DE la confrontation des points de vues des deux éditeurs qui ont pris la parole: Christian de Bartillat (Stock) et François Wahl (Ed. du Seuil), on peut extraire plusieurs lignes de force. Le rôle de l'éditeur est d'aller au devant du désir exprimé ou sous-jacent du public. L'éditeur doit donc agir comme sociologue du monde qui l'entoure et aussi comme un radar, car il y a dans cette quête du désir une part d'intuition (le radar) et une part de connaissances des vagues successives qui reviennent dans l'esprit humain, selon le phénomène de Young (le sociologue). On peut, cependant, se demander si le désir du public n'est pas parfois faussé et créé artificiellement par les médias dont le pouvoir économique et politique ne peut pas être constaté. Dès lors, une partie du désir n'est-elle pas déjà aliénée, lorsqu'elle revient sous forme écrite ? C'est un point sur lequel les éditeurs ne se sont pas étendus.
Ils reconnaissent que le désir au-devant duquel ils vont n'est pas celui des masses. C'est celui d'un groupe limité dont l'accès n'est pas toujours aisé, les ventes, sont là pour le prouver. Or, dans ce domaine, il semble que les médias (presse, radio, télévision) ne jouent pas entièrement leur rôle. En effet, les comptes rendus des ouvrages en sciences humaines ne font pas la une des grands journaux qui leur préfèrent les romans, sans doute plus rentables.
De toute façon, c'est un constat général, les sciences humaines sont en crise et se vendent mal. Le phénomène vient en partie du fait qu'un texte doit parler, doit être une énonciation ; or ce n'est une découverte pour personne, notre monde intellectuel est un monde mimétique qui se nourrit du passé. La nouvelle génération des intellectuels essaie de sortir du cadre "cartésien" hérité du XVIIIe siècle pour entrer dans le cadre de l'imaginaire, peu propre à énoncer des théories. On, passe, selon le mot de M. Wahl, des sciences humaines aux sciences du symbolique. Ce passage ne va pas sans mal et certaines maisons d'éditions préfèrent porter leur intérêt sur telle ou telle part des sciences humaines plutôt que d'en couvrir la totalité.
Pour cela, l'éditeur va au-devant de l'auteur, de "l'énoncia-teur". Après avoir choisir ses textes, il les corrige, les réécrit, pour faire ressortir les concepts essentiels, les énonciations, de tout le fatras verbeux qui les occulte. Or, là encore, deux questions viennent à l'esprit. D'abord quelle est la part d'aliénation du désir dans l'élimination d'un texte au profit d'un autre ? D'autre part, n'y a-t-il aussi aliénation de la pensée lorsque l'éditeur corrige et réécrit le texte des auteurs ?
Enfin, il nous semble qu'une question essentielle n'a pas été abordée : le simple point de vue économique n'a-t-il pas un ascendant important sur le choix des textes ?
En conclusion, cet échange de vue entre bibliothécaires et éditeurs de sciences humaines nous a semblé très fructueux, car il mettait en évidence plusieurs questions et le devoir qui est celui des bibliothécaires de se faire connaître des éditeurs. En effet, M. Wahl définissait le rôle de l'éditeur ainsi que suit : percevoir un désir du public et se mettre au service de ce qui est en mouvement, alors que, selon lui, le rôle du bibliothécaire est d'archiver ce même désir. C'est oublier bien vite que pour le choix qu'il doit faire des livres qu'il offre au public, le bibliothécaire va lui aussi, au-devant du désir du public. Voilà encore une preuve que si les bibliothécaires ne connaissent pas toujours les éditeurs, la réciproque est aussi courante et notre congrès aura permis de corriger cette méconnaissance.