Index des revues

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    Par Jean-Claude Garreta, Bibliothèque de l'Arsenal
    Fernand Baudin

    L'effet Gutenberg

    Paris : Le Cercle de la Librairie, 1994. ISBN 2-7654-0555-7. Prix : 590 F.

    En vérité l'ouvrage que nous propose Fernand Baudin est un des plus déconcertants et des plus riches qui se puissent imaginer. Déconcertant par son titre d'abord que l'on aurait pu souhaiter plus limpide, mais c'est déjà là que se manifestent l'indépendance de l'auteur et sa volonté novatrice à l'intention « des personnes qui étudient pour apprendre plutôt qu'à celles qui savent (T. Lefèvre en 1855, cité p. 272). Il s'agit de décrasser des idées toutes faites sur la science du livre, pour remédier à la rupture amenée par l'invention de l'imprimerie à l'unité de l'écriture et de l'inscription, qui allait de soi dans le livre manuscrit : les uns ont dessiné les caractères, les autres dessinent les imprimés. Tel est l'effet Gutenberg qui a pratiquement réduit le goût en matière de livre au choix des caractères. Rares ont été les imprimeurs qui au-delà des règles de composition, ont eu le souci de donner une conscience typographique, c'est-à-dire de dégager les règles de l'équilibre d'une composition pour obtenir une lecture courante et agréable.

    L'important est par conséquent le blanc signifiant, qui concourt à l'effet de l'impression : les espaces entre les lettres, les interlignes, les marges, et partant, les alignements, la justification, l'emplacement des titres courants, de la pagination, des notes. L'auteur veut nous apprendre à regarder un texte - et non pas des spécimens de caractères, avec deux lignes factices de texte. Pour cela il reproduit soigneusement en vis-à-vis deux pages à la fois des manuels des grands maîtres qu'il passe en revue de Chr. Plantin à Hermann Zapf, en passant par P.S. Fournier, J. Baskerville, Bodoni, M. Audin, mais aussi D. Fertel l'imprimeur de Saint-Omer révélé par G. Barber dans The Library en 1986, et encore Charles Peignot, sans oublier Théotiste Lefèvre, déjà cité (dont on devrait mieux connaître les subtiles règles d'emploi des majuscules). F. Baudin analyse quelques pages de chacun de ces auteurs, expliquant la configuration (mise en page, emploi des capitales et des bas de casse, justification), la constellation (type et corps des polices) et commentant l'effet produit. Les fac-similés sont encadrés de noir pour apprécier l'équilibre des blancs.

    Cette démonstration de l'architecture du livre incite l'auteur à insister constamment sur la nécessité de renouveler, sous cet éclairage, l'apprentissage de l'écriture chez les enfants, nécessaire en cette fin de siècle où l'informatique met à la disposition de chacun un éventail de ressources typographiques d'une richesse fulgurante, mais que nul ne sait pour le moment maîtriser véritablement. Plantin nous a montré la voie en adoptant comme emblème non pas une presse, ni un composteur, mais un compas, c'est-à-dire l'outil utilisé déjà pour régler la page du manuscrit médiéval ; selon le genre de l'ouvrage une Bible, un traité de médecine, une oeuvre poétique demandent des mises en pages différentes.

    Ce que fait un maquettiste aujourd'hui - au moins pour une affiche ou une page de titre -, c'est la responsabilité que l'archevêque Laud (comme le roi d'Espagne Philippe II) voulait confier à un architypographe, pour superviser et garantir l'allure générale et la qualité typographique des impressions des presses universitaires d'Oxford. Et F. Baudin souligne que, encore au début du XIXesiècle, les manuels typographiques s'adressaient aux gens de lettres (donc aux auteurs), autant qu'aux imprimeurs professionnels.

    La lecture de cet ouvrage ne dessille pas seulement les yeux de ceux qui s'intéressent aux livres comme expression d'une technique artistique, mais elle apporte à chaque page des aperçus ingénieux et fourmille de réflexions nourries par l'expérience et la vaste culture de l'auteur.

    Nous en voudra-t-il de ne pas approuver totalement sa propre mise en page, qu'il prend soin de nous expliquer à la fin de l'ouvrage ? Qu'il ait eu la courtoisie de ne gêner notre regard par aucune parenthèse, aucun tiret, aucun guillemet, était une attention moins appréciable peut-être que le choix d'un seul corps de Trinité 3, dont le petit oeil fait bien ressortir les lettres longues du haut ou du bas (b, d ; p, g, etc.). Mais les appels de note dans un renfoncement de l'alignement ne sont pas plus convaincants que la première ligne des alinéas composée en gras (pour évoquer les capitales utilisées en cette place au XVIIesiècle ?). Une rectification historique à faire p. 39 : les deux devises de Charles de Bourgogne sont « Je l'ai emprins [entrepris] et « Bien en advienne ».

    On sait qu'aucun livre n'est exempt de fautes d'impression : en lisant p. 55 « La bibliographie matérielle était encore dans les langues je crois comprendre que la bibliologie matérielle n'était pas encore inventée au XIXe siècle. Nous ne chicanerons l'auteur que sur l'index, partie trop souvent négligée, car abandonnée à une fabrication automatique : trop d'entrées alignent des kyrielles de pages - dépassant la demi-douzaine (qui devrait être la règle) - auxquelles le plus zélé des lecteurs n'aura jamais la patience de se rapporter.

    En refermant ce livre, on a une raison nouvelle d'apprécier les éditions originales, c'est-à-dire de l'époque de l'auteur, d'un texte qui prend toute sa saveur dans le costume de son temps, donc dans les caractères en usage quand il fut rédigé. C'est pourquoi Pierre Janet commanda à la fin du XIXesiècle des caractères anciens pour imprimer la Bibliothèque elzévirienne qui donne aux textes du XVIeet XVIIesiècles leur véritable couleur typographique », faite d'un certain dessin réparti sur la page du livre. F. Baudin conclut : la parole est articulée par les silences, l'écriture est contrôlée par les blancs ».