche socio-économique de l'édition

    Par Alain Grund, Directeur des Editions Gründ

    En matière socio-économique les enquêtes sont une technique à la mode. Pour ne pas faire exception, je voudrais commencer par en citer une.

    Une enquête réalisée voici quelques années dans le cadre d'une étude sectorielle (SERVO) montrait que pour la grande majorité des personnes interrogées l'éditeur n'existait pas. Pour les autres, son image, passablement négative, était celle d'un "mandataire aux halles": un affreux intermédiaire s'enrichissant aux dépens de tous, et dont les fonctions semblaient au demeurant n'avoir aucune utilité.

    Voici qui, déjà, doit nous rendre modestes. Mais comme, en outre, en matière économique, celui qui ne sert à rien n'existe pas, une description socio-économique de l'édition devrait tenter de relier les diverses fonctions remplies à la structure de cette profession.

    L'explication historique, puis l'analyse des besoins culturels des lecteurs m'amèneront à une description de notre profession telle que je la vois actuellement.

    I. L'évolution dans le temps de la fonction d'éditeur

    Il est significatif qu'un nombre encore grand des "vieilles maisons" d'édition portent dans leur raison sociale le nom de "librairie". Cela illustre bien, à mon avis, le double rôle de l'éditeur, à la fois créateur et diffuseur de produits.

    Le schéma traditionnel de l'auteur qui apporte son manuscrit ne décrit qu'une partie du problème. Certes, un éditeur comme Gallimard reçoit 5000 manuscrits par an. Mais la même maison Gallimard déclare souhaiter travailler avec les écrivains sur une longue période, et on imagine aisément le rôle que peut jouer un directeur littéraire dans le mûrissement d'un talent.

    Ailleurs qu'en littérature, la réalité est souvent bien différente. C'est à l'éditeur qu'il appartient de trouver que tel sujet doit être traité et d'aller chercher l'auteur qu'il juge le plus capable d'écrire le livre. Il faut aussi, c'est important, mettre en forme l'objet que sera le livre. Autrefois, l'impression était intégrée (Berger Levrault). Maintenant, on sous-traite. Reste à payer tout le monde : l'auteur, ses collaborateurs éventuels - un livre est de plus en plus un travail d'équipe - les fabricants (papier, impression, reliure). Pour payer il faut vendre, c'est-à-dire diffuser un objet qui n'est pas un objet tout à fait comme les autres.

    A l'origine, l'éditeur s'employait tout simplement à vendre au public qui passait devant sa librairie les productions maison. Puis il s'est mis à vendre à ses confrères des autres villes, à l'aide d'un catalogue dont les prix de référence étaient ceux qu'il pratiquait pour son public.

    Cette forme d'artisanat n'a pas disparu. L'édition reste une profession relativement peu concentrée : 400 maisons réalisant un chiffre d'affaires égal ou supérieur à 200.000 F/an ont été retenues en 1978 pour l'enquête statistique annuelle du S.N.E. S'il y a des libraires éditeurs, il y a aussi des auteurs éditeurs, les plus illustres étant sans doute Louis Hachette et Pierre Larousse.

    C'est au fond le phénomène de l'inventeur qui se met à fabriquer et à vendre le produit nouveau qu'il a conçu. Cela s'est vu et se voit encore.

    A partir de là peu naître ce que j'appellerai l'éditeur industriel.

    D'abord, par les inévitables conséquences du développement de toute entreprise.

    Ce qui était l'affaire d'une petite équipe devient, du fait des succès initiaux, une entreprise aux effectifs plus nombreux, à la structure formelle.

    Il se posera alors ce qui est l'un des problèmes principaux d'une maison d'édition : assurer le financement de la recherche, c'est-à-dire de la mise au point de nouveaux produits, grâce aux marges dégagées par les ventes des succès du moment. L'un des aspects essentiels du métier me paraît être la péréquation entre les ouvrages "faciles" et les ouvrages "difficiles" étant entendu que ces derniers sont, ou en tous cas devraient être, à l'origine de la prospérité de demain.

    Le développement peut se faire, et c'est fréquent aujourd'hui, en créant des cellules autonomes, véritablement indépendantes, artisanat vivant au sein de l'industrie.

