Index des revues

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    Par Caroline Rives
    Patrick Demougin
    Jean-François Massol

    Lecture privée et lecture scolaire

    La question de la littérature à l'école

    actes de la journée d'étude organisée à I'IUFM de Nîmes le 11 mars 1998. - Grenoble, Centre régional de documentation pédagogique de l'Académie de Grenoble, 1999. - 186 p. - (Documents actes et rapports pour l'éducation). - ISBN 2-86622-487-6. - 100 F.

    L'opposition traditionnelle entre la bibliothèque pour la jeunesse, lieu de lecture libre, et l'école, lieu de lecture contrainte, tend à s'estomper : progressivement, la bibliothèque est amenée à s'interroger sur la réalité de la liberté exercée dans ses murs ; de plus en plus, l'école envisage d'autres façons d'enseigner la littérature. L'intérêt de cet ouvrage pour des bibliothécaires est qu'il leur permet de se confronter à des points de vue d'enseignants, distincts des leurs et également distincts de ceux des sociologues de la lecture : la lecture des jeunes est clairement aujourd'hui un champ partagé entre plusieurs types d'intervenants, dont il est intéressant de bien cerner les positions. Les actes du colloque ici rapporté peuvent y contribuer utilement.

    Les Instructions officielles de 1987 pour la classe de seconde confient au professeur de lettres la lourde responsabilité « de susciter chez tous les élèves le goût pour les textes littéraires et de leur ménager ainsi les meilleures chances d'une curiosité et d'un intérêt durables pour la littérature (1) ». Vaste programme ! Quand la frontière entre vie privée et vie publique s'estompe, quand fait rage le débat sur les missions de l'Éducation nationale, la prise en compte par l'école des pratiques privées de lecture, leur encouragement ou leur encadrement sont des sujets sensibles.

    D'où une difficulté à qualifier cette lecture à but non lucratif : lecture cursive, lecture extensive, lecture personnelle, lecture-rêverie, lecture spontanée, lecture d'identification, lecture privée, « lecture-plaisir » (concept curieusement réservé à la lecture à l'école primaire)... Les intervenants, universitaires ou enseignants en IUFM, abordent la problématique avec prudence. Ils sont tous conscients - beaucoup d'entre eux se référant à Michel Picard (2) -de l'importance du travail personnel opéré par le lecteur sur le texte et de son influence sur la construction d'une accoutumance durable à la lecture.

    Pour autant, sa définition et à plus forte raison son contrôle leur semblent des plus malaisés, voire illégitimes : n'y a-t-il pas danger à scolariser la lecture privée ? C'est ce que craint Patrick Demougin, qui souligne dans son analyse de l'évolution des Instructions officielles depuis 1972 l'écart entre la diversification des objets proposés à la lecture des élèves et le resserrement sur des modes d'exploitation de plus en plus rigides.

    Cette diversification suscite des interrogations : à une littérature de jeunesse respectable (c'est-à-dire légitimée par une instance adulte, de préférence issue de l'Éducation nationale) faudra-t-il ajouter ce que les adolescents s'ingénient à cultiver dans les marges, mangas, Chair de poule et autres « ouvrages ne figurant pas dans la liste d'oeuvres de littérature pour la jeunesse de L'Accompagnement des programmes de cinquième et quatrième (3) ... » ?

    Annick Laurant-Jolly décrit des lieux intermédiaires, BCD et CDI, des espaces où, à l'intérieur de l'école mais ailleurs que dans la classe, peuvent s'épanouir d'autres formes de lecture, entre scolaire et privé. Karl Canvat chante les louanges du Goncourt des lycéens. La plupart des intervenants n'en restent pas moins circonspects vis-à-vis d'une intrusion même masquée du monde extérieur dans le sanctuaire scolaire. On semble lui préférer une culture intensive de l'enthousiasme bien dirigé, comme le montre le minutieux travail d'initiation à l'anthologie qu'a mené Marlène Lebrun dans sa classe autour des Fablesde La Fontaine.

    Pour mieux cerner le corpus des lectures privées, Annie Rouxel rend compte d'une enquête menée entre décembre 1997 et février 1998 dans l'Académie de Rennes, où l'on demandait à des collégiens de citer des titres à leur avis représentatifs de la lecture privée et de la lecture scolaire : les résultats de l'enquête montrent que, pour les élèves interrogés, les deux catégories semblent radicalement étanches.

    Les résultats d'une autre enquête, menée à Grenoble en 1997 auprès de lycéens, nous sont présentés par Jean-François Massol : il s'agissait de leur demander de donner des titres de lectures spontanées, d'oeuvres étudiées et aimées, d'oeuvres étudiées et détestées. Si la césure entre lecture spontanée et lecture contrainte est moins radicale que dans la première enquête (la question postulait qu'il était possible d'aimer une oeuvre étudiée en classe), les deux intervenants s'accordent à souligner la grande diversité des lectures spontanées. Ces deux enquêtes s'intercalent entre les travaux plus synthétiques de François de Singly (4) (antérieurs au colloque) et de Christian Baudelot (5) (parus après le colloque, mais cités dans la bibliographie) sur les pratiques de lecture des adolescents, et les complètent.

    Une des communications les plus originales est peut-être celle de Dominique Bucheton, qui, à travers les textes écrits dans deux classes sur la même nouvelle de Didier Daeninckx, cherche à repérer les différences liées au milieu d'origine dans les façons dont les élèves réagissent à leurs lectures. Il distingue donc, du plus fruste au plus savant : le texte-tâche (refus, sabotage, paraphrase...) ; le texte-action (lecture psychologique mais distanciée) ; le texte-signé (lecture du texte comme fable ou métaphore d'une situation personnelle) ; le texte-objet (lecture savante à laquelle l'institution scolaire se doit de faire accéder l'élève !). On ne s'étonnera pas de voir les élèves de milieu favorisé réussir mieux l'exercice que leurs condisciples de ZEP, ce qui amène l'auteur à s'interroger sur la capacité de l'école à compenser les inégalités sociales.

    Un peu d'histoire peut utilement éclairer la problématique : Monique Bouquet rappelle que, dès le XVIIe siècle, quatre modalités de la lecture sont décrites au sein des collèges des Jésuites : la lecture scolaire d'extraits ou de textes choisis ; la lecture individuelle, qui complète la lecture scolaire en abordant les textes intégraux ; la lecture personnelle de textes en langues classiques ; et la lecture privée, lieu de tous les dangers, en particulier quand il s'agit de théâtre ou de poésie en langue vulgaire...

    Plus près de nous, Anne-Raymonde de Beaudrap décrit avec verve les tribulations du Candide de Voltaire à travers les différentes éditions des Classiques Larousse : de 1937 à 1990, on passe d'un texte expurgé de ses « grivoiseries » au texte intégral, tandis que l'évolution des notes de bas de page montre que Candide relève de plus en plus d'une langue et d'un monde « étrangers » où de plus en plus de mots et de choses doivent être expliqués.

    1. Cité par Jean-François Massol dans sa communication « Spontanément ou par obligation, quand les lycéens lisent des oeuvres », p. 117. retour au texte

    2. Michel Picard, La Lecture comme jeu. Paris, Éditions de Minuit, 1986. retour au texte

    3. Cité par Annie Pibarot dans sa communication « Le secret de la lecture privée i, p. 100. retour au texte

    4. François de Singly, Les Jeunes et la lecture Les Dossiers éducation et formations, 1993. retour au texte

    5. Christian Baudelot, Marie Cartier, Christine Detrez, Et pourtant, ils lisent. Paris, Éditions du Seuil, 1999. retour au texte