Par les hasards de l'histoire, la Région Languedoc-Roussillon dispose de fonds anciens dont la richesse a déjà retenu l'attention. Même dans les temps pas si lointains où les ouvrages publiés jusqu'en 1810 faisaient l'objet de l'attention exclusive des instances, la première - et la seule - antenne régionale du Service du livre ancien (1) fut établie à Montpellier. Il nous en est resté un inventaire des fonds anciens faisant état de quelque 320 000 ouvrages d'Ancien Régime dans les collections publiques, et surtout l'indispensable catalogue des incunables conservés en région (2) . Quelques années plus tard, en 1991, la Direction régionale des affaires culturelles créait l'un des trop rares postes de conseiller pour le patrimoine écrit et graphique.
Cette notion de patrimoine écrit et graphique a fait bien du chemin ces dernières années. Le problème n'a vraiment été posé dans toutes ses dimensions que depuis la fin des années 1970 et le début des années 1980, avec deux jalons essentiels : le rapport Caillet. en 1979, qui déboucha sur le plan de sauvegarde de la Bibliothèque nationale ; et le rapport Desgraves, en 1982, qui élargissait la réflexion à l'ensemble des bibliothèques en régions.
Il semble inutile d'énumérer ici les richesses bibliographiques et bibliophiliques accumulées dans les établissements de notre région : il va en être question plus loin, et il existe sur ce sujet un excellent ouvrage auquel je préfère renvoyer le lecteur. Fin 1994, la Direction du livre lançait, avec le soutien de la Fondation des banques CIC pour le livre, un vaste programme de Guide des bibliothèques patrimoniales de France qui déboucha l'année suivante sur une publication en 10 volumes, Patrimoine des bibliothèques de France. Le tome 7, consacré aux régions du Grand Sud, Aquitaine, Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon, a retenu 18 établissements dans notre Région : les bibliothèques municipales d'Alès, Béziers, Carcassonne, Castelnaudary, Lodève, Lunel, Mende, Montpellier, Narbonne, Nîmes, Perpignan, Sète et Uzès, la bibliothèque interuniversitaire et celle de la faculté de théologie protestante de Montpellier, le Centre international de documentation occitane de Béziers, le Centre de documentation et d'action culturelle catalanes de Perpignan et les archives départementales de l'Aude. D'autres noms avaient été suggérés alors, qui n'ont pu être retenus ou n'ont pas souhaité en faire partie. Cet ouvrage mérite de figurer en bonne place dans les bibliothèques de tous les amateurs de la région - et à plus forte raison dans celles des professionnels.
En revanche, il est peut-être intéressant de noter quelques particularismes locaux, quelques points particuliers qui distinguent le Languedoc-Roussillon. Je pense à la composition des fonds anciens, moins marqués par le livre cultuel que dans d'autres régions, je pense aussi à la diversité des lieux où on peut les trouver.
Issus principalement des confiscations révolutionnaires dans les bibliothèques des monastères, les fonds patrimoniaux des bibliothèques publiques françaises font souvent la part belle au droit canon, aux textes sacrés et à l'exégèse biblique. Il n'y a que deux bibliothèques municipales classées en Région, et leurs fonds viennent moins des biens des couvents «mis sous la main de la nation » que de collections particulières plus éclectiques. À Montpellier, les confiscations n'ont qu'assez peu alimenté le fonds, enrichi en revanche par de nombreux dons et legs au xixe siècle ; à Nîmes, c'est la bibliothèque de l'Académie, fondée en 1684 et héritière des collections du savant Jean-François Séguier, qui forme le noyau de la bibliothèque.
Par ailleurs, dans une ville gagnée très tôt à la Réforme, on ne pouvait guère attendre de richesses exceptionnelles des maisons religieuses encore actives à la fin du xvine siècle. Un événement nouveau est venu en 1995 renforcer la spécificité de la bibliothèque de Nîmes : le dépôt du fonds du Consistoire de la ville, avec ses 15 000 ouvrages anciens. Car, on pouvait s'y attendre, le livre de controverses est lui assez bien représenté dans nos fonds.
