L'édition en sciences humaines et sociales face aux modifications de son environnement par Marc Minon [p. 109-117)
L'édition en sciences humaines et sociales, qui ne représente que 8 % du chiffre d'affaires de l'édition en France, focalise pourtant l'intérêt d'autres acteurs qu'éditeurs, auteurs et lecteurs, celui des médias, grande presse et télévision. Dans l'Histoire de l'édition après 1945, dirigée par Pascal Fouché, deux chapitres sont consacrés à ses riches heures et aux problèmes qu'elle rencontre aujourd'hui. La première contribution, celle de Rémy Rieffel, se place du côté de l'histoire qu'on pourrait qualifier d'événementielle ; la seconde, de Marc Minon, est une analyse socio-économique de ce secteur de l'édition.
Ce dernier pose d'emblée la singularité de l'édition en sciences sociales : « Avec la littérature générale, les sciences humaines sont sans doute le secteur éditorial qui dispose de la légitimité la plus forte, et ceci même si son importance économique n'est pas à la mesure exacte de son prestige ».
Rémy Rieffel distingue trois temps dans ces cinquante dernières années : 1945-1960, une timide percée, 1960-1975, l'âge d'or, 1975-1995, la remise en cause. Maison d'édition par maison d'édition, auteur par auteur, Rémy Rieffel en donne à voir une image positive, en remontant aux toutes premières années de l'après-guerre. Les Presses universitaires de France, en partie grâce à l'héritage du fonds Alcan, eurent dès 1945 un catalogue prestigieux en sciences sociales en comptant déjà parmi ses auteurs Émile Durkheim, Lucien Lévy-Bruhl... mais aussi François Perroux, Henri Wallon... Elles ouvrirent des collections, comme La Bibliothèque de sociologie contemporaine, dont les auteurs (Roger Bastide, Georges Gurvitch, Germaine Tillon, etc.) sont aujourd'hui des classiques de la sociologie et de l'anthropologie. Certaines de leurs collections, comme Thémis, destinées à être plus des manuels que des oeuvres de recherche, demeurent vivantes aujourd'hui.
À côté des PUF, qui portent dans leur nom même un projet universitaire, des maisons « généralistes se sont ouvertes aux sciences humaines et sociales. Gallimard, le premier, dont la vocation littéraire a marqué l'entre-deux-guerres, avait créé dès 1927 la Bibliothèque des Idées, dirigée par Bernard Groethuysen. Cette ouverture devait s'épanouir aux cours de ces cinquante dernières années, tout spécialement grâce à Pierre Nora, « patron » de la Bibliothèque des Sciences Humaines et de la Bibliothèque des Histoires où furent publiés Georges Dumézil, Michel Foucault, François Furet et tant d'autres... D'anciennes maisons, comme Pion, Calmann-Lévy... mais aussi de plus nouvelles comme les Éditions du Seuil ou les Éditions de Minuit ne furent pas en reste pour développer ce nouveau secteur ; chacune d'elles pouvait proposer une écurie d'auteurs maison, véritables locomotives éditoriales : ici Claude Lévi-Strauss, Raymond Aron... là Jacques Lacan, Alain Touraine... ailleurs, Pierre Bourdieu, Gilles Deleuze... Il n'est pas d'éditeur qui n'ait été tenté de s'intéresser, durant cette période faste, aux sciences humaines et sociales : rappelons que Larousse, si spécialisé qu'il fût dans l'édition de dictionnaires et d'encyclopédies, n'hésitait pas à inaugurer une collection de linguistique, Langue et Langage, dirigée par Jean-Marie Dubois. Ces réussites éditoriales qui étaient ancrées sur d'authentiques recherches et des travaux novateurs ont engendré, malgré elles, un temps de vedettes fabriquées par des « méthodes de marketing et d'appuis médiatiques savamment orchestrés », mais aussi de difficultés pour des auteurs moins « lancés ». Certaines maisons surent habilement contourner ce marasme en mettant sur le marché des dictionnaires des grandes synthèses ou des oeuvres collectives auxquelles participent les plus grands noms de la discipline.