    D'autres éditeurs industriels se sont créés pour travailler, d'emblée, sur un marché de masse. Le livre de poche a vu ses ancêtres, dont la distribution n'a pas été toujours limitée au canal traditionnel des librairies.

    Il est bon de rappeler que dès la création des magasins populaires (Prisunic, Monoprix, etc.) en 35/36, des livres se vendaient dans leurs rayons.

    Certaines formules de vente, essentiellement la vente par correspondance (car la vente par courtage peut se pratiquer à échelle réduite) imposent la taille industrielle.

    Au bout du compte, peut-on vraiment considérer comme une industrie une branche d'activité où il faut 400 entreprises pour réaliser, en employant environ 14.000 personnes, un chiffre d'affaires qui représente au total environ 0,3% du Produit Intérieur Brut?

    Je vais essayer d'analyser dans quelle mesure l'évolution du marché du livre au cours des dernières années va dans le sens de l'industrialisation, ou impose au contraire au développement de demeurer, si l'on peut dire, artisanal.

    II. Les marchés du livre au cours des dernières années

    Globalement, le marché semble ne pas avoir beaucoup évolué. Si, en francs courants, la progression paraît spectaculaire, puisque que le CA global de l'édition est passé de 1,9 milliards de F. en 1970 à pratiquement 5 milliards de F. en 78, et devrait être voisin de 5,5 milliards de F. en 1979, la progression en francs constants est beaucoup plus modeste.

    Forte en 70 et 71, la progression a été très ralentie ensuite, parfois négative (74), avec une nouvelle année assez brillante en 77. 78 et a fortiori 79 sont des années de stabilité.

    A ce marché, l'édition a proposé un peu moins de 11.000 titres nouveaux (sur un total nouveautés + réimpressions d'un peu plus de 21.000) en 1970. En 1978, près de 12.000 titres nouveaux sur un total de 26.600. Ce n'est pas l'inflation dénoncée par certains.

    En 77 pendant ce temps en RFA 39.000 dont 31.000 nouveautés en GB 36.000 dont 28.000 nouveautés.

    Cette vue globale est insuffisante, le développement modéré de l'ensemble cachant en fait la grande disparité dans l'évolution selon les spécialistes.

    La littérature générale, qui représentait 30,9 % du CA global de l'édition en 1970, ne représente plus en 1978 que 24,7%.

    Les livres scolaires représentaient 15,3% du CA, n'en représentent plus que 11,9%

    Par contre, les Encyclopédies et Dictionnaires passent de 15,7% du CA à 20,9%.

    Les livres pour la jeuness de 7,8% à 9,4%.

    Les livres pratiques, noyés en 1970 dans la masse des "divers" représentent à présent 10% du total.

    Peut-on dire à partir de ces chiffres que la clientèle traditionnelle est stagnante pour ne pas dire en régression, tout le procès venant d'une clientèle nouvelle, qui n'achète plus les mêmes livres qu'autrefois ?

    Vous savez qu'en 1960 une enquête réalisée par l'IRES pour le SNE avait montré que plus de la moitié des Français ne lisaient pas : 42 % des Français âgés de 20 ans et plus avaient lu un livre au cours des 3 mois précédant l'enquête. En 1974, une enquête SERVO aboutit à une conclusion nettement plus favorable: 68% de la population âgée de 20 ans et plus avaient lu un livre au cours des 3 mois précédant l'enquête.

    Par contre le pourcentage des lecteurs assidus n'a pas bougé entre 1969 et 1978: 22% de la population française.

    Je me demande si l'on ne tient pas là l'explication des évolutions par spécialités que je viens de décrire : la nouvelle clientèle reste une clientèle de lecteurs occasionnels. Elle semble s'intéresser moins à la littérature qu'à la lecture "utile" que représentent les livres pratiques, les encyclopédies et dictionnaires.

    A clientèle nouvelle, méthodes de distribution nouvelles.

    D'après le panel de consommateurs SECODIP que le SNE a suivi entre 72 et 76, la part des différents canaux pour la vente du livre serait à peu près la suivante :

    • Librairie....................................... 50 - 55 %
    • Magasins populaires, super et hyper-marchés..... 10 - 15%
    • VPC - catalogues............................... 20 - 25 %
    • Courtage...................................... 10 - 12 %
    • Autres........................................ 2 - 5 %

    (dans les "autres" figurent les achats faits par l'Etat pour les bibliothèques publiques et universitaires et pour la gratuité dans les Etablissements scolaires).

