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    Par Caroline Rives

    Image et violence

    Bibliothèque publique d'information/Centre Georges Pompidou, 1997.­(BPI en actes).

    Le colloque "L'image et la violence", coorganisé par la BPI et le CNRS Images/Média FEMIS dans le cadre des 13e Rencontres internationales de l'audio-visuel scientifique, Image et Science, s'est tenu les 3 et 4 octobre 1996. Il avait pour point de départ la décision du Conseil supérieur de l'audiovisuel de recommander aux chaînes de télévision l'utilisation d'une signalétique qui indique le degré de violence des émissions. La question était de savoir si cette décision avait un sens, une utilité, ou une efficacité. Le problème est toujours d'actualité un an après : dans Libération du 27 octobre 1997, un article intitulé de façon significative "Débats déchaînés sur la violence à la télé rend compte des 7eRencontres cinématographiques de Beaune : Hervé Bourges y a débattu avec les représentants de l'Association des réalisateurs et producteurs, de la liberté de création et de la protection de la jeunesse, dans un climat troublé par la récente décision de France 2 de diffuser L'Appât, de Bertrand Tavernier à 23 h au lieu de 20 h 30.

    Les intervenants du colloque Image et violence ont pendant deux jours tenté, souvent avec succès, d'échapper aux idées reçues, pour creuser avec honnêteté et persévérance la problématique qu'on soumettait à leurs compétences. La forme du genre, décryptage de paroles dites à chaud sur un sujet brûlant, donne au texte final un caractère toujours passionné et souvent passionnant. On lit avec plaisir la transcription d'un véritable débat où personne ne prétend détenir une vérité totalisante, où le lecteur a la possibilité d'approfondir son point de vue grâce à des paroles multiples : l'un des mérites majeurs de ce livre est d'échapper à une violence insidieuse dénoncée par plusieurs des intervenants, celle de l'imposition idéologique. Il est assorti d'une excellente bibliographie.

    Les points de vue exprimés sont divers, mais se complètent sans s'exclure : au discours du philosophe répond celui du psychanalyste ou du pédagogue. On entend aussi des gens de terrain, producteurs d'images ou représentants du CSA. La parole est largement donnée à la salle. Le débat est essentiellement centré sur l'image télévisuelle (bien que d'autres médias, cinéma ou photographie, soient évoqués), sur la fiction (bien que la violence des confessions télévisuelles soit, par exemple, abordée), sur la fiction en direction des enfants (bien que les autres publics aient leur place), sur la fiction d'origine américaine (ce qui renvoie à d'autres formes de violence, politique ou économique). La violence de la télévision comme médium, indépendamment des images qu'elle transmet, est aussi dénoncée. Il est fréquemment rappelé que l'image n'est pas seule violente : le discours qui l'accompagne, le contexte culturel où elle est diffusée contribuent à son degré éventuel de dangerosité : l'un des participants évoque le traumatisme qu'il a subi lors d'un visionnage trop précoce de Nuit et brouillard, un autre raconte le rire d'incompréhension que le même film a suscité chez un public du tiers-monde que rien n'avait préparé à sa réception en fonction des codes occidentaux. Comme dit Marie-José Mondzain lors de sa première intervention : « Ce sont les conditions faites à la pensée face à ces images qui déterminent leur pouvoir de liberté et d'asservisse-ment."

    Le grand intérêt du débat, c'est de faire apparaître que si la question de l'efficacité réelle de la violence télévisée est constamment posée, on se heurte en permanence au paradoxe de son indémontrabilité, malgré tant d'enquêtes menées ici ou là depuis de nombreuses années. La notion d'image dangereuse est elle-même ambiguë : parle-t-on du traumatisme que les images violentes imprimeraient sur des âmes fragiles ? Caroline Eliacheff nuance cette proposition : les enfants qu'elle soigne savent très bien utiliser positivement les images des dessins animés japonais pour parler de leurs angoisses personnelles. Parle-t-on du passage à l'acte éventuel que faciliterait pour des esprits faibles l'accoutumance à la violence à travers les images télévisées ? Plusieurs intervenants rappellent la théorie aristotélicienne de la catharsis, pour laquelle le spectacle de la violence permet de renoncer à sa mise en oeuvre dans la réalité. Cependant, disent la plupart d'entre eux, la violence des séries est d'un autre ordre que celle de la tragédie grecque. La logique de la télévision américaine, rappelle Divina Frau-Meigs, est très différente de la nôtre : « une logique culturelle fondée sur une violence sociale réelle, tolérée (fondée sur un manichéisme religieux et le darwinisme social), une logique économique fondée sur la rentabilité de l'image comme produit de consommation ». Cette logique s'opposerait à celle de la télévision comme instrument de propagande (modèle allemand) ou à celle de la télévision comme service public (modèles anglais ou français). L'envahissement des écrans français par les séries américaines constituerait donc une imposition idéologique insidieuse qui aboutirait à faire perdre encore plus leurs repères à des jeunes gens déjà déracinés : plusieurs participants évoquent les réactions de jeunes délinquants qui utilisent une terminologie anglo-saxonne pour s'adresser à la justice de leur pays, dont ils ignorent qu'elle est différente de celle qu'ils voient à la télévision. Certains intervenants en arrivent à l'idée désenchantée selon laquelle le lien ou l'absence de lien entre consommation de séries et passage à l'acte est indémontrable : la problématique serait entretenue par des décideurs qui doivent rendre des comptes à leurs électeurs ou à leurs clients. Ceci permet à Marin Karmitz, à la fin des journées, de reprendre l'offensive, et de défendre la liberté de création et le jugement esthétique contre une violence cinématographique américaine qui ne serait qu'un des masques d'un retour à l'ordre moral. La question de l'esthétique, si présente dans des débats comparables sur les différences entre érotisme et pornographie, avait été jus-qu'alors curieusement absente du débat.