L'approche chronologique de ces 50 dernières années ne met pas assez en lumière, me semble-t-il, ce qui a permis, un temps, la prospérité de l'édition en sciences humaines et sociales. En moins de vingt ans, il y eut un renouvellement profond et un épanouissement des études en sciences sociales. Dans toutes les disciplines, dans les plus anciennes (histoire ou philosophie) comme dans les plus récentes (linguistique, sociologie, anthropologie) de nouvelles problématiques empreintes par un désir d'interdisciplinarité firent naître des oeuvres qui aujourd'hui constituent la base de nos bibliothèques de sciences sociales. Dans leur continuation, de nombreux travaux, de moindre envergure certes, mais non négligeables pour autant, furent publiés.
Nous aurions aimé voir traiter de façon plus explicite les liens (dont grand nombre d'auteurs ont bénéficié) entre revue et collection au sein d'une même maison d'édition. La publication d'une revue a certainement aidé à la diffusion des nouveaux modes de pensée : qui était abonné à Tel Quel ou Poétique lisait aussi Genette, Kristeva, Sollers; la Nouvelle Revue de Psychanalyse a été intimement associée à Connaissance de l'Inconscient, toutes deux dirigées par J.B. Pontalis.
Nous voudrions souligner deux autres caractéristiques de ces cinq décennies d'édition, bien qu'elles ne touchent pas uniquement les publications en sciences sociales. Le procédé des « reprints apparu aux États-Unis après la guerre, a permis, grâce à des éditeurs comme EDHIS, de donner une nouvelle vie à des livres, des périodiques et pamphlets des XVIIe, XVIIIe et XlXesiècles, conservés uniquement dans une ou deux bibliothèques patrimoniales. Cette pratique qui, au départ ne concernait qu'un très petit nombre d'entreprises spécialisées, a été adoptée par de grandes maisons pour leur propre fonds. Les « reprints offrent, dans les meilleurs cas, l'immense avantage de redonner vie à des auteurs oubliés, mais ils sont entachés de défauts que nous connaissons tous ; l'absence d'apparat critique n'est pas le moindre.
Rémy Rieffel ne fait qu'évoquer un autre aspect de l'édition en sciences humaines et sociales qui mérite d'être mentionné : l'édition académique ou universitaire. Bien que les éditions universitaires françaises ne puissent être comparées à leurs homologues anglo-saxons, les livres, qu'elles publient, souvent issus de thèses, d'actes de colloques et travaux collectifs, n'auraient jamais été acceptés par un éditeur commercial qui aurait craint de ne pas en tirer un profit suffisant. Le catalogue des éditions de l'EHESS ou de la Fondation nationale des sciences politiques comprend des noms qui sont également parmi les meilleures ventes du Seuil, d'Albin Michel...
Un des handicaps importants qu'ont rencontré, et que rencontrent encore, les chercheurs réside dans la traduction des textes étrangers en français. Les années entre les deux guerres furent, comme dans d'autres domaines, frileuses. Les traductions étaient rares. Au lendemain de la guerre, un public nouveau, qui avait souffert comme ses maîtres d'un certain malthusianisme de la pensée reflété dans l'édition, était prêt pour cette ouverture à des auteurs étrangers qui contribuèrent largement à élargir le champ des sciences sociales. Les exemples sont nombreux : il fallut ainsi attendre 1966 pour que paraisse chez Fayard La Philosophie des Lumières (Die Philosophie der Aufklarung) d'Ernst Cassirer dont la première édition date de 1932 ; la première traduction de Margaret Mead, Moeurs et sexualité en Océanie (Sex and temperament in three primitive society), publié en 1935 est de 1963, alors que sa première oeuvre, écrite en 1928, était déjà traduite en espagnol et en italien. En quelques années, le catalogue d'une dizaine d'éditeurs s'est considérablement enrichi : des collections comme la Bibliothèque des sciences humaines, le Sens commun ou Textes à l'appui (1) ont introduit des auteurs anglais, allemands, russes... peu connus alors en France. Malheureusement, tous les éditeurs ne furent pas toujours à la hauteur de cette demande d'auteurs étrangers: près de cinquante ans séparent la publication en Allemagne de Rechtsoziologie de Max Weber et sa traduction partielle, sous le titre Économie et société chez Plon en 1971 : ce texte fondamental du grand sociologue allemand demeura si longtemps épuisé que les bibliothèques devaient veiller à ce que leur unique exemplaire reste encore consultable malgré un usage fréquent.