    Sans qu'on dispose de statistiques fiables, il semblerait qu'à l'heure actuelle la part des grandes surfaces dans la vente de certaines catégories de livres soit en forte progression, les résultats connus de la vente par correspondance paraissent également très favorables. Les problèmes de distribution sont évidemment cruciaux. Les catégories de livres que lisent les nouveaux lecteurs sont des produits en concurrence, non seulement avec d'autres livres, mais avec tous les autres produits qui visent à l'utilisation des loisirs.

    Y a-t-il une si grande différence entre la commercialisation d'un livre de bricolage et celle d'une boîte à outils ? Peut-être faut-il voir là l'explication d'un fait méconnu: depuis 1970, le prix des livres est resté, au bout du compte, inférieur à ce qu'il aurait dû être s'il avait suivi le "coût de la vie" en général.

    En prenant comme base 100 l'année 1970, la moyenne annuelle de l'indice des prix en 1977 était en général de 183,2, pour le livre de 170,5. 78 et 79 ont confirmé cette évolution bien que le prix des livres à la production ait été libéré dès 1978.

    La clientèle très assidue, celle des gros lecteurs, est peut-être celle que le "besoin de lire" amène à considérer le prix comme un élément secondaire, mais cette clientèle est stagnante.

    L'expansion du marché porte sur une clientèle moins stable, subissant l'attraction d'autres consommations, pour laquelle le prix est un élément, sinon décisif, du moins tout à fait important.

    Sans qu'on ait été encore en mesure d'étudier le phénomène, on peut aussi penser que la part des achats d'impulsion est très importante. Compte tenu du fait que, dans la quasi totalité des points de vente (librairies traditionnelles ou grandes surfaces) le produit est désormais en contact direct avec le client et doit se vendre tout seul, l'aspect extérieur du livre devient un élément tout à fait primordial.

    On a tenté (enquête SERVO) de lier type de point de vente et type de lecteur. Ce genre de travail est toujours délicat. On peut neanmoins affirmer que les "nouveaux livres" sont aussi ceux que fréquentent les "nouveaux lecteurs", ceux-ci se déclarant intimidés par le libraire traditionnel. Ces clients sont également ceux de la vente par correspondance.

    III. L' édition aujourd'hui

    Avant d'essayer de voir si l'évolution du marché que je viens de décrire a influé sur la structure de la profession, je voudrais présenter quelques chiffres caractéristiques.

    On l'a vu, l'édition, c'est 400 entreprises employant environ 14.000 personnes, un chiffre d'affaires de 5 milliards de F. en 1978 (on ne connaît pour 79 que le CA global).

    Comment ce répartissent ces chiffres?

    - 38 maisons, réalisant chacune un CA de 30 millions, représentant 68,8% du CA total.

    - 12 maisons, au CA compris entre 20 et 30 MF, représentent 5,9% du total.

    - 34 maisons, au CA entre 10 et 20 MF, représentent 9,9% du total.

    Il faut donc 84 entreprises sur 400 pour réaliser environ 85 % du CA total. Les 316 entreprises restantes réalisant à peu près 15% du CA total.

    A l'opposé, on retiendra que 11 maisons d'édition dont le CA est supérieur à 100 millions de F. ne représentent que 26,5% du CA total de la profession.

    L'évolution entre 71 et 78 est différente selon l'importance des entreprises : 1/3 des maisons dont le CA est inférieur à 1 million de F ont vu leur CA baisser, par contre, les meilleurs résultats sont enregistrés dans la catégorie comprise entre 2 et 5 millions du CA, avec un taux de progression moyen de 17,51 % et la catégorie de 20 à 30 millions paraît également bien se porter, avec une hausse moyenne de 16,99% et pas un seul cas de régression du chiffre d'affaires.

    Si l'édition ne paraît pas être une profession concentrée par la taille de ses entreprises, elle est en France très concentrée géographiquement, puisque sur les 400 entreprises, il y en a 323 à Paris dont 105 pour le seul 6e arrondissement! Si l'on ajoute aux 323 "Parisiens" les 19 de la région Parisienne, il ne reste que 58 éditeurs provinciaux.