Dans une moindre mesure, cette composante majoritairement laïque se retrouve à Lunel, à Castelnaudary ou à Saint-Gilles-du-Gard, où des dons et legs exceptionnels ont fait la fortune des bibliothèques locales.
La France présente cette particularité bien connue que les 54 bibliothèques municipales classées détiennent quelque 70 % du patrimoine écrit en région : or, en Languedoc-Roussillon, on constate l'étonnante richesse d'autres établissements. Ainsi, la bibliothèque de l'école de médecine de Montpellier conserve une collection de manuscrits magnifique (3) grâce aux prélèvements dans les dépôts littéraires de son bibliothécaire de l'époque, Gabriel Prunelle, avec les encouragements du ministre Chaptal, ce qui lui permet aujourd'hui d'être l'un des plus importants gisements de manuscrits carolingiens (4) . Des bibliothèques comme Carcassonne, Narbonne ou Perpignan conservent des fonds qui auraient pu leur valoir le classement en 1931 : ce ne fut pas le cas, souvent pour des raisons locales, alors qu'on y trouve notamment des manuscrits des abbayes de Lagrasse, de Fontfroide, de Saint-Michel-de-Cuxa ou de Saint-Martin-du-Canigou.
Autre établissement très spécifique : la bibliothèque de la faculté de théologie protestante de Montpellier, héritière de celle de Montauban, et qui a bénéficié de travaux bienvenus ces dernières années. La ville d'Alès, de son côté, peut s'enorgueillir à juste titre de la bibliothèque-musée Pierre-André-Benoît au château de Rochebelle, même si, suite à une convention avec la BnF, une partie importante des éditions PAB est en dépôt à la réserve.
À côté des collections publiques, plusieurs associations conservent une part notable du patrimoine régional ; c'est le cas du CIRDOC de Béziers, qui fait l'objet d'un article dans le présent volume, c'est aussi le cas du CeDACC (5) de Perpignan, voué à la culture catalane, et dont les collections sont évoquées dans le Patrimoine des bibliothèques de France. Plus ancienne et moins connue peut-être du grand public, la Société archéologique de Montpellier, fondée en 1833, est installée depuis le legs d'Henri de Lunaret dans l'hôtel des Trésoriers de France.
Elle y conserve et expose parfois des collections tout à fait exceptionnelles : on y trouve des manuscrits médiévaux, comme le Collectaire du monastère Saint-Benoît-Saint-Germain de Montpellier, fondé en 1364 par Urbain V, ou le Psautier de Maguelonne (xve siècle), des incunables, dont le Térence publié à Strasbourg en 1496, avec son célèbre théâtre aux gradins tournés vers l'extérieur, ou l'incontournable Chronique de Nuremberg, pas vraiment rare, même en Région, mais toujours aussi fascinante. Grâce à la générosité de ce bienfaiteur, mais aussi de ses membres, la Société archéologique détient un fonds ancien en tous points comparable à ceux des bibliothèques publiques, allant du manuscrit médiéval à la Description de l'Egypte, avec de somptueuses reliures dont certaines aux armes de De Thou, La Vallière, Buffon ou Mirabeau.
La Fédération française de coopération des bibliothèques a été créée fin 1985. C'est une association qui réunit les structures régionales de coopération dans le domaine du livre, de la lecture et de la documentation, les institutions publiques nationales à vocation documentaire, les associations ou organismes ayant parmi leurs missions des actions de coopération dans le domaine de la documentation, du livre et de la lecture. Son engagement dans le domaine patrimonial s'est affirmé très tôt, lorsqu'elle a pris le relais des fameuses Journées patrimoniales d'Arc-et-Senans (octobre 1987) en publiant le Manifeste pour le patrimoine écrit et graphique. Largement diffusée à partir de mars 1988, cette plaquette, dans notre région comme ailleurs, est un jalon important dans la réhabilitation de la fonction de mémoire des bibliothèques.
