Les quelques propos que je vais tenir ici s'appuient sur un chantier », celui du service public culturel dès la création de l'Observatoire des politiques culturelles en 1989, et qui vient de faire l'objet d'un dossier dans le dernier numéro de notre publication. Il s'agit d'une question sur laquelle on manque de références et qu'il faut actualiser car la société change ; les tendances lourdes de la société ne sont pas sans influence sur le champ culturel. Ce travail avait d'ailleurs donné lieu, dès 1991, à la proposition de créer des établissements publics culturels, proposition intégrée de manière très éphémère dans un projet de loi sur les musées présenté par le gouvernement en janvier 1993.
En 1993, les collectivités territoriales ont dépensé 5,2 milliards pour les bibliothèques et la lecture publique ; nous allons avoir dans quelques semaines la nouvelle enquête du département des études et de la prospective du ministère de la Culture sur les dépenses culturelles des collectivités territoriales pour le compte administratif 1996. C'est la troisième dépense pour les communes de plus de 10 000 habitants : on voit l'importance que « vous avez prise pour elles. C'est la sixième dépense pour les départements, mais c'est près de 10 % de leurs dépenses cumulées d'investissement et de fonctionnement ; pour les Régions, dernières-nées des collectivités territoriales françaises, cette dépense représente 3,5 % de leur budget culturel.
Mais, et c'est la première leçon des quelques tendances que nous avons des dépenses culturelles pour le compte administratif 1996, les dépenses commencent à fléchir, un peu pour les villes, un petit peu moins pour les départements, beaucoup pour les régions. On remarquera au passage que la Région est la collectivité qui n'a aucune compétence culturelle inscrite dans les lois, ce qui n'est pas un hasard. La part relative de la culture s'affaiblit un peu dans les budgets des collectivités territoriales, mais cela n'est pas anormal, car les compétences des collectivités territoriales se sont élargies ; d'autres champs ont pris une importance croissante. Et puis j'ai relevé dans les chiffres concernant les bibliothèques pour l'année 1996 qu'une bibliothèque sur deux avait vu cette année-là ses crédits d'acquisitions diminués.
On constate des discours et des volontés parfois difficiles à concilier. C'est certainement ce qui marque le plus l'évolution des politiques publiques en faveur de la culture ; les arbitrages sont de plus en plus complexes. On peut rappeler que les choix culturels échappent dans leur grande majorité à toute rationalité. Quand un maire décide de faire une médiathèque, c'est d'abord parce qu'il y croit (ce peut être, il est vrai, pour une image politique de l'image). Des discours difficiles à concilier, on peut en énumérer quelques-uns : entre démocratisation et contrainte budgétaire ; entre la nécessité d'accueillir le plus grand nombre et les missions spécifiques éducatives et culturelles des bibliothèques ; l'arbitrage quotidien, dans l'usage des moyens, vous êtes mieux placés que moi pour vous en rendre compte, est souvent délicat ; discours difficiles à concilier aussi entre la modernisation par les moyens électroniques et les actions de proximité avec la population, et en particulier avec des populations marginalisées, car les temps sont durs pour une bonne partie de nos concitoyens. Je pense à cette formule de Jacques Rigaud, à l'occasion d'un colloque à Besançon sur la décentralisation culturelle et sur les réseaux, où il disait : « Face aux grandes autoroutes de l'information, il faut développer les sentiers de grande randonnée de la proximité artistique et culturelle. Cette formule est bien vue. Les bibliothèques sont directement concernées par ces enjeux, comme le dit le rapport 1996-1997 du Conseil supérieur des bibliothèques : « Elles sont une pièce centrale de l'entrée de notre pays dans la société de l'information. » Discours et volonté difficiles à concilier aussi entre les missions de service public, nous y reviendrons, et le discours économique dominant dont vous avez eu un éclairage précis. C'est le paradoxe des années 1980, où la gauche arrivant au pouvoir a « joué sur les deux tableaux » : la valorisation de l'entreprise (d'aucuns diront la fascination par l'économie) et le discours sur la culture, le discours sur le service public, avec l'augmentation considérable, il faut le rappeler, des crédits de l'État, qui ont eu un effet d'entraînement majeur sur l'action des collectivités territoriales. On peut dire au fond que la tendance lourde est à la contradiction permanente entre la demande de rentabilité sociale et la rigueur économique. Il n'est donc pas étonnant que les bibliothèques soient confrontées à des contradictions croissantes économiques, sociologiques, culturelles.