    Enfin, beaucoup d'intervenants s'accordent pour s'inquiéter de la confusion croissante qui règne dans le monde des images entre réel et virtuel, et citent les reality shows, les films d'Oliver Stone sur l'assassinat de Kennedy et sur Nixon, ou le film Forest Gump dont les trucages permettent de faire intervenir des hommes célèbres dans une histoire imaginaire. Si Caroline Eliacheff peut souligner le côté thérapeutique des dessins animés japonais, c'est parce que les enfants qui les regardent et s'en servent savent que leurs personnages sont imaginaires, et le savent facilement car leur représentation n'est pas réaliste. Les personnages de la tragédie grecque permettent la catharsis parce qu'ils sont surhumains. Dans les images modernes, les frontières sont de moins en moins nettement délimitées. Il faut remarquer, au-delà du compte-rendu du colloque, que ce phénomène dépasse les sitcoms, et se retrouve dans des productions culturelles parfaitement légitimes et esthétiquement estimables. On voit des cinéastes, Bertrand Tavernier avec L'Appât, Claire Denis avec J'ai pas sommeil, créer de la fiction à partir de faits divers récents, authentiques, et reconnaissables. Des auteurs de documentaires mettent en oeuvre les procédés narratifs de la fiction au point qu'on a pu entendre des spectateurs en salle du Délits flagrants de Raymond Depardon s'esclaffer au spectacle de situations parfaitement lamentables, en oubliant qu'elles sont filmées en direct, ou qu'on peut suivre les péripéties de l'enquête menée par Hervé Le Roux dans Reprise comme s'il s'agissait d'un excellent polar. De même, les gens interrogés par Pierre Bourdieu dans La Misère du monde ont été incarnés comme des personnages de théâtre par des comédiens à travers au moins deux adaptations. Il est évident qu'à chaque fois, les auteurs de ces oeuvres parfaitement estimables donnent les clés qui permettent de se retrouver dans le jeu qui est mené devant nous. Il n'en est pas moins vrai que ce jeu fascine, et qu'il est urgent qu'on se penche sur les textes qui analysent les mécanismes de cette fascination : on lira avec profit l'analyse que fait Marc Auge de relations entre rêve, cinéma et télévision dans La Guerre des rêves (1) ou la fable ironique que nous délivre Tonino Benacquista dans Saga (2) . L'ampleur du déferlement émotionnel suscité par les médias autour de l'accident mortel de la Princesse de Galles confirme s'il en était besoin que leur public, même averti, a parfois du mal à faire la part des choses. La violence réelle de la télévision, et plus encore celle des autres médias plus récents, multimédia ou images diffusées sur l'Internet, vient probablement plus de leur capacité à brouiller les cartes que de la quantité d'hémoglobine qu'ils peuvent donner à voir. Le débat qui reste à organiser devrait alors avoir pour but de nous aider à trouver des fils d'Ariane pour apprendre à naviguer dans les labyrinthes truqués de l'information et de l'en-tertainment, et nous inciter à combattre des censures qui s'attaqueraient à des violences fictives pour mieux imposer un ordre qui n'a rien de virtuel.

    1. Augé, Marc. - La Guerre des rêves: exercices d'ethnofiction.- Paris, Le Seuil, 1997. - (La Librairie du XX' siècle). retour au texte

    2. Benacquista, Tonino. - Saga. - Paris, Gallimard, 1997. retour au texte