Fin juillet 1986, après une longue période de travail et de réflexion, les professionnels du Languedoc-Roussillon se dotèrent d'une instance de coopération, à l'instar de la plupart des autres régions, en essayant de l'élargir à tous les métiers du livre et de la conservation : la CLLR était née. Sa commission Patrimoine, très active, a proposé des initiatives originales : en novembre 1990, elle organisait à Nîmes un colloque international sur le papier permanent, dont les actes parurent près de deux ans après (6) ; la même année, elle lançait une enquête sur les conditions de conservation des documents dans 23 établissements de la région. Cette enquête fut menée par Paul Chardot, ancien ingénieur au COSTIC (7) , le partenaire institutionnel de la DLL pour les problèmes climatiques. Pour venir en aide aux responsables de fonds dispersés en région, elle a publié en 1992 puis en 1995 un guide des ouvrages utiles à leur traitement que l'on peut trouver dans la Région (8) . La CLLR est également l'éditeur du premier catalogue des fonds patrimoniaux d'Alès (9) .
Dans le cadre du Mois du patrimoine écrit 1993, sous l'égide de la DLL et de la FFCB, la CLLR prit l'initiative d'une exposition collective réalisée avec le soutien et les prêts des bibliothèques municipales de Béziers, Lodève, Montpellier, Narbonne, Nîmes et Sète, la BIU de Montpellier, du musée de la Pharmacie et des archives départementales de l'Hérault : le tout fut réuni au Carré d'art sous le titre « Le savant du foyer : Louis Figuier et la vulgarisation scientifique au XIXesiècle (10)
Cette volonté de dépasser les frontières se retrouve quelques années plus tard, toujours au Carré d'art, pour une autre exposition, « Le livre s'habille : sept siècles de haute reliure (11) », réalisée avec le concours des bibliothèques d'Avignon et de Montpellier. L'intérêt venait de la bonne complémentarité des collections, avec les trésors d'Avignon en reliures médiévales, ceux de Montpellier en reliures modernes et contemporaines, et l'éclectisme de Nîmes.
Sans nous appesantir sur le mouvement de construction de médiathèques développé dans ce numéro par Nadine Etcheto, soulignons simplement les effets bénéfiques qu'il a pu avoir sur les fonds patrimoniaux : chaque nouveau bâtiment a été à la fois l'occasion d'améliorer notablement les conditions de conservation et de communication, et une opportunité de faire mieux connaître les richesses de la bibliothèque.
Avant même d'ailleurs que le projet de médiathèque ne soit lancé, Montpellier exposait en 1980 les « Richesses de la bibliothèque » ; elle a continué depuis, faisant mieux connaître le fonds bibliophilique de Sabatier d'Espeyran, presque doublé depuis par des acquisitions choisies, ou le fonds Joseph Delteil. En 1986, Nîmes exposait ses trésors sous le titre De la bibliothèque Séguier à la médiathèque Nimes et Sète ont présenté leurs acquisitions remarquables, l'une en 1989, l'autre en 1992. L'exposition de la médiathèque (12) était un des points forts de l'année Paul Valéry à Sète en 1995, mettant en valeur ses importantes collections, souvent mieux connues des valéryens que des Sétois.
Il semble que ces vingt dernières années ont permis une meilleure prise de conscience des problèmes et une meilleure appropriation des fonds patrimoniaux en Languedoc-Roussillon :
Le patrimoine des bibliothèques - est-il encore nécessaire de le rappeler ici ? - est une création permanente : si les acquisitions prestigieuses en vente publique, les préemptions parfois, et la bibliophilie contemporaine sont un peu la partie émergée de l'iceberg, il ne faut surtout pas négliger le lent, patient et minutieux travail de collecte de la mémoire locale, au moins aussi significatif pour l'avenir quoique reposant souvent sur des ouvrages à faible tirage, de modestes plaquettes à compte d'auteur, des brochures, de la"littérature grise ».