Alors que pendant plus de 15 ans le tirage moyen des livres de sciences humaines et sociales tournait autour de 5 000 exemplaires, entre 1980 et 1990 les livres spécialisés avaient vu leur tirage moyen passer de 3 800 à 3 200 exemplaires ; certains aujourd'hui prétendent même qu'un tirage de 800 exemplaires suffirait à couvrir tous les besoinS (2) . Comme nous le fait remarquer Marc Minon : « À peine 2°/o des ouvrages de ce type engendrent dans l'année des ventes supérieures à 15 000 exemplaires L'inquiétude pour l'avenir de l'édition en sciences humaines et sociales est partagée par tous les éditeurs : retrouver des auteurs aussi porteurs que ceux de la génération précédente est problématique. La publication d'auteurs étrangers ne peut remédier à la mévente des auteurs français : le coût de revient est aggravé par les frais de traductions (3)
Rémy Rieffel comme Marc Minon accusent de cette mévente et de cette récession ceux qui devraient en être les premiers lecteurs : les étudiants. Leur nombre, ainsi que celui des bibliothèques universitaires, a considérablement augmenté et il est paradoxal que les éditeurs ne puissent pas trouver là un public renouvelé pour de nouveaux titres. Toutes les statistiques et enquêtes témoignent du comportement des étudiants face au livre : moins de curiosité et de goût pour une culture « gratuite » ; en revanche une demande pour des bibliographies « plus sélectives, moins commentées et plus hiérarchisées », entièrement accordées aux examens. Nous devons reconnaître que les bibliothèques n'ont pas toujours fait, en temps voulu, toutes les acquisitions souhaitables : le manque de moyens financiers a souvent empêché les bibliothécaires d'acquérir des nouveautés dont le choix est difficile à ceux qui n'ont pas de compétence particulière dans la discipline et qui ont, par ailleurs, souvent reçu un enseignement bibliographique en sciences sociales médiocre. À leur décharge, un dialogue a-t-il toujours pu s'instaurer entre bibliothécaires, chercheurs et enseignants ? Ces derniers les ont-ils toujours soutenus dans leur demande d'augmentation de crédits pour les acquisitions? Certains professeurs ont été parfois indifférents aux besoins de leurs étudiants provinciaux, ayant pour eux-mêmes l'accès à des bibliothèques parisiennes plus favorisées. La photocopie et le réseau du prêt entre bibliothèques sont devenus ainsi l'accès normal aux documents au lieu de ne servir que de palliatif exceptionnel.
Rémy Rieffel et Marc Minon dénoncent, par ailleurs, le désintérêt du « public dit cultivé» pour les nouveautés en sciences humaines et sociales et le rendent responsable, en partie, des difficultés de ce secteur de l'édition. Or, dans le sillage des «maîtres», on publia les épigones qui étaient nombreux mais dont les oeuvres, bien souvent, étaient loin d'égaler celles de leurs devanciers. Le public des lecteurs a pu être découragé par une certaine conformité de pensée. Certains auteurs sont responsables du manque d'intérêt du public pour leurs écrits ; une syntaxe incertaine et inutilement compliquée, des néologismes fréquents, le recours au franglais n'encouragent pas à la lecture. Sans être spécialiste, un « honnête homme lit et comprend Aron, Braudel, Levi-Strauss. C'est peut-être aussi la raison du goût de nos contemporains pour les historiens, dont la majorité échappe à ce travers.
Ces quelques remarques inspirées par une longue pratique dans ce domaine ne doivent pas cacher tout l'intérêt de ces deux contributions. Nous ne saurions qu'encourager nos collègues à les lire : 50 ans de vie intellectuelle française sont mis en perspective à travers l'édition, ponctués par un grand point d'interrogation pour l'avenir, qui se joue aussi avec nous.