Nous republions ici cette note de lecture parue dans le numéro 166 mais où la dactylographie du texte nous avait conduits à introduire plusieurs erreurs.
Oui, la bibliophilie est accessible à tous ! Ce pourrait être un slogan (révolutionnaire...), c'est en tout cas la proposition que nous font les jeunes éditions Interférences, riches de deux titres qui, loin d'être des curiosités réservées aux amateurs éclairés, manqueraient, sans elles, à la bibliothèque personnelle de tout bibliothécaire patenté.
Sophie Benech, directrice des éditions, traductrice et conceptrice de la maquette, propose, après un premier texte (très bref mais très intense) de V. Chalamov intitulé « Mes bibliothèques » où l'auteur évoquait en particulier ses souvenirs de lecture au goulag, un deuxième inédit sur la passion des livres en situation extrême, toujours en Russie.
Les Gardiens du livre décrit une autre période de l'histoire littéraire russe au travers des tribulations dans les années vingt d'un groupe d'écrivains se transformant en libraires afin de préserver les livres rejetés par les fonctionnaires chargés de réquisitionner et trier les fonds privés au profit des bibliothèques publiques de masse ». Le narrateur de cette aventure, M. Ossorguine, journaliste mais également bibliophile et homme utile dans la vie pratique puisque (sachant) planter un clou, ficeler des livres sans abîmer la reliure et bavarder aimablement avec les clients en fait un récit décapant où l'on voit un Khodassiévitch (le poète et compagnon de N. Berbérova), un philosophe comme Berdiaiev s'organiser avec les moyens du bord pour acheter et vendre des livres qui ne valaient plus rien.
La censure de l'époque soviétique avait en effet rapidement succédé à la tsariste et l'activité littéraire (après une courte accalmie en 1917 qui prit d'ailleurs au dépourvu les gens de lettres ) continua d'être difficile. Entre misère et perquisitions, de nombreux bibliophiles vendaient leurs biens, mais, les temps étant également durs pour les auteurs, des écrivains et illustrateurs fabriquèrent leurs propres livres en quelques unités. C'est ainsi que se constituèrent des éditions autographes « faites main de A à Z, plus proches du livre d'artiste que de auto-édition clandestine que représentera ultérieurement le samizdat. Ossorguine (1) en dressa, pour le plus grand plaisir des lecteurs bibliographes, un catalogue imagé et savoureux que seules les notices manuscrites (et donc non normalisées) peuvent donner. On y découvre les noms d'Ehrenbourg, de Tsvetaieva parmi d'autres auteurs dont plusieurs furent contraints à émigrer par la suite, tel Ossorguine (qui participa à Paris à la direction de la bibliothèque Tourgueniev).
Deux fac-similés permettent de se faire une idée de l'ingéniosité de ces artistes réduits à utiliser tout ce qui pouvait faire office de papier quand il était impossible d'en trouver (billets de banque dévalués par exemple). En 1988 les éditions Alinéa avaient publié un roman de V. Makanine, Les Vieux Livres, qui évoquait la diffusion sous le manteau des livres interdits, épuisés ou introuvables en librairie à une époque récente encore ; Les Gardiens du livre éclairent en amont, avec humour, un pan méconnu de la Librairie russe dont la morale serait que l'objet-livre est un support merveilleux, pratique et "résistant morale que les éditions Interférences semblent d'ailleurs mettre en pratique. En effet comment une petite maison d'édition peut-elle naître de nos jours face à la concentration éditoriale ? De l'impossibilité à trouver un éditeur pour des textes trop courts, trop pratiques, trop quelque chose ; de l'amour des livres aussi : les éditions Interférences sont logées dans la librairie du même nom, nouant ainsi les fils du circuit du livre. On ne peut que souhaiter longue vie à une édition souhaitant faire partager ses découvertes éclectiques de bibliophilie à petits prix : le troisième sera d'Ambrose Bierce.