    Pour apprécier la vitalité des éditeurs, on peut regarder le nombre de titres nouveaux et de réimpressions qui ont été produits.

    26 maisons ont déposé chacune plus de 200 titres, 14.500 en total sur l'ensemble de 26.600 : 54,5 % de la production totale. Par contre, ces maisons n'ont déposé que 46 % des nouveautés (5.500 sur 12.000), l'ensemble réimpression + nouvelles éditions (9.000) représente 62 % de leur production totale.

    A l'opposé, les maisons éditant moins de 150 titres par an éditent beaucoup plus de nouveautés que de réimpressions. Par exemple, les maisons publiant entre 20 et 50 titres (il y en a 96) ont déposé 1.756 nouveautés, 1413 nouvelles éditions + réimpressions qui ne représentent pour elles que 44,59 % de la production totale.

    Ai-je besoin de vous dire que ces chiffres peuvent prêter à des interprétations différentes, sinon contradictoires : on peut dire "les grands font moins d'efforts que les petits", comme on peut dire que les grands utilisent mieux leurs fonds et travaillent sur des "produits" durables, ce qui est à priori le signe de leur qualité!

    Tout ceci demande en outre à être pondéré par deux éléments capitaux : les genres de livres, et les chiffres de tirage. Publier un titre de plus dans une série de romans policiers n'a rien à voir avec la publication d'un titre d'érudition qui aura demandé 5 ans de travail à toute une équipe. Publier un titre à 500 exemplaires n'est pas en publier un autre à 80.000.

    Trop souvent, on parle de l'édition, du livre. En réalité il y a des livres, des maisons d'édition, qui n'ont en commun - et pour combien de temps encore - que le support de papier imprimé qu'elles utilisent...

    Je vous ai déjà parlé de l'évolution du marché par spécialités, je vais essayer de vous décrire, hélas encore avec des chiffres, la production actuelle par spécialité.

    Vignette de l'image.Illustration
    Évolution du marché par spécialités

    (A noter que les livres de poche représentent 26,8 % de la production totale d'exemplaires. En littérature générale, 65% des exemplaires.

    Comme vous le voyez les disparités sont grandes. Au demeurant, même raffinées par spécialité les moyennes ne sont que des moyennes - notamment en littérature -. En outre des problèmes de classement, vous le savez sans doute mieux que moi, se posent toujours: tel livre appartient-il à la littérature ou aux sciences humaines ? Un atlas (classé en principe dans les "livres pratiques" n'est-il pas éventuellement un ouvrage scolaire ?). Ces réserves méthodologiques étant faites, on a quand même une "certaine idée" de la profession.

    On possède - évidemment - les chiffres qui donnent, par spécialités, la proportion des nouveautés par rapport au nombre total des titres produits.

    Par ordre décroissant on a :

    • Littérature générale ................................ 53,5 %
    • Sciences humaines ................................ 48,6%
    • Scientifiques et Techniques......................... 48,6%
    • Jeunesse ......................................... 45,1 %
    • Bx Arts & Bx Livres ................................ 40,6 %
    • Scolaires.......................................... 38,8 %
    • Livres pratiques .................................... 23,7%
    • Encyclopédies &. Dictionnaires ...................... 17,5 %

    Il n'est pas étonnant de trouver en dernière position les "produits lourds", ceux dont la mise au point nécessite généralement d'énormes investissements en temps, en ressources humaines et en moyens techniques.

    C'est aussi le cas de beaucoup de livres pratiques : un bon livre de bricolage, par exemple, nécessitera facilement deux années de travail, plus le temps nécessaire à sa réalisation technique. Par contre, on ne réinvente pas tous les jours une nouvelle approche de ces problèmes. La nécessité de nouveautés est moins évidente. Un bon ouvrage de référence doit être durable. Le "nouveau public" de l'édition veut de l'utile. L'utile, pour le consommateur, c'est le solide. Ici, c'est un livre qui dure (opposition avec la presse) non seulement physiquement mais parce que son contenu ne se démode pas.

    Alors: Artisanat ou industrie?

    J'ai tendance à répondre: les deux, en fonction de l'analyse que je viens de faire.

    Les petites entreprises manifestent une vitalité de bon aloi. Quel est leur domaine d'action ?

