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    Par Yves Desrichard
    Christian Vandendorpe

    Du papyrus à l'hypertexte

    Essai sur les mutations du texte et de la lecture

    Paris, La Découverte, 1999. - 271 p. - (Cahiers libres). - ISBN 2-7071-3135-0. - 135 F.

    Du papyrus à l'hypertexte s'ouvre sur une citation provocatrice de Charles Nodier : « Pourquoi premier chapitre ? Il serait aussi bien partout ailleurs. D'ailleurs, je dois avouer que j'ai écrit le huitième chapitre avant le cinquième, qui est devenu ici le troisième. » Elle a le mérite d'exposer d'emblée le propos (ambitieux) de l'auteur, qui est d'examiner les bouleversements induits sur la constitution du texte et sur sa lecture par l'hypertexte et par les pratiques nouvelles liées à l'avènement irrésistible du Web et des techniques affiliées.

    Elle en fixe aussi les limites : cette déclaration liminaire, acceptable pour un texte introspectif (l'ouvrage duquel elle est extraite s'appelle Moi-même), le serait-elle pour un traité savant, voire pour un simple cours ? Par ailleurs, peut-on vraiment confondre travail d'écriture et travail de présentation?

    De fait, dans son introduction, Christian Vandendorpe s'excuse presque de proposer à ses lecteurs un support aussi peu performant que le livre : « L'essentiel de la présente réflexion a donc été d'abord rédigé à l'aide d'un outil d'édition hypertextuelle... Ce n'est qu'à l'étape finale de la rédaction que les pages ainsi créées ont été intégrées dans un traitement de texte et retravaillées en vue d'une publication imprimée. » On l'excuse d'autant plus volontiers que ce petit ouvrage est raffiné dans sa présentation, ramassé dans sa rédaction, esthétiquement réussi, avec de délicats effets de typographie, et agréable à lire - ou à parcourir.

    Et c'est bien là que se situe le problème. Car l'essentiel de la thèse exposée ici est de nous convaincre que l'élaboration de documents hypertextuels et la lecture non continue de tels documents constituent désormais le nec plus ultra indispensable de toute démarche intellectuelle visant à présenter les résultats d'une recherche, ou les fruits d'une méditation, au public du XXIesiècle. Or, la simple existence de ce livre prouve que les choses ne sont pas si simples et que, d'avoir fait acte d'allégeance, voire d'humilité, dès son ouverture, à la technique, Christian Vandendorpe étreint trop visiblement sans embrasser pleinement une évolution certes majeure, mais dont les effets immédiats doivent être limités et relativisés.

    Pour tout professionnel de la documentation, les documents numériques sont avant tout une facilité pour l'accès aux documents eux-mêmes. On se délivre de la nécessité de l'accès physique, à la fois en termes de manipulation (fragilité, complexité...) et de localisation (accès à distance) ; on peut permettre en même temps l'accès à un même document à différents usagers, et ses possibilités d'exploitation s'en trouvent démultipliées.

    Cela dit, cette opération se résume souvent à un simple « transfert de compétences » du professionnel à l'usager : c'est ce dernier qui, désormais, a charge d'imprimer le document auquel il accède s'il veut l'utiliser de manière approfondie. Personne ne peut prétendre qu'une lecture sur écran soit aujourd'hui plus aisée et plus productive qu'une lecture « imprimée », et l'auteur lui-même le note bien, dans un chapitre fort justement intitulé « Retour à la page » : la page écran supporte un nombre de caractères bien moindre que son équivalent papier, et la « lecture » de documents hypertextuels est souvent plus fastidieuse que celle d'un livre, même si les possibilités d'accès sont grandement améliorées (accès direct via les tables de matières, les index, etc.).

    De ce fait, l'argumentaire développé pour nous convaincre des bienfaits de l'hypertexte laisse plutôt songeur. Nous serions passés dans un premier temps d'une civilisation orale à une civilisation de l'écrit (ce que nul, certes, ne songera à contester), le récitant perdant lors son pouvoir sur ses auditeurs par le transfert sur un support stable, qui assure une indépendance de lecture, temporelle et spatiale. Puis, grâce à l'hypertexte, « rupture fondamentale », l'auteur retrouverait un complet contrôle du lecteur : si le support écrit était « régi par des rapports de surface », l'hypertexte est régi par des « rapports de profondeur » : l'auteur peut à loisir guider le lecteur dans sa navigation, dans sa recherche.

    La démonstration laisse perplexe : peut-on prétendre que le lecteur du Discours de la méthode pouvait butiner comme il le souhaitait dans une implacable démonstration qui nourrit encore nombre de lycéens accablés ou enthousiastes ? Imaginons Descartes élaborant son oeuvre « sous hypertexte ». Il aurait sans doute été horrifié de penser qu'on pût en lire la conclusion avant l'exposé !

    L'exemple est caricatural, mais à l'aune de ceux de l'auteur, qui convoque les fsso/sde Montaigne et les Pensées de Pascal comme modèles « conçus en vue d'une lecture non suivie » (ah bon ?). On a le sentiment que Christian Vandendorpe veut à tout prix nous convaincre du fait que la notion de lecture séquentielle, raisonnée, est dépassée, ou plus exactement que la possibilité de « butiner », de revenir en arrière, de sauter d'un terme à un autre, cette « ivresse du roi zappeur » dont parle Régis Debray, est désormais un mode d'apprentissage qui assure au lecteur une « position critique » vis-à-vis du texte - théorie d'ailleurs contradictoire avec celle exposée plus haut.

    On l'aura compris, et sans crainte de la ringardise, les arabesques de Du papyrus à l'hypertexte, fort bien écrites par ailleurs, semblent au mieux chaotiques, au pis confuses. Tantôt l'auteur évoque la « montée du visuel » qui, de fait, rendrait bien obsolètes les débats sur l'accès au texte et ses modalités, tantôt il célèbre l'ordinateur de préférence au livre, « car c'est par cet objet et non plus par le livre que passe maintenant l'accès à la totalité du savoir humain » (sic).

    Entre révérence et effet de mode, délicats euphémismes (« rafraîchissement des capacités cognitives » pour qualifier le zapping, la formule mérite de passer à la postérité) et raccourcis gratuits («je clique, doncje lis », on n'a pas convoqué Descartes pour rien), Du papyrus à l'hypertextea au moins le mérite de souligner l'élégance de la pensée de son auteur, l'étendue de ses connaissances et, parfois, une capacité de synthèse qu'on aimerait voir mieux employée.