(1) Périodiquement, mais de façon plus brutale ces derniers mois, des collègues responsables de bibliothèques publiques se sont trouvés en butte à des prescriptions d'achat et à des suspicions sur leurs acquisitions, qu'il s'agisse de documents adultes ou jeunesse.
Notre association s'est trouvée tout naturellement solidaire de ces collègues accusés injustement d'orienter les acquisitions et de ne pas respecter le pluralisme des opinions et des idées.
Il nous semble que la défense des professionnels dans l'exercice de leur mission, et particulièrement de la constitution des collections, comme ils en sont chargés aux termes de leur statut, passe par le rappel des critères qui sous-tendent une politique d'acquisition en bibliothèque publique.
En effet, la constitution d'une collection de bibliothèque est un acte de tous les jours, et le fait de pouvoir l'expliciter, la justifier, l'argumenter, devant l'autorité de tutelle ou le public, est indispensable pour que le service public qu'est une bibliothèque soit effectivement reconnu comme tel par les usagers.
Au-delà, il est certain qu'une solide réflexion sur les acquisitions, de la part des bibliothécaires, sera la meilleure réponse aux attaques de ceux qui voudraient faire de la bibliothèque, espace de découvertes, de tolérance et de liberté, un instrument de propagande ou de lutte idéologique.
Dans certains cas, malheureusement, le contrat de confiance étant rompu, nous avons voulu donner à nos collègues confrontés à ces difficultés quelques conseils pour ne pas rester isolés et désemparés face à une situation qui se dégrade.
Ce document se veut donc à la fois un guide pour le travail au quotidien sur le métier de bibliothécaire, et une trousse de secours en cas de conflit.
Souhaitons que ce document, que nous avons voulu précis et concret, vous soit utile et précieux. Souhaitons surtout, pour le plus grand bonheur de la lecture, qu'il ne devienne jamais indispensable.
Les bibliothèques sont actuellement confrontées à des dérives, de la part d'élus qui tendent à intervenir pour en faire des outils de propagande ou à exclure telle ou telle catégorie de public. L'ABF a constitué une commission « Acquisitions chargée de réfléchir aux pratiques de la profession et à sa défense en cas de conflit. Elle a jugé utile de récapituler quelques points fondant la déontologie professionnelle et la pratique en matière d'acquisition (La politique d'acquisition en douze points) et quelques conseils utiles pour les collègues qui seraient placés dans des situations difficiles.
Mieux vaut prévenir que guérir : affirmer une politique d'acquisition n'est pas un acte circonstanciel, mais participe d'une exigence de professionnalisation. Sans perdre leur subjectivité, les bibliothécaires doivent démontrer que les achats qu'ils effectuent sont issus d'une réflexion collective qui ne se limite pas à leur conviction personnelle ou à la pression des utilisateurs ; leurs sélections ne sont pas un acte de censure (décision délibérée d'écarter des documents) mais un choix (décision positive d'inclure dans les collections des documents en conciliant qualité, diversité, adéquation aux besoins des publics et cohérence des fonds).
Ces choix ne sont pas intuitifs, et relèvent de règles bibliothéconomiques, constituées et à construire dans tous les types de bibliothèques ; en outre, ils sont étroitement liés aux priorités de la collectivité d'exercice de la bibliothèque, dans le respect de ses missions de service public. Ils sont appelés à être validés par les tutelles de cette bibliothèque. Il n'existe pas de politique d'acquisition idéale, mais chacune devrait comporter les douze éléments suivants :
Il est toujours souhaitable que les acquisitions soient le fruit d'un travail collectif. Un coordinateur des acquisitions est nécessaire pour mener les évaluations, suivre l'évolution des acquisitions, tirer le cas échéant une sonnette d'alarme, mettre noir sur blanc les options collectives, lister les outils bibliographiques utilisés.
Acquérir n'est pas un acte solitaire. L'expression des choix, la définition des priorités et des exclusions gagneront à être débattues collectivement, afin de dégager un consensus clair dans la bibliothèque et d'être à même de donner des explications cohérentes au public comme aux tutelles. Il est important d'expliquer non seulement les choix, mais aussi les raisons de non-choix, afin que la politique d'acquisition soit un réel outil de mise en oeuvre des missions et objectifs assignés à la bibliothèque par ses tutelles conformément aux textes fondamentaux : Manifeste de l'Unesco et Charte du Conseil supérieur des bibliothèques.
Une étude régulière des publics de la bibliothèque est judicieuse. Au-delà des utilisateurs de la bibliothèque (connus au moins par les fichiers d'inscriptions des emprunteurs, les cahiers de suggestions, les observations du personnel), il est nécessaire de s'interroger sur les besoins de publics non usagers de la bibliothèque. Ces réflexions, et les conclusions qu'en tire la bibliothèque, font l'objet de bilans exploités lors des décisions d'acquisition.
Le débat dans la bibliothèque gagne à être enrichi par des discussions avec des partenaires variés : écoles, associations, autres services publics en charge de populations qui sont aussi des publics potentiels de la bibliothèque. Les participants à ce débat étaient la réflexion sur la politique d'acquisition mais ne sont pas eux-mêmes acquéreurs. Cette réflexion se situe au croisement des choix qui fondent l'offre documentaire de la bibliothèque, de l'analyse des besoins potentiels de publics variés, et de la pression des utilisateurs. Les priorités sont bien entendu discutées avec les tutelles de la bibliothèque.