    Il faudrait se garder de répondre : les spécialités à petit tirage. L'édition est, je ne le répéterai jamais assez, un métier de péréquation. Certains livres ne peuvent être rentables, au moins dans l'immédiat. Un éditeur ne peut les produire que s'il réalise par ailleurs des résultats suffisants pour les réinvestir dans cette production qui est son budget de recherche.

    On peut quand même s'inquiéter de voir, en certains domaines déjà sensibles, les tirages régresser jusqu'à atteindre des niveaux où la notion même de diffusion est compromise : entre 77 et 78, le nombre de titres d'ouvrages d'érudition publiés s'est accru, passant de 624 à 662 (+ 6,09 %), le nombre d'exemplaires a baissé de 1.415.000 à 1.126.000 (- 20,42 %).

    Dans ce domaine sensible dont d'autres que moi auront l'occasion de reparler, je me bornerai à dire qu'un progrès technique (la reprographie) crée de sérieuses difficultés, mais qu'un autre progrès technique (l'offset de bureau) permettra peut-être de réaliser plus économiquement des ouvrages à petit tirage... c'est-à-dire de gérer l'opération "peau de chagrin" sans trop de désastres !

    Ce n'est pas seulement dans ce domaine que les Pouvoirs Publics ont fait leur apparition, entrant en concurrence directe avec les éditeurs de droit privé. A l'heure actuelle, une bonne vingtaine de maisons d'édition "publiques" dont une demi-douzaine réalisaient en 78 chacun plus de 2 millions de CA, figurent pourraient-on dire en bonne place dans les statistiques.

    Cela ne soulève pas nécessairement l'enthousiasme des éditeurs, qui font remarquer, parfois avec raison, que la concurrence est faussée lorsque les entreprises publiques ne fonctionnent pas avec les mêmes charges qu'eux.

    On en arrive à se demander si les problèmes ne diffèrent pas davantage par spécialités que par tailles d'entreprises.

    Sur le plan de la production en tout cas, il y a une différence de nature entre un livre de sciences humaines tiré à 4.000 exemplaires et un guide pratique dont le "point mort" se situe généralement à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires.

    Les tirages moyens que j'ai cité sont souvent insuffisants pour permettre un bon amortissement des coûts fixes.

    Dans ce dernier cas, une réponse a été trouvée au cours des 20 dernières années au problème que j'ai signalé tout à l'heure, de la lourdeur des investissements de création.

    Cette réponse, c'est la co-édition, technique qui consiste, pour un ouvrage dont l'illustration en couleurs est un élément important sinon essentiel, à utiliser dessins, photographies et leurs éléments de reproduction industrielle (clichés) simultanément pour plusieurs éditions en des langues différentes. Un certain nombre d'ouvrages ne sont plus aujourd'hui publiables autrement, si l'on veut leur garder un prix de vente qui les mette à la portée de ce public nouveau dont on a vu qu'il formait l'essentiel de l'accroissement du marché. Cette opération séduisante présente deux dangers. Le premier est de faire perdre au livre toute originalité "nationale" sinon "régionale": il doit intéresser le public de New York, de Londres, de Munich, de Milan, comme celui de Lyon ou... de Strasbourg.

    C'est là qu'interviendra l'habileté professionnelle de chaque éditeur, dont le travail consistera, non pas à reproduire, mais à adapter judicieusement le livre à son public à lui (1000.000 f.).

    Le second résulte d'un phénomène qui malheureusement nous dépasse ! La diminution de l'utilisation de la langue française dans le monde : pour lancer une opération de co-édition, rien ne vaut l'appui d'un vaste marché utilisant votre propre langue, celle dans laquelle va être réalisée l'édition de base. Et c'est ainsi que nos confrères britanniques en viennent à exercer dans ce domaine une influence qui va grandissant.

    Sur le plan de la distribution, pendant longtemps les mêmes points de vente ont tout vendu, pratiquant eux aussi la péréquation que j'évoquais à propos de l'éditeur.

    Le libraire finançait la conservation en stock, pendant une longue durée, d'ouvrages "difficiles", par les ventes faciles: prix littéraires, succès du moment...

    Or ce libraire évolue : de toutes parts on le presse de devenir un "bon gestionnaire". Qui dit bonne gestion dit, entre autres, meilleure rotation des stocks, c'est-à-dire réduction de l'assortiment.