Qui gère ces contradictions éventuelles, probables ? Quel débat public local et national permet de savoir où veut aller la société en matière de grands choix culturels ? Où veut-elle aller pour ne pas laisser les plus démunis sur le bord de la route, et les bibliothécaires face à leurs difficultés ? On a vu une traduction concrète de ces problèmes dans les rapports, pour un certain nombre de vos collègues, avec les nouvelles municipalités gérées par le Front national. Mais ce genre de difficulté ne se résume pas aux quatre villes auxquelles je viens de faire allusion. Qui va permettre aux équipes de naviguer sans trop d'écueils ? Entre la massification croissante du service que vous offrez, la rançon du succès (6,5 millions de personnes inscrites dans vos bibliothèques) et le besoin croissant de répondre à des demandes spécifiques. Plus la société se massifie sur le plan économique, des loisirs, des demandes sociales, plus la nécessité de répondre à des attentes spécifiques est évidemment forte.
Comment naviguer entre la promotion d'un bien culturel commun, la création littéraire et sa prise de risques, et les réalités d'un secteur qui relève de l'initiative privée, de l'économie de marché, du commerce avec ses tensions et ses conflits d'intérêts ? On voit en particulier ce débat à propos du droit de prêt.
Comment naviguer entre les discours sur le service public culturel, qui est un discours généralement adopté par la plupart des responsables politiques de notre pays, et l'affichage croissant de la culture comme facteur de développement économique, de valorisation du territoire, voire de ses responsables ?
Ces questions ont à voir avec les évolutions de notre société et l'écart croissant, sur lequel je voudrais insister, entre l'intérêt individuel et l'intérêt général et collectif. C'est une tendance lourde, sur laquelle il n'y a pas lieu de s'étendre mais qu'il convient de contrecarrer. Cette contradiction est très forte et nous la retrouvons dans les autres domaines que sont l'éducation, la santé, dans le champ du droit, avec une demande croissante de protection individuelle, de dédommagement contre l'intérêt général et les collectivités. Regardez les inquiétudes croissantes des élus, notamment des petites municipalités mal armées face à ces questions, face au retour du droit contre l'intérêt de la collectivité.
Dans ce contexte, le service public culturel, et le vôtre en particulier, est soumis de plus à trois tendances lourdes déjà évoquées.
Le service public, il faut le rappeler, repose sur quatre piliers. Le premier c'est l'initiative et l'engagement financier des pouvoirs publics. Dans les lois de décentralisation, il est rappelé que les bibliothèques, les musées et les établissements d'enseignement artistique relèvent de l'initiative et de la responsabilité des communes, des départements et des Régions. Quand on voit les chiffres, on peut dire que cet engagement, jusqu'à maintenant, n'a pas fait défaut ; il y a des craintes indiscutables pour l'avenir. Le deuxième pilier, c'est la permanence du service avec des textes de référence ou réglementaires qui le régissent. Le troisième, c'est le principe de l'égalité d'accès de tous. C'est dans le préambule de la Constitution : « La nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle, à la culture. » Cela laisse penser qu'il y a un droit à la culture. Cela ne donne évidemment aucune obligation à qui que ce soit de le respecter, mais c'est une indication de l'importance de cette question pour l'ensemble de la nation. D'aucuns, d'ailleurs, préfèrent le terme d'équité au terme d'égalité, parce que l'équité paraît plus à la portée des pouvoirs publics que l'égalité. Le quatrième pilier, qui est évidemment essentiel, c'est l'existence de corps professionnels pleinement responsables de la mise en oeuvre du service public ; la loi de 1984 sur la fonction publique territoriale a consacré l'existence de ces corps professionnels ; dans les collectivités territoriales, il ne serait sans doute pas inutile de remettre à plat cette filière de la fonction publique. Pourquoi ? Pour vérifier s'il y a adéquation entre les cadres d'emploi, les concours, les formations et les grands objectifs qui sont assignés à la politique de lecture publique.
La sauvegarde du service public culturel est d'abord, il faut s'en convaincre, une question de volonté politique. Comme le souligne Dominique Arot, que je remercie au passage pour son article dans le dossier que nous avons publié, « il faut reconstruire un discours politique sur la bibliothèque comme service public ». Je pense aussi que nous sommes dans une étape où cette reconstruction devient absolument indispensable.
Ainsi, après la grande étape du développement qui n'est pas totalement terminée, après celle de l'économie culturelle, on pourrait penser, ce qui suppose un débat collectif, à l'étape de la démocratie culturelle et de la consolidation politique et institutionnelle des bibliothèques.