Les acquisitions renforcent et actualisent les fonds existants. Il est donc nécessaire de connaître l'état des collections au moins par grandes classes de la classification décimale. D'autres indications seront utiles : âge moyen de ces collections, état matériel, points forts et points faibles. La rotation des collections est un critère intéressant, qu'il convient de relativiser : s'il est légitime de vouloir que chaque document rencontre son lecteur, l'efficacité d'une collection ne se mesure pas seulement au succès de ses « best-sellers ».
La formalisation de la politique d'acquisition gagnera en rigueur si l'on utilise des indicateurs complémentaires, comme une grille de niveaux (par exemple : lecture facile, public universitaire) ou un suivi de l'âge des documentsdans les diverses catégories. Chaque bibliothèque, en fonc-tion de ses moyens humains et techniques, établira les indi-cateurs qui lui paraîtront les mieux adaptés.
Toutes les bibliothèques élaguent plus ou moins leurs fonds, ne serait-ce qu'en vertu de l'état matériel des documents. Les procédures et principes d'un désherbage plus élaboré gagneront à être débattus collectivement et exprimés par écrit.
Nulle bibliothèque n'est solitaire ! Les choix opérés s'inscrivent dans des réseaux multiples : réseau documentaire tissé dans la collectivité (annexes, bibliothèques associées ou intégrées), réseau géographique régional (acquisitions et conservation partagées), réseaux thématiques (pôles associés, Cadist, etc.). La politique d'acquisition exprime clairement les priorités de la bibliothèque vis-à-vis de ces partenariats multiples en recherchant des complémentarités.
Une politique d'acquisition se mène sur le long terme et implique une régularité budgétaire. Le suivi de la répartition du budget des acquisitions, après calcul des coûts moyens par document, par support et par catégorie (genre et/ou classification), le maintien d'une réserve budgétaire affectée à des rééquilibrages négociés en cours d'année, sont indispensables.
Les choix effectués par la bibliothèque doivent être confrontés à diverses questions : Refléter les tendances de l'édition ? Choisir ou non de s'en démarquer ? Être dans l'air du temps ? « Coller » à l'événement ? Pour ce faire, il faut diversifier et croiser les sources d'information. Plusieurs outils bibliographiques sont nécessaires.
Il est indispensable d'encourager la formation des acquéreurs afin que leurs sélections s'appuient sur une meilleure connaissance des disciplines qu'ils gèrent et de la production documentaire : venue de conférenciers, lectures de textes fondamentaux... Des stages doivent être intégrés au plan de formation de l'établissement ou de la collectivité. Par ailleurs, des outils pratiques peuvent être construits, par exemple un guide de repérage des éditions et collections les plus pratiquées. Des échanges réguliers avec d'autres professionnels sont souhaitables.
L'équilibre des options de la bibliothèque, ses priorités comme ses objectifs, peuvent alors faire l'objet d'une Charte des collections, document récapitulatif destiné à informer publics et partenaires de la réflexion engagée dans la bibliothèque. Ce document sera plus riche s'il est rédigé non en amont mais en même temps que les réflexions s'élaborent, que les indicateurs se construisent. Il est souhaitable que cette Charte soit discutée et validée par les tutelles de la bibliothèque.
Ajoutons un impératif procédural : il est très important que chaque bibliothèque porte par écrit ses réflexions, ses arbitrages, mais aussi ses commandes, et il faut aussi soigneusement garder la trace de tous ces éléments.
Les douze points évoqués ci-dessus constituent la trame de toute politique d'acquisition. Leur mise en oeuvre nécessite du temps, temps de discussion, temps de maturation : la politique qui s'ensuivra n'en sera que plus cohérente.
Il est toujours nécessaire d'expliquer aux usagers les critères et objectifs de la politique d'acquisition, mais seule la tutelle peut apporter une réponse aux courriers et aux attaques publiques.
Chaque cas est évidemment différent, mais nous pouvons recommander cinq règles de base à suivre dans tous les cas :
1. Collationner très soigneusement tous les documents ayant trait aux acquisitions (évaluations, arbitrages, bons de commande, etc.). En établir un double à conserver.
2. Refuser de communiquer tout document interne à d'autres personnes que celles légalement autorisées à le faire (tutelle élue ayant expressément la délégation sur la bibliothèque, et tutelle administrative). Bien entendu, la Charte des collections est publique, de même que l'accès aux catalogues et aux rayons en libre accès.
3. Toujours reprendre par écrit les observations émises, les discussions avec les services administratifs ou les élus. Quand un ordre est donné verbalement, en demander par écrit la confirmation écrite. Conserver évidemment tous les doubles de ces correspondances et instructions.
4. Ne jamais affronter seul la tempête.
Alerter en urgence :
5. Relever au-delà des acquisitions toutes modifications de service public qui tendraient à établir des pratiques discriminatoires vis-à-vis de la population (par exemple filtrage de l'accès à la bibliothèque, etc.). Les arguments sécuritaires ou économiques qui peuvent justifier chaque restriction sont souvent, par leur multiplication, le signe d'une discrimination susceptible d'être illégale.
Attention ! Seuls des usagers peuvent exercer un recours en cas de discrimination ou en cas de suppression de service.