    C'est un libraire qui m'a expliqué l'autre jour - il le disait avec regret- "Corneille se vendant moins que Racine, il n'a plus sa place dans l'assortiment".

    N'oublions pas que les libraires se font - lorsqu'en une ville il en existe plusieurs - une concurrence parfois vive.

    Celui qui n'a pas assez "bien géré" ne peut pas financer la modernisation de son magasin - or, où vont les clients?- et dépérit lentement avant de disparaître.

    Comme si cela ne suffisait pas, de nouvelles formes de distribution, efficaces, dynamiques et à court terme facteurs pour certains livres d'une indiscutable promotion, se développent. Le principe est simple: avec un assortiment très réduit et bien sélectionné pour "tourner" rapidement, on n'a plus besoins de grosses marges, ces marges que le libraire utilisait pour financer son gros stock. On vend à prix réduit, on vend davantage, on vend à une clientèle nouvelle.

    Parfait, mais les libraires perdent les "ventes faciles" (ils se font traiter de voleurs par leurs clients, outrés de constater d'énormes différences de prix sur un même "article") et du coup n'ont plus le moyen de financer le reste.

    Cette description apocalyptique, vous l'avez certainement déjà entendue. Si j'y reviens, c'est pour rappeler:

    • - que tous les livres - hélas - ne vont pas dans les circuits de distribution, la grande distribution n'achète, et c'est normal, que des produits adaptés à sa clientèle: "le grand public",
    • - que les ouvrages "spécialisés" continueraient évidemment à se vendre chez les libraires si ces derniers pouvaient en financer la tenue en stock. Tant qu'il s'en trouvera assez pour le faire, l'accès au public sera possible. Après, je ne vois plus très bien ce que peut faire "l'artisan-éditeur", sauf s'il parvient à identifier suffisamment sa clientèle (cas de certains ouvrages scientifiques) pour lui proposer directement ses produits par correspondance.

    Il y a deux façons de pratiquer la vente par correspondance : en petit ou en grand. L'efficacité de la seconde paraît largement supérieure, l'identification d'une cible précise étant à priori difficile, sinon pour certains ouvrages carrément impossible. Vendre par correspondance de la littérature générale un peu évoluée, cela tient à mon sens du domaine du rêve.

    Il se pose un dernier problème de distribution, tout à fait spécifique, et que je me contenterai de mentionner : Le livre scolaire fait l'objet, depuis plusieurs années maintenant, d'une distribution gratuite dans un nombre croissant de cas. Je connais le problème d'un peu loin, mais j'ai le sentiment que l'extraordinaire loterie à laquelle on demande aux éditeurs de jouer ne va pas dans le sens de la variété pour laquelle nous avons toujours milité.

    Un livre est choisi dans une discipline. Pour lui, c'est l'énorme succès. Pour les autres, l'échec à peu près irrémédiable, quels qu'aient été les efforts de préparation.

    A terme, qui va continuer à jouer à cette loterie ? D'ailleurs, on a vu tout à l'heure ce qu'il advenait de la part du livre scolaire dans les ventes des éditeurs.

    Conclusion

    J'espère avoir répondu à votre attente dans cette "approche socio-économique" de l'édition, à laquelle vous souhaitez vous livrer.

    J'ai essayé d'ouvrir le débat en rappelant à quoi nous servons, c'est-à-dire pourquoi fonctionnent nos entreprises. Economiquement, c'est essentiel.

    J'ai essayé de montrer qu'on parle à tort de l'édition au singulier. Nous sommes une profession très diversifiée, dans laquelle le métier de l'un est parfois à l'opposé de celui de l'autre. Je crois que les différences de métier sont d'ailleurs plus importantes que les différences de taille: on peut être un grand "artisan et un petit "industriel". Je crois pourtant que nous sommes solidaires les uns des autres. J'ai, enfin, tenté de décrire l'évolution récente de ce métier, dans ses grandes lignes, laissant aux débats qui suivront le soin de mieux affiner la description, et d'imaginer notre futur.

    J'ai parié tout à l'heure de Corneille et de Racine à propos de rotation des stocks... et bien, j'ai essayé d'être le Racine de l'édition, en la décrivant telle qu'elle est !...